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- Mon Dieu ! Mon Dieu ! Où avez-vous trouvé ce… cela ? bégayai-je, effrayé et écoeuré par l’aspect de la chair à moitié mangée.

- Il y a ça aussi, fit le sergent d’armes sans me répondre et en me tendant un sac de toile grossière

- Qu’est-ce que c’est ?

Sans prendre la peine de me répondre une nouvelle fois, il ouvrit la besace et en laissa tomber le contenu par terre. Des ossements humains en sortirent pêle-mêle, échouant dans un bruit sourd sur le sol de la sacristie. Ils étaient dans le même état que la tête. Les os étaient apparents presque partout ; seuls restaient accrochés quelques morceaux de chair où le sang avait séché et pris une teinte très foncée. J’imaginai sans peine le nombre d’animaux qui avaient trouvé là de quoi faire un véritable festin, des plus gros comme les loups aux plus petits comme les fourmis et ce, dans un minimum de temps. J’avais, en effet, maintes fois entendu les paysans affirmer que la nature ne mettait pas longtemps à réduire un corps humain à l’état d’un sac d’os.

- Mon Dieu ! répétai-je à l’envi.

J’étais incapable de détourner le regard de ce crâne sans corps et des ossements qu’on venait de m’apporter. Les rares cheveux restants semblaient indiqué, sous la crasse, que l’homme avaient été blond. Mais au-delà de cette indication, il était bien difficile d’imaginer à quoi il avait pu ressembler. Le peu qui restait du visage laissait tout juste deviner qu’il ne s’agissait pas de quelqu’un de Piré.

- Sait-on qui il est ? demandai-je en frissonnant

- Non ! Ecoutez, curé, j’ai pas de temps à perdre. Je vous ai apporté tout ça pour que vous l’enterrez, s’impatienta le sergent en me prenant de haut

- Bien sûr, oui, bien sûr, je vais en référer au Recteur

- Pas besoin. J’arrive de chez le sénéchal et le Père Hubert y était aussi. C’est lui qui m’a dit de venir directement ici car il savait que vous étiez là.

- Mais… ne va-t-il pas y avoir d’enquête ? Je veux dire si j’inhume dès à présent ces restes humains et en particulier la tête, comment faire pour que l’homme soit reconnu ? Pour prévenir sa famille…

- Parce que vous croyez vraiment que quelqu’un va le reconnaître avec ce qu’il en reste, ricana le sergent ; allons, le sénéchal a pris note de tout ce qui était nécessaire. Vous, votre rôle c’est de mettre tout ça en terre ! ajouta t’il en désignant du menton le malheureux qui gisait en morceaux à ses pieds.

A la hâte donc, et sous l’œil attentif et goguenard du sergent car il savait que tout ceci me mettait mal à l’aise, je procédai aux funérailles dans une église vide où ma voix se répercutait tristement, puis nous portâmes les restes jusqu’au cimetière de la chapelle de la Croix Boüessée, celui qui entourait l’église ayant été rempli par l’épidémie. Cela fait, l’homme de la maréchaussée, qui avait conservé un air hautain durant tout le temps, prit son cheval et s’en alla, me laissant seul au cimetière dans ce petit courant d’air frais si caractéristique du mois d’avril. Tout en le regardant s’éloigner, je sentais ma soutane me battre les chevilles, soulevée par le vent léger qui s’y engouffrait, puis se rabattait comme dans une voile de navire.

La scène si inhabituelle qui venait de se dérouler me laissait un peu sonné et perplexe. Un détail me revint : autour du cou, un peu de peau subsistait et on voyait nettement que la séparation d’avec le reste du corps avait été nette. La conclusion s’imposait : l’homme avait eu la tête tranchée. Il y avait eu un crime et je trouvais qu’on m’avait fait enterrer bien rapidement le malheureux. L’attitude revêche du sergent qui décourageait toute question ajoutait à mon malaise. En homme habitué à la violence, il avait forcément dû arriver à la même conclusion. C’était bien mystérieux. Je décidai d’en parler le soir même au Père Hubert malgré la tension qui persistait entre nous. Il restait mon supérieur et, dans l’ordre des choses, la personne la plus apte à répondre aux questions concernant notre ministère.

- Pardonnez-moi mon Père de vous importuner, fis-je après le souper, mais il s’est passé cette après-midi un évènement bien singulier.

Je lui racontai la scène et il me confirma qu’il avait vu le sergent chez le sénéchal. Il lui avait effectivement dit de venir m’apporter les restes humains pour les inhumer.

