Humanité

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L’expédition au sein de la grotte Gôhor fut un échec cuisant, c’est à peine s’ils en avaient réchappé. À nouveau dans cette pièce exiguë aux fenêtres cloîtrées, ces mêmes rideaux sales et miteux, cette même fichue odeur pestilentielle accentuée par la chaleur et l’absence d’aération. Cette chambre la renvoyait à ses mauvais choix, elle n’aurait jamais dû suivre Lins dans ses tribulations : c’était couru d’avance, ça ne pouvait se terminer autrement pour elle.

Certaine de ne pas passer la nuit, Elsia se remémora le combat perdu d’avance dans lequel Lins et Caed l’avaient jeté ; les bêtes arachnides étaient vivaces et leur corpulence imposante mais courte leur procurait un avantage net sur le terrain dans lequel elle était clairement désavantagée. Elle comprit qu’ils l’avaient envoyé à une mort certaine.

Cela faisait des jours qu’elle gisait seule sur cette paillasse à-même le sol, elle avait perdu la notion du temps, il s’agissait peut-être de semaines... Elle ressassait ses regrets en boucle, se flagellait mentalement et se remémorait les blessures que lui avaient infligées les arachnides : Je devrais déjà être morte à l’heure qu’il est, quoi que... ça ne va pas tarder.

Elle jura contre son impuissance, elle en avait marre de ces situations à répétition : elle, prisonnière de ses chairs... ça devenait une habitude qu’elle détestait. Elle tenta un énième mouvement, en vain, tenta une seconde fois une simple contraction musculaire et la douleur, fulgurante, la terrassa et lui coupa le souffle. Elle expulsa tout l’air de ses poumons comme si on venait de percuter son abdomen d’un violent coup de poing. Le venin de ces maudites bêtes devait circuler dans son sang, elle sentait sa morsure telle de l’acide sous sa peau.

Lins l’avait abandonné là, tel un encombrant. Avec une nonchalance non feinte, il lui avait annoncé qu’il reviendrait s’enquérir de sa carcasse et si elle venait à ne point mourir c’est qu’elle lui sera utile. Elle se mordit les lèvres à sang, comment avait-elle pu être aussi stupide ? Le suivre dans une contrée aussi lointaine alors qu’elle découvrait à peine le monde. Elle ne lui avait jamais fait confiance, mais comptait sur son intelligence afin de cerner l’individu ; elle s’était surestimée, ou plutôt l’avait sous-estimé lui et sa malveillance.

Le prince avait tout de même eu la gentillesse de charger une des serveuses de l’auberge de la «veiller». Cette dernière, au lieu de sa tournée de trois passages comme convenu, ne lui rendait visite qu’en matinée en début de service, la nourrissait en l’invectivant car elle ne pouvait ni se dresser ni avaler la nourriture. Elsia se souvenait même lors de certains épisodes flous de sa fièvre avoir été rouée de coups par cette sorcière. La jeune femme se détestait d’être ainsi humiliée, incapable de se défendre, de parler, de hurler sa colère ni même de quitter cette déchetterie.

Mourante et seule dans le trou du cul du monde, entourée de vermines et de pisse, une fin à marquer dans les anales.


Tandis qu’elle se laissait aller à son désarroi et ses pensées sordides, son attention se porta sur un capharnaüm soudain non loin de la pièce. Il était rare d’entendre du bruit aussi tard et surtout au dernier étage de l’établissement, il n’y avait que cette pièce isolée déjà occupée par sa personne. Ça ne pouvait être la mégère à nouveau de passage, elle avait déjà fait sa tournée du matin. Qui cela pouvait-il être ? La panique s’empara d’elle : elle avait un très mauvais pressentiment. Elsia savait qu’elle était à la merci de quiconque franchirait cette porte. Elle eut un bref soulagement lorsqu’elle reconnut à travers sa vision floue et limitée le faciès de la mégère, souriante contrairement à ses habitudes. Cette dernière avait déverrouillé la porte et laissé entrer à sa suite quatre hommes belliqueux, leur aura empestait les ténèbres et l’alcool. Les sens d’Elsia étaient ironiquement à l’affût. D’une œillade gauche et tremblante, elle observa vaguement les intrus, elle ne put détailler que leur carrure : un petit et fin, une armoire à glace et chauve, les deux autres présentaient une carrure plutôt moyenne.

La voix de la mégère la sortit de son observation, elle sonnait aux oreilles d’Elsia comme du sel sur une plaie :

— Cette chambre est inoccupée... Ah, elle. Faites pas attention, elle va pas tarder à y passer. On l’a abandonné pour crever seule dans un coin aussi pourri. On ne reviendra même pas chercher sa dépouille pour sûr.

