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Les jours qui suivirent furent étranges car je me sentais mal à l’aise désormais en la présence du Père Ménard ; d’abord parce que malgré sa promesse, j’avais un peu peur qu’il ne racontât au Recteur mes propos ; ensuite, parce qu’il me regardait avec intensité comme s’il attendait quelque chose de ma part, un signe peut-être pour lui signifier que j’avais bien compris son message, ce qui n’était absolument pas le cas : j’avais beau me repasser son discours dans tous les sens, je ne voyais pas. Au Presbytère, lorsque tout le monde était là, je me trouvai donc coincé entre le Recteur que je jugeai sévèrement et dont la présence me pesait, et le Père Ménard qui semblait attendre je-ne-sais-quoi de moi ; autant dire que je retardai le plus possible le moment où je devais être en leur présence. Pour cela, je passais le plus clair de mon temps à l’extérieur, soit à l’église pour prier, soit en compagnie des villageois.

Au bout de quelques jours, je décidai d’aller à la Chatterie pour voir si mon ami Nicolas y était et cette fois-ci, j’eus de la chance ; à mon arrivée, il était en train de prendre le frais à l’intérieur de sa maison car dehors la température était très élevée, ce qui contrastait beaucoup avec la tendance générale de ce printemps qui était plutôt frais et pluvieux. Après les banalités d’usage, je lui demandai s’il voulait m’accompagner un peu sur le chemin et il comprit que je souhaitais lui parler seul à seul. Une fois dehors, nous marchâmes quelques minutes dans le silence. J’avais décidé de me renseigner un peu plus sur certaines personnes que je fréquentais peu et j’étais sûr que lui qui connaissait tout le monde saurait m’en parler. Je me raclai la gorge et me lançai :

- Dites-moi, Nicolas, que pensez-vous du sénéchal ?

Bien qu’il fût surpris par ma question (je le vis au regard étonné qu’il me lança), il me répondit sans se faire prier :

- Mr Leray est un homme sévère et très pointilleux mais je suppose que c’est son emploi qui veut çà. Il ne laisse rien passer et de nombreux laboureurs en sont mécontents car ils pensent qu’il faut savoir faire preuve d’indulgence parfois ; je ne leur donne pas tort. Tenez par exemple, l’autre jour, je suis allé comme ma femme vous l’a dit rendre les aveux pour diverses terres que j’ai achetées depuis quelques mois. Pour l’une d’entre elles, il manque depuis toujours un document portant sur une corvée et le sénéchal le sait pertinemment puisque c’est inscrit dans ses registres ; eh bien, il n’a rien voulu savoir, il m’a mit à l’amende pour ne pas lui avoir fourni le document ; j’ai donc dû payer 3 livres et à chaque fois que cette terre change de propriétaire, il met une amende comme si soudainement nous pouvions retrouver un papier perdu il y a bien longtemps par d’anciens propriétaires ! Autant vous dire que Leray n’est pas très aimé mais vous avez dû vous en rendre compte, j’imagine.

- En effet, oui, je n’entends pas dire du bien de cet homme. Est-il honnête d’après vous ?

- Ca dépend pour qui ! Pour ce qui est des administrés, ses méthodes s’approchent du vol car comment nommer autrement le procédé que je viens de vous décrire ? Mais j’imagine que vis-à-vis du Marquis, il l’est car celui-ci ne semble pas s’en plaindre et il le renouvelle dans ses fonctions depuis des années

- Et le procureur fiscal ?

- C’est le bras droit du sénéchal et ils s’entendent à merveille pour presser les paroissiens dès qu’il faut payer un impôt ! A eux deux, ils font rentrer l’argent dans les caisses du Marquis sans jamais s’apitoyer… Enfin, on suppose que c’est bien dans les caisses du Marquis car des rumeurs prétendent qu’au passage, ils détournent une partie des impôts

- Ces rumeurs sont elles fondées d’après vous ?