- Mais n’aurait-il pas fallu exposer la tête et informer la population afin de savoir si quelqu’un le reconnaissait ou savait ce qui lui est arrivé ?

- Voyons Père Julien, vu ce qu’il en restait, comment aurait-on pu le reconnaître à coup sûr ? Et quant à témoigner de ce qui lui est arrivé, j’ai bien peur qu’à part son meurtrier, nul ne le sache. Tranquillisez-vous mon Père, vous avez agi au mieux en donnant à cet homme une sépulture chrétienne. C’est hélas tout ce que nous pouvions faire pour ce malheureux, conclut-il.

J’eus envie d’insister mais il me fixait d’un regard si pénétrant que je compris qu’il valait mieux abandonner la discussion, sous peine de créer un nouvel incident entre nous. Cependant, cette manière de clore le débat ne fit qu’ajouter à mon agacement à son sujet.

Si en agissant aussi rapidement quant à l’enterrement de l’homme, le sénéchal et le sergent avaient pensé tenir l’affaire secrète, ils avaient eu tort. Je ne sais comment, mais tout Piré connut bientôt l’histoire mystérieuse de la tête sans corps et les suppositions allèrent bon train. Un point commun cependant ressortait de toutes les hypothèses : nul n’avait entendu dire ni de près ni de loin que quelqu’un avait disparu et son identité restait un mystère. Il avait été conclu officiellement qu’il était mort environ un mois plus tôt, c’est-à-dire au cours du mois de mars, mais personne ne déclara avoir vu un étranger sillonner la paroisse à ce moment-là. Personne non plus ne s’interrogea sur la façon dont on avait trouvé le corps, ni sur qui et où il avait été trouvé. Cette histoire créa un bon divertissement pendant quelques semaines, que ce soit lors des veillées ou lors de rencontres fortuites durant la journée, chacun y allant de ce qu’il croyait savoir de source sûre puis, la nouveauté passée, elle fut oubliée.

Je n’avais pas entendu parler d’une quelconque enquête, ni de la part du sénéchal, ni de la part de la brigade de la maréchaussée contrairement à ce que le sergent m’avait laissé supposer, et je trouvais bien triste qu’on pût être assassiné ainsi dans la plus grande indifférence des autorités judiciaires, servant tout juste de distraction à une population fortement éprouvée par ailleurs. Peut-être que quelque part une famille attendait son retour et qu’elle ne saurait jamais pourquoi il ne revenait pas.

Les semaines passèrent.

Le printemps déroulait ses miracles quotidiens de renouveau : les hirondelles étaient revenues de leur migration annuelle ; les cerisiers, pommiers, pêchers et pruniers se paraient de fleurs blanches et roses, offrant un véritable festin à tout ce qui bourdonnait ; des piaillements d’oisillons commençaient à se faire entendre ici et là, cachés dans leur nid au fond de haies bien fournies. Pourtant, le temps avait du mal à se réveiller et le soleil restait bien timide alors que nous l’espérions tellement après les grands froids que nous avions endurés.

Dans la matinée du 23 mai, j’étais penché sur la lecture de la première lettre de St Paul aux corinthiens :

« J’aurais beau parler toutes les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, s’il me manque l’amour, je ne suis qu’un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante.

J’aurais beau être prophète, avoir toute la science des mystères et toute la connaissance de Dieu, j’aurais beau avoir toute la foi jusqu’à transporter les montagnes, s’il me manque l’amour, je ne suis rien. »

C’était un texte magnifique que j’aimais particulièrement et je le relisais souvent pour m’imprégner de la beauté de ses mots. Alors que j’étais ainsi tranquillement assis sur une chaise dans ma chambre, près de la fenêtre, j’entendis soudain une cavalcade. Je me penchai un peu en avant vers la vitre, soulevai le rideau et vis arriver dans la cour ensoleillée Pierre Hamelin, essoufflé et affolé. Il sauta de son cheval et se précipita vers la porte, ce qui me fit penser que vraisemblablement il cherchait le secours d’un prêtre. Je reposai donc la lettre de St Paul et sortis le rejoindre.

- Ah mon Père, fit-il en m’apercevant descendre l’escalier, vite ma Georgine a accouché de jumeaux mais ils sont tellement petits que sûr ils ne vont pas vivre vieux !

- Je vous suis, dis-je, juste le temps d’atteler…

- Non, non, me coupa t’il, montez avec moi plutôt : faut pas perdre de temps !

