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Pardon ! Je viens de me rendre compte que je ne me suis pas présenté. Mais il faut me comprendre : j’ai gardé en moi tout cela depuis si longtemps ! Et maintenant que je veux parler, que je peux parler, il y a des mots et des mots qui remontent comme une envie de vomir.

Je m’appelle Julien Ronsin.

A cette époque, j’étais vicaire sacristain dans la paroisse de Piré, en Haute Bretagne, où j’étais arrivé un an plus tôt, en avril 1739. Ce n’était pas mon premier poste mais je n’avais pas de quoi me constituer une rente pour obtenir une cure, étant d’origine fort pauvre. Alors, ne pouvant espérer une charge plus importante, j’essayais au moins de me rapprocher, au gré de mes nominations, de Rannée, mon village d’origine situé au sud-est de Rennes. C’est ainsi qu’à la fin de mes études, que j’avais effectuées au collège jésuite de Rennes, j’avais d’abord été envoyé sur la côte nord, à Saint Lunaire, où j’avais exercé ma première année en tant que diacre et au terme de laquelle j’étais devenu prêtre. J’y avais ensuite effectué une deuxième année en tant que vicaire, puis j’avais obtenu une charge à Bazouges La Pérouze où j’étais resté trois ans. Et désormais j’allais officier beaucoup plus au sud, à Piré.

J’avais quitté Bazouges le 17 avril vers les 7 heures du matin ayant plus de onze lieues à parcourir dans la journée. J’avais profité de quelques charrois qui se rendaient sur les marchés se tenant ici ou là et qui transportaient des denrées variées : du beurre, du lait, des volailles, des gâteaux, différentes sortes de paniers en osier ou encore des sabots de toutes les tailles et de formes différentes qui montraient tout le savoir-faire de l’artisan. J’avais croisé des paysans qui allaient aux champs ; des gens d’armes qui patrouillaient ; des camelots qui, à la seule force leurs bras pour les plus pauvres, et avec l’aide d’un âne maigrelet pour les plus heureux en affaires, trainaient derrière eux une charrette pleine de bric-à-brac, passant d’un bourg à l’autre en espérant vendre quelques babioles.

Aux alentours de Liffré, j’avais aussi croisé un bel attelage qui roulait à vive allure, m’obligeant à reculer rapidement sur le bas-côté tandis que je venais à peine de commencer à traverser le grand chemin de Rennes à Fougères. Je n’avais même pas eu le temps d’apercevoir les armoiries peintes sur la portière !

Mais la plupart du temps, j’avais marché seul sur des chemins mal entretenus et assez peu empierrés. Les pluies de l’hiver les avaient rendus boueux et, comme nous n’étions qu’au début du printemps, ils n’avaient pas encore eus le temps de s’assécher. J’avais d’ailleurs essuyé quelques averses durant la journée qui, quoique courtes, avaient été violentes et qui m’avaient laissé dégoulinant de la tête aux pieds. On peut dire que la route avait été pénible !

De ce fait, j’étais arrivé à Châteaugiron dans la soirée dans un état de grande lassitude et je n’avais guère eu le courage de chercher une auberge digne de ce nom, me contentant de la première venue ; ce que je ne tardai pas à regretter. Le souper fut bien pauvre et fort peu goûté et, surtout, la paillasse, que je découvris dans la chambre qui m’avait été attribuée, dégageait une odeur nauséabonde de sueurs anciennes mêlées à des relents d’urine, me semblait-il, ce qui me donna la nausée dès que j’eus pénétré dans la pièce.

Je tentai de suspendre comme je le pus ma cape trempée et crottée à la poignée à moitié cassée de la fenêtre, puisqu’il n’y avait rien qui ressemblât à un porte-manteau ou même à une chaise dans cette pièce grise et sale parcourue d’infiltrations. Après plusieurs essais infructueux, je pus enfin dégager lentement la main de ma cape et constater qu’elle tenait en place : j’espérais qu’ainsi elle sécherait suffisamment pour pouvoir la remettre le lendemain matin sans en craindre l’humidité.