- Difficile de savoir : ils n’ont jamais été surpris à le faire, en tout cas, pas à ma connaissance. C’est peut-être juste de la médisance en réaction à leurs comportements impitoyables

- Mais vous, Nicolas, quel est votre sentiment personnel à ce sujet ? Vous devez bien avoir votre petite idée…

Nicolas me regarda intensément, semblant se demander s’il pouvait aller jusqu’à la confidence et je me pris à penser avec amertume qu’il paraissait ne pas me faire confiance. En même temps, dus-je reconnaitre, je ne lui livrais pas non plus tout le fond de ma pensée.

- Je pense que ces rumeurs sont vraies, finit-il par me dire. Ils ont trop de pouvoir sans contrôle pour ne pas céder à la tentation. Le Marquis, comme beaucoup de seigneurs, leur laisse le champ totalement libre et ne se méfie pas du tout : du moment que l’argent rentre, il se moque de savoir comment et il faudrait avoir une moralité à toute épreuve pour ne pas se laisser tenter. Mais la moralité, comme je vous l’ai dit, n’est pas ce qui frappe le plus chez le sénéchal comme chez le procureur !

- Et Martin Lambart, le connaissez-vous ?

- Assez peu en vérité car il ne s’occupe guère des affaires de Piré où on le voit rarement. Sa charge d’avocat au Parlement de Rennes le tient, je crois, assez souvent éloigné de la paroisse.

Je remerciai Nicolas pour sa bonne volonté à m’éclairer un peu sur ces personnes. Je sentais qu’il aurait aimé que je lui confie pourquoi je me renseignais ainsi, mais qu’aurais-je pu lui dire ? Je n’avais aucune certitude sur rien, juste un pressentiment qui s’enrichissait de petites choses ici et là. Et sans le savoir, il venait d’ajouter une nouvelle pierre à l’édifice de mes soupçons. Le Père Hubert qui officiait à Piré depuis quelques années devait forcément connaître la réputation du sénéchal et savoir que ses procédés étaient douteux. Alors, de nouvelles questions s’ajoutaient aux nombreuses autres que je me posais déjà : que faisait-il à fréquenter ce personnage aussi assidûment ? Quelles relations pouvait-il exister entre des personnes à vocation si différentes ? Quels points communs pouvaient-ils avoir ensemble ? Et avec le procureur fiscal qui ne semblait pas plus fréquentable ? Etait-ce pour ça que Georges Prodault ne lui faisait pas confiance ? Tout cela était quand même bien étrange… Je soupirai : que de questions sans réponse !

Soudain, un éclair de compréhension m’apparut ; je venais de me souvenir d’une phrase du Père Ménard lorsque nous avions échangé le jour de la Pentecôte : « Que peuvent-ils avoir à se dire aussi souvent et aussi longtemps, c’est-là une situation bien intrigante et qui mériterait qu’on cherche la réponse, je vous l’accorde… ». C’était sûrement cela qu’il voulait que je retienne de son discours ! Ainsi donc, lui aussi s’interrogeait ! Est-ce qu’il pouvait savoir des choses que j’ignorais ? Oserais-je lui demander sans détours ? Par cette phrase, m’incitait-il à creuser au sujet de cette relation à contresens ? Il me sembla évident que je devais avoir une conversation sérieuse avec lui afin d’éclaircir sa position.

Fort d’avoir enfin élucidé un point, je me dis alors que je devrais peut-être retourner voir Georges Prodault pour tenter de savoir si j’avais raison en pensant qu’il n’avait plus confiance dans le Recteur et si oui, pourquoi. J’avais jusqu’à présent entassé les doutes et les questionnements sans oser aller de l’avant car ce n’était pas rien de mettre en cause un Recteur. Même maintenant, qu’avais-je vraiment de concret à lui reprocher ? Ses fréquentations ? Est-ce que cela me regardait ? N’était-ce pas de la méchanceté gratuite à son égard, juste parce que nous avions eu un désaccord, lequel n’était même pas certain puisque, en l’absence d’autres faits, je pouvais toujours avoir mal interprété ses propos ? Si oui, ne devais-je pas plutôt m’interroger sur ce qui me motivait à le poursuivre ainsi de mes doutes ?