Il avait l’air si anxieux que je n’eus pas le cœur d’insister et me préparai donc à monter derrière lui sur le cheval, ce qui était toujours pour moi une épreuve car je n’étais guère rassuré sur le dos de ces animaux. Heureusement, il avait beaucoup plu ces derniers jours et le chemin était devenu un véritable bourbier empêchant d’aller au galop, ce qui m’eût encore plus effrayé. La contrepartie c’est que le terrain était glissant : le cheval trottait mais il dérapait parfois, menaçant de nous faire culbuter. Durant tout le trajet, je m’agrippai à mon compagnon de toutes mes forces et je crois bien que ce faisant je le pinçai fort ; mais comme je l’ai dit, il était tellement angoissé qu’il ne s’en rendit probablement pas compte.

En arrivant chez lui, nous nous précipitâmes dans la maison puis nous nous arrêtâmes net tous les deux sur le palier. Avec surprise, nous venions de constater que le Recteur était déjà sur les lieux et emplissait la petite maison de toute l’importance de sa stature, la faisant ressembler à une maisonnée de nains.

- Oh ! Père Hubert, on vous a prévenu également ! balbutiai-je étonné

- Oui, la Mère Marie, qui a aidé à l’accouchement, savait de par son expérience qu’il y aurait hélas quelques difficultés pour les enfants et elle m’a fait prévenir dès le début. Je les ai déjà baptisés, mais je vais rester un peu auprès de la famille.

Cela ressemblait à un congé et, un peu dépité de m’être déplacé pour rien et d’avoir subi ce transport éprouvant inutilement, je compris que je n’avais rien à faire ici et que je n’avais plus qu’à rentrer au presbytère.

- Je vais vous raccompagner, me proposa Pierre Hamelin, très gêné lui aussi d’être venu me chercher

- Non laissez, je vais rentrer à pied. Avec le beau soleil que nous avons aujourd’hui et qui se fait si rare en ce moment, cela me fera une marche bien agréable

Et je sortis sans rien ajouter. Du village des Bouffres où j’étais, je pouvais rentrer soit par le chemin que nous avions pris à cheval qui était celui menant au bourg d’Amanlis dont nous étions très proches, soit rejoindre le chemin de Châteaugiron par lequel j’étais arrivé un peu plus d’un an plus tôt. Je décidai d’emprunter ce dernier ce qui me donnerait l’occasion de passer devant chez Nicolas Prodault et d’aller lui rendre visite. Je ne lui avais pas vraiment parlé depuis quelques mois en raison de tous les vilains évènements que nous avions subis et bien qu’ayant été relativement épargné par la dysenterie – il n’avait perdu si je puis dire qu’un seul enfant de deux ans -, j’imaginai que la période avait été tout aussi douloureuse pour eux qu’ailleurs.

Alors que je m’apprêtais à partir, je sentis sur moi un regard. Je relevai la tête et m’aperçus que de l’autre côté du sentier, sur le pas de la porte de la ferme qui bordait le chemin, un vieillard m’observait. Il s’agissait de Georges Prodault, le père de la femme qui venait d’accoucher de jumeaux. Posé sur ses genoux, un vêtement attendait visiblement d’être recousu mais cela ne semblait pas être la priorité du moment, le vieil homme n’y prêtant pas du tout attention, trop absorbé à m’épier. L’insistance de son regard me mit mal à l’aise. Devais-je aller le voir au sujet des jumeaux ? Mais que lui dirais-je, je ne les avais même pas vus ! Il connaissait certainement mieux que moi la situation. Dans l’incertitude de ce que je devais faire, je choisis de lui faire un signe de tête pour le saluer, geste auquel il ne daigna cependant pas répondre ; je décidai donc de m’en aller sans rien de plus. Au même moment, je le vis quitter son poste d’observation et se diriger vers sa grange.

Curieux personnage, pensai-je en prenant le chemin sur ma gauche. Georges Prodault était apparenté, mais de loin, à Nicolas ; et autant celui-ci était chaleureux, sympathique et ouvert, autant les Prodault du village des Bouffres étaient réservés voire même fermés. Nicolas avait l’habitude d’évoluer dans un monde d’échanges et de rencontres ce qui, supposais-je, lui avait permis de développer sa sociabilité. Il avait été trésorier du général de la paroisse, sorte de conseil où étaient tenus les comptes, mais où étaient aussi prises les grandes décisions concernant l’administration de la paroisse, comme par exemple la reconstruction de l’église. On y choisissait aussi tous les ans, parmi les notables, les collecteurs des impôts pour l’année à venir. Nicolas avait l’habitude de parlementer, d’argumenter, de charmer.