Non seulement la paillasse sentait mauvais mais, comme elle n’était pas assez épaisse, elle était aussi très inconfortable ce qui eut pour résultat que je dormis peu et mal, me retournant sans cesse pour tenter de trouver une position adéquate. Je ne cessais alors de regretter mon choix d’autant que j’aurais pu sans problème me présenter au presbytère : on m’y aurait accueilli volontiers ce qui, en plus, aurait évité à ma maigre bourse de payer une nuit et un repas. Mais j’avoue que, dans l’état de fatigue dans lequel j’étais, je n’avais pas eu envie de devoir assurer le minimum de conversation que l’hospitalité exigeait. Et je crois aussi, qu’étant désormais proche de Piré, je ne souhaitais entendre de commentaires de quiconque sur ma future paroisse. Je voulais y arriver l’esprit vierge de tout ragot.

Le lendemain matin, le réveil fut douloureux. J’avais dormi tout habillé, enroulé dans une vieille couverture mitée. Elle m’avait cependant apporté une certaine tiédeur dont la perte, lorsque je me levai, me fit frissonner. Je me dépêchai de récupérer mes affaires et de descendre dans la grand’salle, à la recherche d’un semblant de repas.

Lorsque je pénétrai dans la pièce, je vis deux voyageurs attablés l’un en face de l’autre, silencieux, les yeux baissés sur une écuelle, une cuillère à la main. Je tentai d’apercevoir d’où j’étais le contenu de leur repas mais, avant d’y parvenir, l’aubergiste me héla :

- Hé, le prêtre, vous voulez t’y de ma soupe d’hier soir ?

Au souvenir de ce qui m’avait été servi la veille, je fis non de la tête et me précipitai au dehors avant que la femme ne me propose autre chose, prenant aussitôt la direction qu’un mendiant m’indiqua comme étant celle de Piré.

Quoiqu’encore tout courbaturé de ma longue marche de la veille, je décidai de refuser les propositions de charrois. Je voulais faire le trajet entièrement à pied afin de m’imprégner au mieux de l’atmosphère : profitant de mes pauses régulières, je fermais les yeux, j’inspirais avec délectation l’air de ma nouvelle paroisse puis, les ouvrant à nouveau, je regardais avec un infini plaisir les paysages qui s’offraient à mon regard. C’était un réel plaisir que de prendre ainsi possession à chaque pas de mon nouveau territoire.

J’étais parti tôt le matin pour pouvoir musarder ainsi, mais rapidement je dus me rendre à l’évidence : il avait beaucoup plu ces derniers jours et je passais l’essentiel de mon temps les yeux braqués sur le chemin. Il était dans un état tout à fait déplorable et j’essayais donc de trouver où poser mes pieds dans l’espoir un peu vain, il est vrai, de ne pas trop les mouiller. Les charrois avaient creusé des ornières un peu partout tout au long de l’hiver, de sorte qu’il y avait de nombreux trous d’eau et qu’il était bien difficile pour un piéton de savoir où marcher. Même les bas-côtés n’étaient pas épargnés.

Cela faisait maintenant presque deux heures que je marchais et malgré tous mes efforts, qui par ailleurs me ralentissaient beaucoup, j’étais crotté jusqu’aux genoux. Et comme le temps était gris et brumeux, je commençais à être transi de froid ; d’autant plus que, malgré mes efforts de la veille pour suspendre ma cape afin de la faire sécher, elle était restée gorgée d’humidité.

Fatigué, je m’arrêtai un instant pour regarder autour de moi. Avec la brume environnante, ma vue ne portait pas très loin : j’entrevoyais des haies de houx et de genêt d’un vert profond, des talus, des champs vides dont la terre sombre formait des tapis plus ou moins vastes, des arbres encore dénudés. Ici et là l’un d’eux gisait, déraciné, voire cassé en deux, résultat de la terrible tempête qui avait traversé la contrée à la mi-janvier. Sur le chemin noir de boue on devinait malgré tout, par endroit, des îlots plus clairs d’empierrement qui avaient résisté au passage des chevaux et des charriots. Des écharpes de brouillard enrubannaient tout ça d’un blanc fade et humide, atténuant les couleurs sombres.

Un corbeau, installé un peu plus loin, lança à plusieurs reprises son cri qui retentit dans le silence du matin. L’ambiance était pour le moins tristounette, un peu comme en plein automne, et je me sentis seul au monde.