Des questions, des questions, toujours des questions ! Mais pour l’heure je décidai de les ignorer et de suivre ma première impulsion en allant à la rencontre du vieux Georges. Je ne savais pas encore trop ce que je lui dirai ni ce que j’attendais réellement de lui mais il fallait que je le revois, comme pour me persuader que je n’avais pas inventé notre dialogue trois semaines plus tôt.

Inconsciemment, je m’étais mis à marcher d’un pas rapide et décidé, comme si soudain il y avait urgence ; et en une certaine façon, il y en avait une : urgence à trouver des réponses car j’avais le sentiment d’étouffer sous toutes les questions que je me posais ! Je me rendais bien compte que cela me pesait ; toutes ces interrogations restaient en permanence présentes à mon esprit et rendaient mes relations avec le Recteur et le Père Ménard difficiles et pleines d’arrières pensées.

Comme je l’ai dit, il faisait très chaud cette après-midi là ; le soleil brillait sans le moindre nuage pour atténuer sa brûlure et je n’avais même pas pris un chapeau. Il me chauffait le crâne et avec la marche énergique que je m’imposais, je fus rapidement en sueur dans ma soutane noire, au point que je fus obligé de m’arrêter sous le couvert d’arbres denses pour me rafraîchir sous peine de faire un malaise. Je choisis une place sur le talus au pied d’un chêne. D’autres personnes s’étaient déjà installées à cet endroit car les mauvaises herbes y étaient tassées et dessinaient ainsi une assise. Je profitai de cet instant pour m’imprégner du silence qui y régnait et de la beauté de la nature, magnifique Création du Seigneur Dieu.

Regarder les oiseaux s’activer était notamment pour moi toujours un enchantement. Leur façon si vive de se déplacer en sautillant m’amusait grandement et je pouvais passer un très long moment juste à les observer. De même, la variété infinie de leurs chants enchantaient mes oreilles et je prenais plaisir à les écouter : leurs notes s’élevaient joyeusement dans l’air et transformaient un simple chemin en salle d’opéra. J’imaginais leurs vrilles monter toujours plus haut jusqu’à atteindre le Créateur en toutes choses.

Après ce petit moment de repos où j’avais assisté à un concerto unique, je repartis plus lentement et, quittant le grand chemin de Châteaugiron, j’empruntai celui qui allait de traverse pour rejoindre la route d’Amanlis et qui passait par le village des Bouffres.

Maintenant que je marchais plus tranquillement, j’en profitai pour regarder le paysage. Le chemin était par moment dégagé et je voyais alors les parcelles de champs, parfois assez grandes, parfois très petites mais toujours délimitées par des rangées de chênes, de châtaigniers ou encore de noisetiers. Et puis, par moment, le chemin s’enfonçait et les talus prenaient de la hauteur jusqu’à être plus grand qu’un homme. A leur sommet, la végétation poursuivait ce mur naturel qui se terminait par une voûte très épaisse constituée par les branches d’arbres qui s’entremêlaient, au point de filtrer quasiment tous les rayons du soleil. Dans ces endroits où la chaleur pénétrait peu, le chemin gardait quasi en permanence l’humidité accumulée durant tout l’hiver et, après avoir eu excessivement chaud un peu plus tôt, je frissonnais désormais à cause de l’écart de température. Heureusement, ces passages duraient assez peu et bientôt le passage s’éclairait à nouveau, le ciel réapparaissait à travers les feuillages de plus en plus clairsemés et la chaleur bienfaisante me parvenait à nouveau.

Avoir fait une pause avait ramené le calme dans mon esprit bouillonnant et je savais, désormais, quelles questions je voulais poser à Prodault l’ancien.