Un des quatre brigands toisa Elsia avant de s’en désintéresse avec mépris.

— Je les aime plus vivaces ! grogna-t-il sur un ton obscène, ses mains aux ongles noircis agrippant les formes généreuses de la serveuse.

Cette dernière sourit du peu de dents qui lui restaient, elle appréciait ce contact qu’Elsia trouva répugnant.

— Dégagez-la de la paillasse, on va pas baiser par terre !

Les trois sous-fifres s’exécutèrent d’une joie non-dissimulée, ils bousculèrent la jeune femme sans vergogne. Le plus grand d’entre eux avait enserré ses bras dans une emprise de fer, il beugla à son supérieur sans la lâcher :

— On est moins exigeants, nous ! On peut se la faire ?

L’autre fit la moue, manifestement dégoûté.

— Vu la transpiration sur son front, elle est certainement fiévreuse. Si vous tombez malade, je vous achèverai moi-même.

Pour toute réponse, les trois malandrins rirent à l’unisson, un rire, sinistre, sonnant le cor de l’horreur à venir. Elsia tenta de se débattre, mais sans énergie, figée jusqu’au bout des doigts dans la souffrance par le venin : elle était à leur merci. À peine les avait-elle vu qu’elle comprit ce qui l’attendait. Elle se maudit de ne pas avoir rendu l’âme plus tôt.


Être souillée ainsi avant sa mort, quelle humiliation...


Sa colère bouillonnait sans trouver écho dans ses chairs meurtries, elle était captive de sa carcasse récalcitrante.

— Dégagez en bas si vous voulez baiser le déchet, je veux pas voir ça. Vous allez me faire débander.


Ses hommes s’exécutèrent non sans une dernière œillade envieuse envers la serveuse aguicheuse. L’un porta Elsia sur l’épaule tandis que les deux autres les précédaient dans les escaliers d’un pas joviale, ils s’apprêtaient pourtant à commettre une des pires obscénités. Le grincement du bois sous leur pas crissait aux oreilles d’Elsia, comme si son ouïe s’était amplifiée, au même titre que ses autres sens jusque là confus. Des sueurs froides la parcouraient, sa respiration s’était accélérée et pourtant elle suffoquait. Son souffle se coupa brutalement lorsque son dos heurta violemment le plat d’une des nombreuses tables de la salle principale de l’auberge. Un regain d’énergie vivace l’emplie, elle regarda de gauche à droite dans l’espoir de voir d’autres clients et de rencontrer leur regard afin qu’ils lui viennent en aide. Ils étaient nombreux, les clients du soir et pourtant aucun ne lui accorda un regard. Les brigands ne se faisaient pourtant pas discrets. Sa détresse rencontra l’indifférence.


Vous me voyez, mais vous baissez délibérément les yeux... Vous savez ce qu’ils s’apprêtent à faire et pourtant vous ne lèverez pas le moindre petit doigt ! Vous ne valez pas mieux qu’eux... Je vous hais !


Indignée, déchirée, seule au monde. Des larmes silencieuses longèrent ses joues dans la plus grande indifférence du monde. Ce jour-là, elle rejeta son humanité.

— Elle est muette, on dirait ! Je les préfère silencieuses, c’est mieux ! Quand elles couinent, elles me font presque culpabiliser hehe ! croassa le malingre de la bande.

— Tu les aimes nécrosées, plutôt ! Je t’ai vu dans le cimetière le jour du Tertre.

— Ferme ton claque-merde ! Je baise pas de cadavres, moi !

L’inflexion dans sa voix le trahit pourtant, mais la besogne qu’ils étaient venus assouvir pressait : ils régleraient leur compte plus tard. L’armoire à glace, cinq dents manquantes et chauve, décida qu’il passera premier. Les autres rechignèrent mais ne protestèrent pas vraiment. Sa vision flouée par ses larmes acides, Elsia ne distinguait pas leur faciès, mais leur sourire carnassier était étrangement on ne peut plus net. Sa respiration déjà difficile était devenue laborieuse. La tête lui tournait déjà, elle n’allait pas tarder à perdre connaissance, était-ce peut-être pour le mieux. L’agressivité avec laquelle on l’avait jeté sur la table avait rompu ses os brisés qui avaient à peine entamés leur guérison. Ses plaintes déchirantes se perdaient dans le silence. Le regard plein de détresse qu’elle jeta à l’individu le fit sourire davantage, une bile acide lui mordit le gosier. Il s’enhardit en lui écartant brutalement les cuisses, attira ses hanches en bord de table et s’empressa de déchirer ses pantalons avec la plus grande bestialité.