Je resserrai ma cape autour de moi et me remis en marche avec un soupir, exhalant du même coup un nuage de vapeur. L’idée d’un bol de soupe bien chaude commençait à germer dans mon esprit et gênait ma concentration pour bien choisir où poser mon pied. Il me sembla que sur ma droite la terre paraissait plus ferme. Je fis une grande enjambée pour atteindre cet oasis mais, perdu dans les vapeurs de mon hypothétique bol de soupe, j’avais oublié de réajuster mes besaces de sorte que leurs poids me déséquilibrèrent sur la gauche. Je perdis l’équilibre, tentai par des moulinets désespérés des bras de me reprendre, posai le pied où je le pus, c’est-à-dire en plein dans la bourbe, et la brusquerie de tous mes gestes m’entrainèrent dans une chute inévitable. Un bruit peu ragoûtant salua mon arrivée au sol…

Mon état de prêtre m’empêcha d’exprimer tout haut l’éclair de rage qui traversa ma pensée ! Heureusement, je me repris rapidement et en appela au Seigneur pour qu’il m’aide à ramener le calme en moi.

Je me relevai avec difficultés car ma soutane et ma cape se trouvaient alourdies de boue et, comme je marchais à moitié dessus, le tissu me retenait vers le bas sans que j’en comprenne le motif. Agacé comme je l’étais, je m’échinai un moment à tenter de me redresser sans réfléchir plus avant, avec pour seul résultat de retomber sans cesse ! Enfin, je finis par comprendre d’où venait le problème et réussis à me remettre debout.

Afin d’amortir ma chute, j’avais mis les mains en avant et je fus un instant pris au dépourvu car elles dégoulinaient maintenant de limon et, par réflexe, je tentai de trouver un morceau d’étoffe propre afin de les y essuyer, ce qui n’était pas chose facile puisque j’étais imprégné de vase de la tête aux pieds. Puis je repris mes sacs et repartis sans plus me poser de question. Au point où j’en étais, il ne servait plus à rien de réfléchir pour savoir où poser les pieds, mieux valait privilégier la rapidité dans l’espoir de me mettre au chaud et de me changer.

Je marchais donc dans ce nouvel état d’esprit lorsque du coin de l’œil j’aperçus sur ma droite une ferme. L’image du bol de soupe revint au galop et sans m’interroger plus avant, j’empruntai le petit chemin qui y conduisait. D’emblée, je sus que j’y trouverai de quoi me réconforter : c’était une grande bâtisse de pierre à un étage, et le toit d’ardoises du bâtiment principal ainsi que les sept fenêtres qui perçaient la façade, là où la plupart des maisons n’en avait qu’une, proclamaient assez bien à quel point les propriétaires vivaient dans une relative aisance. Dans la cour propre et bien entretenue, la volaille m’accueillit à grands coups de cris, comme outragée par la venue d’un étranger. Devant une telle agitation le fermier sortit aussitôt. Il me regarda avancer d’abord avec méfiance puis, reconnaissant en moi un homme de Dieu, malgré la misère de ma tenue, il vint à moi :

- Holà missire ! Vous voilà bien mal en point !

- Hélas, le chemin est dans un tel état que je suis tombé. Suis-je loin du bourg de Piré ?

- Encore sept cents toises et vous y serez. Mais venez donc vous réchauffer un peu ; vous semblez en avoir bien besoin !

Comme je l’avais espéré, on m’offrit un bouillon avec de gros morceaux de navets et de carottes accompagnés de morceaux plus petits de lards, une bolée de cidre et un morceau de pain. Tandis que je dégustais avec délectation le chaud breuvage, mes hôtes se présentèrent : j’étais arrivé chez Nicolas Prodault, sieur de la Chatterie. C’était un homme jeune encore, de taille moyenne, le visage joliment formé avec des yeux aussi bruns que ses cheveux. Sa femme, demoiselle Renée Haslé, était apparentée au procureur fiscal de la chatellenie d’Esnault : outre qu’elle était très jolie, il émanait d’elle une aura de gaieté, sans doute due aux deux fossettes qui creusaient ses joues rebondies. Ils m’interrogèrent alors sur mon ancienne paroisse et je sentis, à leur regard bienveillant, que seul un véritable intérêt pour moi dictait leurs questions.

Je ne sais pourquoi, peut-être parce que nous avions sensiblement le même âge, mais le contact se fit d’emblée chaleureux avec ce couple qui m’accueillit à bras ouverts. Et il est bien vrai que l’amitié qui naquit aussitôt entre Nicolas et moi m’aida beaucoup par la suite.