En arrivant aux Bouffres, je croisai Pierre Hamelin qui tirait un seau d’eau du puits qui bordait le chemin, et je m’arrêtai pour le saluer :

- Bonjour, comment allez-vous ce jour ?

- Ca va, ça va

Mais comme il me répondit en évitant mon regard, je compris que tout n’allait pas si bien. Les jumeaux étaient morts finalement tous les deux peu après leur naissance et sans doute le deuil était-il difficile.

- Et votre femme, comment se remet-elle de l’accouchement ? fis-je pour amorcer la discussion

Là-dessus, il soupira, posa son seau à terre, me prit le bras et me tira littéralement jusqu’à un léger coude que faisait la route un peu plus loin, afin de se mettre à l’abri d’être vu de sa maison et donc, sans doute, de sa femme aussi.

- Pour tout vous dire, Père Julien, elle ne va pas bien du tout !

- A-t-elle vu un homme de l’art ?

- Non, pas besoin de médecin, répondit-il rapidement

Puis, de son index il se frappa deux fois le front en ajoutant :

- C’est dans la tête. Voilà qu’elle s’est mise dans l’idée que Marie l’accoucheuse a tué les deux petits !

- Mais pourquoi dit-elle cela ?

- Allez savoir ; la douleur sûrement ! Mais elle se rend pas compte de ce qu’elle dit, c’est sûr ! Si Marie l’apprend, elle voudra plus venir pour l’aider lors des prochains accouchements, et comment qu’on fera alors ?

- Avez-vous tenté de lui expliquer cela ?

- Bien sûr voyons ! Vous croyez que je pourrais rester là, à l’écouter dire des bêtises pareilles sans essayer de lui faire entendre raison ! s’emporta t’il

Puis, se calmant aussitôt, il se reprit :

- Pardonnez-moi mon Père, mais je ne sais plus quoi faire… Peut-être que vous pourriez lui parler ; elle vous écoutera sûrement plus que moi ?

Personnellement, je n’en étais pas si sûr mais pour le rassurer je lui promis d’intervenir.

- Mais pas tout de suite car je dois voir d’abord son père. Je reviens dès que je peux.

Sur ce, je le quittai pour me diriger vers la maison de son beau-père, située juste en face. Je toquai à la porte qui était grande ouverte et croisai le regard de Guy, le fils aîné. Agé d’une cinquantaine d’années environ, il ressemblait énormément à son père : même taille, même forme de visage un peu ronde, mêmes rides d’expressions, en particulier ces deux petites lignes profondes qui barraient de part et d’autres l’espace situé au-dessus du nez, entre les deux yeux, marques qui témoignaient d’une vie où les soucis avaient pris bien plus souvent qu’à leur tour le pas sur l’allégresse.

- Père Julien, entrez donc, me dit-il tout en me dévisageant du même regard sombre que celui de son père. Vous cherchez quelqu’un ?

- Oui, votre père ; est-il ici ?

- Eh non, il est parti en début d’après-midi

- Savez-vous quand il doit revenir ?

- Non

- Et où puis-je le trouver dans ce cas ?

- Difficile à dire ; depuis quelques temps, il passe ses journées je sais pas où ; il va, il vient, sans rien dire à personne

- Ah ! fis-je déçu de ce contretemps que je n’avais pas du tout envisagé

- Vous voulez une bolée de cidre pour l’attendre un peu, des fois qu’il reviendrait rapidement ? Vous avez l’air d’avoir eu chaud

- Ma foi, oui. Avec ce soleil, on attrape vite chaud.