Ce n’était visiblement pas le cas de ses cousins éloignés : ils vivaient dans leur coin et avaient « colonisé » le village des Bouffres, tant Hautes que Basses puisqu’on y trouvait des Prodault partout ! Ils avaient ainsi pris l’habitude de s’entraider mutuellement sans jamais demander une aide extérieure. La parole y était donc rare, utilisée comme un bien précieux, à bon escient. Au sein d’une même famille, les discours étaient inutiles.

Alors que je me faisais ces réflexions, j’entendis dans mon dos le pas d’un cheval attelé à une charrette. Je me rangeai sur le côté de façon à le laisser passer mais un « oh ! » sonore retentit afin d’arrêter l’attelage. En me retournant, je reconnus Georges Prodault. Il me regardait toujours avec la même intensité et, à ma grande honte, je dois avouer que je frissonnai légèrement de crainte : que me voulait-il ? Son regard pour le moins insistant était extrêmement dérangeant.

- Montez, marmonna t’il, je vais vous raccompagner vu que vous êtes venu pour rien !

- Oh non, ne vous inquiétez pas ! Votre gendre me l’a déjà proposé mais je préfère rentrer à pied

Mais comme il ne bougea pas d’un pouce et qu’il continuait à me fixer, je finis par obtempérer. Le cheval se remit en route au petit coup de lanière qu’il reçut sur la croupe et pendant quelques minutes qui me parurent très longues tant j’étais mal à l’aise en compagnie de cet homme taciturne, on n’entendit rien d’autre que le bruit des roues et des sabots sur la terre molle du chemin. N’y tenant plus, je me mis en devoir de faire la conversation pour tenter de détendre un peu l’atmosphère :

- Si j’ai bien compris, votre fille va bien, fis-je

Pas de réponse.

- C’est les enfants par contre qui sont très faibles et pour qui on craint

Toujours pas de réponse.

- Je ne suis pas resté car le Père Hubert était déjà là. Il avait déjà fait le nécessaire pour les jumeaux…

- Je l’ai vu, moi, l’homme, me coupa t’il soudain

- Pardon ?

- L’homme, celui qu’avait plus de tête, je l’ai vu

Pour le coup, ce fut moi qui me mis à le fixer intensément : je ne m’attendais certainement pas à cette affirmation. J’avais fini par faire comme tout le monde et oublier ce pauvre homme si bien que j’étais loin de m’attendre à ce qu’on m’en parle tout d’un coup. D’abord estomaqué et incapable de réagir, tout un flot de questions déboulèrent soudain dans mon esprit.

- Mais… Vu comment ça ? Et pourquoi n’avoir rien dit ? Qui était-il ?

- C’était dans l’après-midi du 8 mars. J’étais à ramasser du bois mort sur le talus de mon pré d’à-haut quand je l’ai vu arriver. Ca devait faire un moment qu’il courait, vu qu’il avait l’air d’avoir bien du mal ; et il était en sueur alors que la terre était blanche de gelée, même encore l’après-midi, tellement il faisait froid encore ce jour-là. Il m’a regardé en passant et j’ai vu dans ses yeux qu’il avait la trouille, une très grosse trouille même !

Là-dessus, il se tut.

- Et ensuite que s’est-il passé ? tentai-je d’en savoir plus

- Bah rien, il a continué son chemin en courant et moi j’ai continué à ramasser mon bois, me répondit-il en haussant les épaules

- Pourquoi n’avoir rien dit il y a un mois quand tout le monde s’interrogeait ?

- L’a eu la tête coupée le gars ! Vous croyez que j’ai envie de faire pareil !

- Alors pourquoi me le dire maintenant ? Et pourquoi à moi ?

Il me jeta un rapide regard en coin :

- Fallait que je le dise à quelqu’un, c’est tout.

- Vous auriez pu le dire à n’importe qui d’autre, au Recteur par exemple…

Après un instant de réflexion, il marmonna quelque chose dont je crus seulement discerner deux syllabes ; « pas…iance »

- Comment ? Je n’ai pas compris

Mais il ne voulut pas répéter et garda le silence.

- Et comment savez-vous que c’était le même homme ?

- Suis sûr c’est tout !