Pour l’heure, la chaleur de l’âtre, accompagnée de la chaleur de l’accueil, m’avait profondément réconforté et, pressé d’arriver enfin au presbytère de Piré, je pris congé. De retour sur le grand chemin, je sentais encore la douceur chaude du feu dans mon dos et les sept cents toises qui me restaient à parcourir me semblèrent en réalité en faire trois fois moins !

Déjà, j’arrivai en vue du bourg qui s’étalait un peu plus loin sur quelques rues groupées autour de l’église dont j’apercevais la flèche sombre. Les soucis liés à l’état du chemin réapparurent avec force car la route descendait et je n’avais aucune envie d’aller tâter à nouveau le terrain. Je crispai les orteils comme si cela allait permettre à mes sabots de mieux adhérer au sol et contractai les muscles de mes jambes. Ainsi noué, j’attaquai la descente, assez peu rassuré ! Fort heureusement, la côte n’était pas longue et j’arrivai en bas sans nouvelle chute malencontreuse, ce qui eut manqué singulièrement de grâce pour mon arrivée dans ma nouvelle paroisse. D’autant plus qu’en contrebas, à une croisée de chemins, face à deux masures, il y avait un lavoir, simple petite réserve d’eau rectangulaire, où j’aperçus quelques femmes agenouillées en train de battre leur linge. Les genoux mouillés, les doigts rougis par le froid de l’eau, elles discutaient ferme entre elles, ce qui leur évitaient de penser à la difficulté de leur tâche.

En arrivant auprès d’elles, je sus immédiatement qu’elles m’avaient repéré depuis un moment déjà, bien qu’elles fissent semblant du contraire. Je bénis une nouvelle fois mentalement le Seigneur de m’avoir évité une autre glissade devant leurs yeux, ce qui aurait entamé dès le début ma dignité d’ecclésiastique. Je leur fis un signe de tête, me présentai, et leur demandai où se trouvait le presbytère.

- Vous continuez tout droit, puis quand la route se sépare en deux, vous prenez à gauche. Vous remontez un peu et vous le trouverez sur votre gauche, m’indiqua la plus jeune.

Je la remerciai et repartis. Je découvrais le bourg qui était installé sur une petite butte, la base se trouvant au niveau du lavoir. Tandis que sur ma gauche je passais devant quelques maisons qui bordaient le chemin, sur ma droite il n’y avait tout d’abord que de grands champs mais au bout desquels on voyait des habitations. Je compris que je n’arrivais pas par la rue principale qui devait plutôt passer au-delà de ces bâtisses.

Cependant, comme la rue tournait, j’aperçus une grande demeure qu’on me désigna plus tard comme un couvent abritant une petite communauté de religieuses. Je passai devant puis longeai la ruelle qui remontait vers le centre, bordée cette fois-ci de part et d’autres de nombreuses maisonnées collées les unes aux autres, et par derrière lesquelles pointait le clocher de l’église. Arrivé au bout du chemin là où, comme me l’avait indiqué la lavandière, il se séparait en deux, je découvris l’édifice religieux sur ma droite. Je ne pus résister à l’envie d’aller m’y prosterner avant de me rendre au presbytère. Il serait pour les années à venir un peu comme un second logis pour moi et j’avais hâte de le découvrir.

J’arrivais par le côté nord est. On y trouvait, accolé à la nef, un bas-côté constitué de quatre chapelles. L’une d’entre elles était percée d’une petite porte ; je la poussai avec douceur et pénétrai dans l’ombre de l’édifice. Comme à chaque fois que j’entrais dans une église, la sensation de recueillement m’engloba tout entier et immédiatement.

Sur ma gauche, dans la pénombre, se trouvait un très beau retable avec en son centre un tableau consacré à la Vierge Marie. Je l’admirai quelques instants et adressait une belle prière pleine de ferveur à la mère du Christ. Mais, malgré toute la tendresse que j’ai pour Marie, je ne m’attardai pas car toute mon attention se tendait vers le chœur du bâtiment.

Faisant quelques pas, je passai sous une voûte ronde et me présentai devant l’autel, le regard captivé par le retable qui se trouvait derrière. Emplissant entièrement le mur du fond, constitué de pierre et de marbre, il s’élevait à plusieurs mètres de haut et dominait majestueusement le Chœur. En son centre, un grand tableau représentait la Pentecôte.