Nous nous installâmes de part et d’autre de la grande table de bois foncé, prenant chacun un banc. La maison était petite et assez sombre car seule une petite fenêtre permettait de l’éclairer ainsi que la porte qui restait grande ouverte. Constituée d’une seule pièce avec un sol de terre battue, elle contenait deux lits dans les deux coins du fond. Ils étaient séparés par une grosse armoire et par un vaisselier dont la vaisselle avait disparu, à supposer qu’il y en ait eu un jour. Sur le mur à gauche de la porte d’entrée, il y avait l’âtre, noire de suie, dans laquelle reposait un trépied qui servait à la cuisine et, suspendue au mur, tout une série d’ustensiles de cuisine : louche, pierre à galette, tourette, marmite. C’était à peu près le seul mobilier.

- Vous vivez seul ici ? demandai-je pour meubler la conversation

- Oui, ma femme est morte il y a longtemps déjà, et mes filles ont trouvé un mari, alors je vis là avec mon père

- Vous disiez qu’il s’absente beaucoup depuis quelques temps, vous souvenez-vous depuis quand à peu près ?

- Ouh là, ma foi, cela fait déjà plusieurs semaines… peut-être deux ou trois mois, mais vous dire exactement…

L’inconnu avait été assassiné environ trois mois plus tôt ; curieuse coïncidence…

- A part ces absences, avez-vous remarqué un changement chez votre père ?

Mais j’avais posé ma question trop directement et je vis que Guy se raidissait devant ce qu’il perçut comme de l’indiscrétion ; d’ailleurs, il me demanda un rien agressif :

- Pourquoi ces questions ? Qu’est-ce que vous lui voulez à mon père ?

- Rien en particulier, rassurez-vous, mais il m’a dit quelque chose, il y a trois semaines, et je voulais lui en reparler

Mais je ne pus dès lors rien obtenir de plus de sa part ; Guy s’était refermé et il restait à me regarder méfiant. Pour détourner l’attention, je lui parlais de sa sœur :

- Votre beau-frère, Pierre Hamelin, m’a dit que votre sœur était un peu secouée par la mort de ses enfants jumeaux, qu’en pensez-vous ?

- Ouais, ça lui a monté un peu au cerveau mais ça ira mieux dans quelques temps

Le silence retomba, et comme cela menaçait de durer, je pris congé :

- A la demande de votre beau-frère, je vais aller la voir comme votre père n’est pas là. Merci pour la bolée

Il me fit un petit signe de tête sec sans rien ajouter et je quittai la pièce sous son regard sourcilleux.

Dehors, la lumière drue du soleil m’éblouit dès que je fus sortis de la masure et, immobile sur le seuil de la porte, je dus cligner des yeux plusieurs fois pour m’habituer à tant de clarté, puis je retraversai le chemin. Le frère et la sœur habitaient quasiment l’un en face de l’autre et en quelques enjambées, je parvins sur le seuil des Hamelin. Comme un peu plus tôt, je toquai à la porte grande ouverte :

- Il y a quelqu’un ? demandai-je tout en jetant un œil à l’intérieur

Mais je n’obtins pas de réponse et l’intérieur semblait vide de tout occupant. Décidément, je n’avais pas de chance. Cependant, ne voulant pas m’avouer vaincu et repartir ainsi du village, je décidai de contourner la maison pour voir si Georgette Prodault, ou Georginne comme l’appelait parfois son mari, n’était pas dans le jardin attenant à l’ouest. La silhouette noire que j’aperçus aussitôt me récompensa de mon insistance. Elle ne m’avait pas vu car elle me tournait le dos, penchée sur des mauvaises herbes qu’elle arrachait rageusement, et pour ne pas la faire sursauter au dernier moment, je fis exprès de marcher lourdement tout en me raclant la gorge. Elle se releva tout en se retournant, mit les poings sur ses hanches dans une attitude assez peu féminine mais emplie de défis et me regarda arriver sans esquisser le moindre geste : visiblement, elle ne semblait pas disposer aux confidences avec son air revêche. « Quelle famille ! » pensai-je.

Mais une fois arrivé auprès d’elle, je m’aperçus qu’elle avait les yeux rougis par les larmes et je pris pitié d’elle. Sans tenir compte de son attitude, je lui pris affectueusement un bras et lui dit :

- Allons marcher un peu, Georgette.

