Rag and Blues

4 minutes de lecture

Blue Rock en Caroline du Nord

Fin Juin 1991

Ils s’aiment depuis leur rencontre au lycée Avery, mais c’est décidé cette nuit sera un adieu pour Mike, le métis des quartiers pauvres et pour Eliott, le fils du juge Sherman. Demain Elliot sera marié...

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La nuit est si douce et la brise si légère.

C’est à peine si j’entends le cliquetis des drisses sur les mâts. Tout respire la plénitude et la douceur de vivre. Pourtant je ne suis pas en paix.

Demain il sera marié.

Le silence qui m'entoure laisse au chant discret de la mer, le soin de me susurrer ses îles exotiques. Bercé par cette langueur, c’est à peine si j’entends les planches du ponton gémir sous les pas d’Elliot.

Ses traits sont pâles et tendus.

Sans échanger un mot, je l’invite à bord de mon bateau, mon cher « Melmoth » que je laisse glisser et nous emporter vers l’océan dont la beauté miroite en petits éclats d'onyx.

Ancrés à quelques claquements de voiles des lumières citadines, je contemple leurs lueurs lointaines et blafardes. Elles donnent à nos instants volés, un goût de nostalgie que je déteste.

Perdu dans cette immensité claire obscure, je songe à l’avenir. Le sien sera brillant peu importe la voie qu’il choisira, le souffle me manque quand je pense au mien. Son regard inquiet m’arrache un instant à mes angoisses et fais disparaître le néant.

Je l’entraîne sur la couchette que j’ai dépliée pour nous et allongé contre lui, je profite de la danse du roulis et des battements de son cœur. Mes mains s’égarent sur son corps. Il me désire mais il se tait, il y a tant de choses qu’il ne me dit pas.

Le soupir qu’il laisse échapper alors que je m’approche pour l’embrasser me donne un air suffisant. Une tiédeur mentholée s’échappe de son souffle, ricoche sur ma peau et fait naître des ondes de volupté le long de mon corps. Sa poitrine se soulève par saccades et le velouté de sa peau m’hypnotise un instant. Il a oublié sa tristesse, il a tout oublié. Il n’y a plus que moi et mes lèvres enfiévrées. Le tremblement qui le traverse quand j’arrive à sa toison aux couleurs de miel me donne la cruelle impression qu’il n’appartiendra jamais qu’à moi. Je m’abîme dans son corps, il se damne dans le mien et l’astre complice se voile d’une écharpe de pudeur légère.

Bien plus tard, à bout de souffle mais le corps apaisé, il pose sa tête sur mon épaule. Mon cœur se recroqueville sous ce poids que j’aime tant. Sans un mot, nous laissons le bateau dériver. Je ferme les yeux et j’imagine un monde où les choses seraient simples, où nous pourrions vivre libres, sans crainte. Il se blottit contre moi et m’entoure de ses bras. Son corps est si chaud, si doux. Je le respire. Je voudrais que le temps s’arrête, que tout se fige, que demain n’existe pas. Mais la réalité nous rattrape, je dois le ramener avant qu’on nous soupçonne, qu’on juge une fois de plus notre amitié insupportable... s’ils savaient.

Le trajet de retour est d’une rapidité impitoyable.

Je le regarde sauter sur le ponton et se retrouver à l’endroit exact où nous étions, quelques heures auparavant.

Il se retourne mais je l’arrête d’un mouvement de tête. Tout ce qu’il pourrait me dire ne servirait à rien. Il a choisi une vie, une famille, un avenir, comment lui en vouloir. Ses yeux brillent et la fossette sur son menton s’agite tandis qu’il me sourit. Son sourire est immense, éclatant, il n’a jamais été aussi beau.

Il recule pas à pas puis se détourne tout à fait. J’attrape le rebord supérieur de la cabine, j’y plante mes ongles, je m’y accroche de toutes mes forces, comme pour le retenir, mais le bruit de ses pas disparait, il ne reste que le ressac.

J’essuie mon visage d’un revers de manche rageur et me perds dans les lueurs dansantes des clapotis. Je vérifie l’amarrage du « Melmoth » et je me tourne vers les ruelles endormies. Je ne rentre pas. J’ai envie de vagabonder jusqu’aux premières lueurs de l’aube. J’aime la nuit. Mon cœur y bat plus fort, plus libre. La nature murmure autour de moi et me fait penser à celui que j’aime ; un rêve impossible que j'ai tenté en vain d’apprivoiser.

Quelques réverbères tenaces distillent une ambiance fantomatique mais soutiennent mon chemin avec bravoure. Si j’avais un ami à mes côtés, je lui dirais qu’un destin ne se choisit pas et qu’il y a des choses contre lesquelles on ne peut rien, quelle que soit la force avec laquelle on se bat. Je lui confierais que mon cœur ne m’a laissé aucun choix, qu’il se tenait en embuscade et qu’il m’a terrassé.

Lentement le firmament s’incline et laisse Séléné offrir un peu d’éclat aux ruelles de Yellow Cove, le quartier noir de la ville. Quelques créatures nocturnes et égarées longent les murs en ombres furtives, elles me jaugent un instant puis me reconnaissent et m’abandonnent à mon errance.

Les vitres de la boulangerie du vieux Collins se couvrent de gouttes d’eau sous la chaleur des fourneaux et le sol résonne sous mes pas.

Quelques notes de magnolia se mêlent aux effluves salines de ma ville tandis qu’un crépuscule sale jette enfin ses premières lueurs. Au loin, le son ouaté d’un single de Slim Harpo s’échappe du Mapple Rag Bar et me donne envie d’y finir la nuit.

Entre ses murs qui ont quelques fois abrité notre histoire, je revivrai le passé et j’oublierai que c’est tout ce qu’il me reste désormais.

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