Je m’agenouillai respectueusement et me plongeai dans la prière.

Le temps passa. Quand on est en compagnie du Seigneur, si éloigné de la vie ici-bas, on ne se rend plus compte. Le fait est qu’en cette belle église de Piré, je me sentis d’emblée chez moi. Je n’avais pas eu cette sensation lors de mes précédentes nominations ; il m’avait fallu un temps d’adaptation pour oublier la paroisse d’où je venais. A Piré, tout m’émerveilla et me parut en même temps familier ; peut-être parce que je me rapprochai singulièrement de mon village d’origine, qui n’était plus qu’à quelques lieues, et que mon âme faisait un savant amalgame entre ce que je voyais et mon désir de retour dans ma paroisse de naissance.

Je dus me secouer pour me décider à quitter les lieux car on devait m’attendre au presbytère. Je ressortis par où j’étais entré, remettant à plus tard la visite du reste de l’édifice. Plongé comme je l’avais été dans la communion avec Dieu, j’avais oublié que la journée était grise, brumeuse, humide et un peu froide pour la saison et je resserrai ma cape en m’engageant d’un bon pas vers le presbytère. Après avoir laissé sur ma droite le chemin vicinal qui menait à Chancé, je tournai à l’angle d’un grand champ que je dus longer sur toute sa largeur avant d’arriver par le coin d’un long bâtiment de pierre. Je passai devant quelques fenêtres et pus enfin toquer à l’huis.

Sans tarder, une servante vint m’ouvrir et après que je me fus présenté, elle me conduisit directement auprès du Recteur, René Hubert. Depuis que j’avais eu connaissance de ma nouvelle nomination, j’avais évité de penser aux personnes avec qui je cohabiterai désormais, et en particulier le Recteur. Mais je crois que, malgré tout, on se fabrique toujours une image des gens avant de les rencontrer, et que cette image est une sorte de moyenne établie sur la base de tous ceux qu’on a connus jusqu’à présent. Or, s’il y a bien quelque chose qu’on pouvait dire du Père Hubert, c’est qu’il était très, très loin de la moyenne !

Lorsque j’entrai pour la première fois dans son bureau et que je me trouvai face à lui, j’eus l’impression de changer de monde en un instant ; soit que je venais d’entrer dans le monde des géants, soit que je sois moi-même devenu un nain ! Sa taille, sa carrure étaient telles qu’il imposait sa présence même sans rien faire, et moi qui suis, c’est vrai, assez petit, je me sentis comme un enfant face à son parent, obligé de lever la tête pour lui parler. Mais son visage avenant venait heureusement adoucir cette supériorité physique qu’il arborait, me sembla t’il, sans y penser.

- Ah mon Père, me dit-il en souriant, vous voilà ! Je vous attendais avec impatience. Avez-vous fait bon voyage ?

Il se déplaça avec vivacité et vint à mes côtés puis, sans me laisser le temps de répondre à sa question, il poursuivit :

- Eh bien mon pauvre ami, vous voilà bien crotté !

- Hélas, le chemin est dans un état pitoyable, répondis-je en lui rendant son sourire

- Vous êtes donc venu à pied de Châteaugiron ?

- Mais oui !

Il ne répondit rien mais je vis qu’il était étonné. Sans doute avait-il imaginé que je trouverais une bonne âme pour me transporter. J’évitai de dire qu’on me l’avait effectivement proposé mais que, dans ma grande fierté, j’avais refusé cette aide. Je devais d’ailleurs sans doute voir dans ma malencontreuse glissade une petite punition du Seigneur pour mon péché de vanité : pour avoir négligé l’aide si gentiment proposée, j’avais été obligé d’aller en demander plus tard !

Comme je m’abstenais de commentaires et que le silence menaçait de perdurer, le Père Hubert reprit jovialement :

- Alors dites-moi, quelles sont vos premières impressions sur notre belle paroisse de Piré ?

Ne voulant pas raconter ma mésaventure dans le chemin, j’évitai de lui parler de ma rencontre avec Nicolas Prodault et me contentai d’évoquer l’église que j’avais trouvée superbe. Mes paroles élogieuses lui firent plaisir et il se fit un devoir de me raconter en quelques mots sa construction :

- L’église primitive fut construite au XIème siècle par le duc Conan II de Bretagne. Mais celle que vous avez pu voir tout à l’heure ne ressemble plus du tout à celle qui fut édifiée à l’époque car elle a été entièrement refaite. Le dernier élément bâti fut le clocher et il fut terminé en 1669. Vous voyez donc que tout cela est bien récent. Mais venez ! On va vous installer. Vous n’aurez qu’à donner vos vêtements à Jeanne, la servante qui vous a accueilli. Elle donnera un coup de brosse à votre soutane et à votre cape et il n’y paraîtra plus ! termina t’il avec bonhommie.