Elle se laissa faire, preuve qu’au fond d’elle, elle ne refusait pas mon aide. Nous marchâmes un bon moment dans le silence afin qu’elle s’apaise un peu puis, sans ambages mais avec douceur, je lui expliquai :

- Votre mari, qui est très inquiet pour vous, m’a dit que vous accusiez Marie l’accoucheuse d’avoir tué vos jumeaux…

- Je l’ai vue ! m’interrompit-elle aussitôt

- Qu’est-ce que vous avez vu Georgette ? lui demandai-je doucement

- Elle leur a fait boire quelque chose

- Mais voyons, vous étiez épuisée par l’accouchement…

- Je sais ce que je dis ! me coupa t’elle à nouveau. Je l’ai vue, je vous dis !

- A supposer que vous l’ayez effectivement vue donner quelque chose à têter aux deux petits, peut-être était-ce simplement un peu d’eau…

Pendant que je tentais de la convaincre ainsi, elle bougeait la tête de manière négative, montrant qu’elle rejetait mes explications :

- Elle avait une fiole dans la main : est-ce qu’on met de l’eau dans un ustensile comme ça ? C’était du poison, je suis sûre ; et ils sont morts juste après mes pauvres petits !

Ses larmes menaçaient de déborder à nouveau et elle battit des paupières pour les refouler. Je tentai une autre tactique :

- Admettons que vous ayez raison, pourquoi aurait-elle fait cela ?

- Je… Je ne sais pas

- Bien sûr que vous ne le savez pas car elle n’a évidemment aucune raison d’agir ainsi. Elle est accoucheuse ; si elle se met à tuer les enfants qu’elle aide à mettre au monde, plus personne ne voudra d’elle et elle n’aura plus aucun moyen de subsistance, sans compter qu’elle risque la pendaison pour meurtres. Vous voyez bien que ce n’est pas logique. Georgette, écoutez-moi, la douleur vous égare ; tout le monde peut le comprendre. Mais il faut arrêter de répandre une rumeur pareille. Vous faîtes beaucoup de mal à Marie mais aussi à votre mari qui ne sait plus quoi faire et désespère de vous voir si déraisonnable. Et puis, vous vous faites du mal aussi car vous vous empêchez de faire votre deuil

Elle renifla puis chuchota :

- On dirait le Père Hubert : il m’a dit le même genre de choses.

La référence au Recteur me mit aussitôt sur le qui-vive :

- Ah oui, et quand l’avez-vous vu ?

- Le jour même de l’accouchement, il était là. Pendant que Pierre était parti chercher un prêtre au bourg, elle a demandé à Jeanne, la petite qui l’aide, d’aller chercher le Recteur. Il est arrivé rapidement après comme s’il n’était pas très loin. Et quand l’accoucheuse est partie, je lui ai dis ce que j’avais vu mais il m’a répondu que je délirais à cause des efforts que je venais de faire pour mettre au monde mes deux bébés et que, d’ailleurs, ceux-ci étaient bien vivants. Mais peu après, ils ne respiraient plus. Elle leur a fait boire quelque chose je vous dis !

- Je suis désolée Georgette, je ne peux pas vous encourager à dire de telles choses. C’est très grave d’accuser ainsi quelqu’un. Je comprends votre douleur mais elle ne doit pas vous conduire à une telle attitude ; vous devez cesser vos accusations sans fondement ! grondai-je

Mais je vis bien qu’elle s’enfermait dans sa conviction et que rien de ce que je pourrais ajouter ne la ferait changer d’avis.

- Vous verrez que l’avenir dira que j’ai raison, me prédit-elle, alors prenez moi pour une folle si vous le voulez, mais vous ne me ferez pas taire !