Ce n’est pas possible, c’est un cauchemar... Je... Je ne peux pas... Je veux mourir... Emportez-moi ! Je ne veux pas !


Elle n’avait jamais tant souhaité la mort qu’en cet instant.

Il trifouilla dans ses guenilles à la recherche de son entrejambe qu’il découvrit avec une joie perverse. Il n’en était pas à sa première victime, se délectant du regard fuyant qui le fixait, il s’en réjouissait même.

— Tenez ses bras ! invectiva-t-il.


Et sans crier gare, il l’envahit de sa répugnance. Elsia hoqueta de surprise tandis que ses yeux se muaient en un ruisseau de larmes de colère, de tristesse et de sombres promesses. Elle n’était pas son corps, elle s’était projetée hors de son être laissant place à quelque chose d’autre.


Parasites.


Tous des parasites.


Pourquoi faire le bien, après tout ? quand de tels individus existent... Les protéger ? Non. Les laisser s’entre-tuer, ils ne valent pas mieux que les autres. Tous. Sans exception. Tous sont empreints de la souillure des ténèbres.

Elle n’avait rien mérité de tout cela... cette intrusion, ce déchirement de son être. Mériter ? Il ne s’agît pas de mérite. Ils sont ce qu’ils sont : des êtres abjectes. Ils MÉRITENT de périr... sous sa main.


Elle était entrée en transe, ses yeux révulsés. Les coupe-gorges en avaient constaté qu’elle vivait ses derniers instants. Tant que son corps demeurait encore chaud pour assouvir leur besogne, ils ne rechignaient pas devant si peu, charognards qu’ils étaient.

À peine l’avait-il infesté de sa présence indésirable qu’il exclamait son bonheur dans un grognement bestial.

— Elle est aussi serrée qu’une enfant ! gronda-t-il tandis qu’il s’affaira à son horreur.


Il déchanta presque aussi vite, tétanisé dans une douleur fulgurante. Un feu volcanique vint dévorer son organe génital dans une sensation de déchirement, l’odeur de la mort s’était répandue. Le malingre fut le premier à s’écarter en hurlant, il aperçut les veinures noires s’étendant depuis l’entrejambe de son camarade, noirci de putréfaction et flétri. L’armoire à glace avait perdu sa bonne mine, désormais tombé à genoux dans un cri silencieux comme si on lui avait arraché les cordes vocales. Elsia s’était dressée d’une lenteur étrange, le regard vide, noir de ténèbres. Avant qu’ils saisissent la situation, la jeune femme était déjà debout, le visage figé dans une grimace de colère.


— Je vais te retourner de l’intérieur, susurra-t-elle aux oreilles de son agresseur, un sourire carnassier aux lèvres.


D’une lenteur précise, elle courba la réalité à sa volonté, inversa la conception du corps de sa victime sens dessus dessous. Il laissa échapper un hurlement déchirant, étouffé par l’écoulement de son sang.


— Plus fort ! Cela sonne telle une douce mélodie à mes oreilles.


La panique gagna la populace et tel un seul homme, tous s’agitèrent dans l’espoir d’échapper à ce monstre nouvellement né.


— Maintenant vous grouillez comme des insectes ? Grouillez, donc. Courez pour votre vie ! Je viendrai vous écraser vous et votre espoir comme vous m’avez brisé ! Maudits parasites ! somma-t-elle tandis qu’elle invoquait un champ qui les frappa tous sans exceptions.

Elle condamna par la même occasion toute issue.


L’écorché demeura en vie car elle le maintenait délibérément dans cet état, c’était autour des deux derniers, puis de tous les autres.

Elle allait tous les massacrer, les pénétrer en usant de leurs armes souillées comme ils avaient abusé de tant d’autres avant elle, les démembrer lentement ; qu’elle se délecte de leur chair ployant sous sa volonté. Elle allait les déposséder de leur libre-arbitre, deviendra maîtresse de leur être, de leur vie, mais surtout de leur mort...


Sous le soleil levant, le bois de la façade de l’établissement luisait d’une couleur nouvelle, un reflet vermeil s’étendait en flac à des lieues à la ronde.

Bientôt avec la chaleur, l’odeur allait devenir pestilentielle.


Cette nuit fut marquée d’une pierre noire dans la ville d’Arhassa.

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