Je ne vais pas vous assommer avec les détails domestiques de mon installation bien sûr, ni vous fatiguer avec la liste de toutes les personnes que je rencontrai durant les semaines qui suivirent. Cependant, il me paraît primordial de vous expliquer comment était organisée Piré et de vous parler de quelques personnes importantes dans la vie des villageois.

La paroisse était en majeure partie sous la dépendance du marquis de Piré, Guillaume de Rosniviyen, dont le château était situé au sud, à un trois-quart de lieu du bourg, en direction de Boistrudan. Il régentait un grand domaine qui s’étalait sur plusieurs châtellenies et que son grand-père avait encore agrandi en achetant diverses terres et châteaux, notamment en Chaumeré et en Moulins.

Sa famille avait d’ailleurs, en des temps reculés, fait donation de nombreuses terres dans la paroisse aux moines de Marmoutiers, qui y avaient alors installé un prieuré au village de la Franceule, entre Janzé et Piré. Ce sont eux qui percevaient la dîme et de nombreux autres droits ecclésiastiques. Entre autres droits, ils nommaient le Recteur, ce que me confirma René Hubert lors d’une discussion à leur sujet. Il avait lui-même été choisi par le Prieur du grand monastère de Béré dont dépendait le prieuré de la Franceule ; monastère qui appartenait aux religieux de Marmoutiers.

Quelques autres familles nobles se partageaient quelques terres mais cela représentait peu en rapport des deux autorités précédentes.

Pour gérer son immense domaine, le Marquis se reposait sur son Sénéchal, Monsieur Leray, sorte d’intendant qui avait le regard sur toutes choses, qu’elles soient fiscales ou judiciaires ; toutes les relations que les habitants de Piré pouvaient avoir avec leur Seigneur passaient forcément par lui. Il était aidé pour toutes les questions fiscales par un procureur, Monsieur Fourché, et pour les questions relatives à la justice par une brigade de la maréchaussée.

Ajoutez à cela, quelques avocats au Parlement de Bretagne, plus encore quelques laboureurs enrichis, et vous aurez tout ce que Piré comptait de gens importants.

Au cours des mois qui suivirent, j’appris à connaître mes paroissiens et sillonnai tout le territoire, y compris la trève de Boistrudan qui dépendait de la cure de Piré. Cela représentait une grande surface et, bien qu’occupant toujours le même poste, cela signifiait une évolution importante pour moi. Mon enthousiasme perdurait. Il y avait là une âme, une atmosphère qui me charmait ; j’étais comme transcendé sans pouvoir expliquer pourquoi.

Le Recteur René Hubert s’était montré empressé, facilitant au mieux mon intégration, montrant beaucoup de jovialité et de bienveillance à mon égard. Je me sentais vraiment bienvenu.

Je m’entendais relativement bien avec les trois autres vicaires : Pierre Coujeon, Pierre Ménard et Louis Tortellier. Celui-ci était plus jeune que moi : venant tout juste de finir ses études, il était en poste pour la première fois. Il venait de terminer son année en tant que diacre et sa nomination comme vicaire était toute récente. Les deux autres, au contraire, étaient beaucoup plus âgés et finissaient tranquillement leur vie de prêtre. Cependant, je dois dire qu’étant par nature assez solitaire, je ne recherchais pas réellement leur compagnie, et d’autant moins que je passais mes journées à rencontrer mes paroissiens, ce qui suffisait amplement à mon besoin de relations sociales.

Globalement, je fus bien accueilli et chaque jour qui passait, je me félicitais d’avoir obtenu cette nomination. Les premiers mois furent bienheureux. Quand j’y repense, je m’étonne de cet état euphorique qui me voyait souriant et plein d’allégresse. Avais-je déjà inconsciemment perçu quelque chose ? Un danger, une prémonition que je rejetais au fond de moi par une volonté farouche de trouver charmant tout ce qui m’entourait ?

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