Je crus qu’il n’allait pas s’expliquer davantage mais finalement il finit par lâcher :

- Pas beaucoup d’étrangers qui courent la trouille au ventre par ici, et pas beaucoup d’étrangers qu’on retrouve sans tête non plus…

Comme nous arrivions chez Nicolas, je lui demandai de m’y déposer. Il tira sur les rênes pour arrêter la monture et il conclut :

- Bah voilà, maintenant vous savez

Sans rien dire je descendis puis, comme il repartait, nous échangeâmes un long regard et je sus que lui aussi avait peur. Je le regardai partir, incapable de penser à quoi que ce soit en particulier tant toute cette conversation me paraissait irréelle.

Je finis par me secouer et me rendre à la porte de Nicolas mais il n’était pas chez lui : il était allé rendre les aveux au Seigneur de Piré pour les terres qu’il avait achetées récemment, si bien qu’après avoir échangé quelques mots avec sa femme je repris la route du bourg. J’eus tout le loisir alors de repenser aux paroles perturbantes de Prodault l’aïeul. Devais-je le croire ? Je ne le connaissais pas suffisamment pour savoir s’il avait toute sa tête et il paraissait délicat d’aller se renseigner à ce sujet. Son propos cependant était cohérent.

Ainsi, il avait croisé la route de l’inconnu ; un inconnu qui courait la peur au ventre, qui fuyait un danger. Quel danger ? Je ne voyais pas bien ce qui dans nos campagnes avait pu provoquer cela. Avait-il volé ou trahi quelqu’un et craignait-il des représailles ? Au point d’être assassiné ? Là encore, je voyais mal l’un des habitants avoir recours à une telle extrémité. Si l’un d’entre eux avait eu à se plaindre du comportement de cet homme, il serait allé voir les représentants de la justice seigneuriale, et en particulier le sénéchal du Marquis, qui faisait régner l’ordre sur ses terres. Le mystère était complet.

Et puis, il y avait Georges. J’avais clairement lu de la peur dans son dernier regard, mais peur de quoi ? Savait-il autre chose ? Pourquoi alors ne m’en avait-il pas parlé puisqu’il m’avait rejoint pour soulager sa conscience ? Peut-être avait-il peur tout simplement qu’on sache qu’il avait croisé l’inconnu… Il avait pris un risque certain en m’en parlant… Enfin, peut-être pas tant que cela finalement puisqu’étant prêtre, je savais garder les confidences. Il ne m’avait pas demandé le silence, mais je devinais qu’il le souhaitait.

Je m’interrogeais également sur sa réponse quand je lui avais demandé pourquoi il n’en avait pas parlé plutôt au Recteur ; après tout, je n’étais là que depuis un an, et il aurait pu ne pas avoir confiance en moi alors que le Père Hubert officiait depuis des années à Piré. « Pas…iance » avait-il marmonné ; à force de retourner ces deux syllabes dans tous les sens et de les répéter en boucle, tantôt rapidement, tantôt très lentement, une idée finit par germer en moi mais elle me parut tellement incroyable que je la rejetai avec force. Georges Prodault avait-il voulu dire « pas confiance » ? Pas confiance dans le Recteur ? Cette idée me donna le tournis tellement elle me semblait être quasiment lèse-majesté ! Et pourtant, cela pouvait expliquer que le vieux Georges l’ait juste marmonné et n’ait surtout pas voulu répéter. Lui aussi devait savoir que cette remarque était choquante ! Mais pourquoi dire une telle chose ? Qu’est-ce qui pouvait bien justifier une telle pensée ?

Depuis que je m’étais emporté au sujet de la baisse de la ferveur paroissienne et de l’utilité de la prière, je gardais, Dieu me pardonne, une certaine rancune et une certaine méfiance envers le Père Hubert. Bien que pour ma tranquillité d’esprit j’eus conclu avoir mal interprété ses propos, au fond de moi, je lui en voulais d’avoir créé les conditions d’une telle situation, et peut-être qu’à cause de cette rancune et de cette méfiance, me disais-je, je me complaisais maintenant à imaginer que quelqu’un d’autre doutait aussi de lui, comme une caution accordée à mes propres questionnements. Comment savoir ?

Je soupirai. Vraiment, je pensais trop ; je me torturais l’esprit inutilement au point d’en avoir mal à la tête. Je conclus qu’il valait mieux pour l’heure ranger toutes ces mauvaises pensées dans un coin de ma mémoire et me concentrer sur la vie de la paroisse. Je finis donc le chemin en tentant de me souvenir à qui avait été attribuée les prochaines cérémonies. De fil en aiguille, je songeais ensuite au calendrier liturgique. Georges Prodault recula alors dans l’ordre des priorités qui étaient les miennes.

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