Sur ce, elle rebroussa chemin en courant, me laissant seul avec la tristesse de ne pas avoir réussi à la raisonner. Je me fis alors la réflexion que le cerveau humain était chose bien fragile, tout de suite prompt à échafauder des histoires qui, si on les regarde de manière très objective, n’ont pas beaucoup de sens ; ce qui me ramena à toutes les questions que je me posais sans cesse : avaient-elles plus de sens que les élucubrations d’une pauvre mère éperdue de douleur ?

Alors qu’en début d’après-midi j’étais sûr de moi et prêt à l’action pour tenter d’élucider tous les petits mystères que je croyais voir un peu partout, j’étais à nouveau plein de doutes, complètement perdu. Si seulement, je pouvais me confier à quelqu’un ! Mais à qui ? Je ne voulais pas mêler Nicolas à tout cela : j’avais trop peur qu’il me prenne pour un fou ; qu’il me tienne le même discours que celui que j’avais tenu un peu plus tôt à Georgette. Ma fierté, que je savais trop grande pour un homme de Dieu mais dont je ne parvenais pas à me départir, serait trop atteinte si je voyais dans le regard de mon ami cette sorte de pitié qu’un cerveau malade génère chez les autres. De réfléchir ainsi sur moi m’amena à me rendre soudain compte à quel point Georgette devait se sentir seule : non seulement elle avait perdu ses bébés, mais d’emblée tout le monde considérait qu’elle déraisonnait refusant de croire la moindre de ses paroles, ce qui devait l’isoler plus sûrement qu’une mise en quarantaine. Mais que faire ?

Si je devais me confier à quelqu’un, comment souhaiterais-je qu’il accueille mes propos ? Il m’apparut clairement que j’aimerais qu’il envisage sérieusement que je puisse dire la vérité tout aussi incroyable qu’elle puisse apparaître, quitte ensuite à me démontrer sérieusement que je me suis trompé. Cela signifiait dans le cas présent que je devais pouvoir croire que l’accoucheuse avait pu tuer les jumeaux : c’était énorme comme hypothèse et je n’étais pas sûr d’être prêt à envisager une telle chose, quand bien même était-ce pour la démonter point par point après. Et quand j’avais dis à la pauvre jeune femme que, si l’on admettait qu’elle avait raison, l’accoucheuse n’avait en réalité aucun motif pour agir ainsi, je n’avais au fond de moi jamais admis une telle chose : ce n’était qu’une figure de style bien loin de mes pensées.

Je compris que si je voulais aider Georgette, je devais croire à ses paroles, et partir au moins du postulat que Marie l’accoucheuse avait bien une fiole qui contenait un liquide qu’elle avait donné à téter aux deux nouveaux-nés, et ensuite mener une enquête pour savoir de quel liquide il s’agissait. Je ne doutais pas qu’il existait une raison bien simple et très éloignée de celle émise par Georgette : ce pouvait être, par exemple, une tisane pour les fortifier, ou pour les endormir afin qu’ils ne s’épuisent pas puisqu’ils étaient semblait-il si petits. La question était de savoir comment on menait une enquête. Je ne pouvais pas aller voir Marie et l’interroger tout simplement car, forcément, si elle avait quelque chose à se reprocher elle nierait tout en bloc et je n’étais pas certain d’arriver à démasquer le mensonge. Je ne pouvais pas non plus m’introduire chez elle en catimini pour fouiller sa maison : j’étais un homme de Dieu et certainement pas prêt à tout, même pour aider Georgette. Déjà, parvenir à envisager qu’elle ait raison me demandait un effort conséquent !

Je repris le chemin du presbytère, le dos voûté de lassitude. J’étais venu aux Bouffres fermement décidé à élucider un certain nombre de points. J’en repartais non seulement sans rien avoir éclairci, mais en plus avec des soucis supplémentaires et tout le lot de questions qui allait avec.

« Si seulement je savais à qui me confier ! pensais-je, au moins, je pourrais avoir un deuxième avis… »

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