L'artefact

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Sarah-Maëlle somnola par intermittence jusqu'à ce que la douleur s'estompe. Elle se força à se relever malgré sa forte envie de se plonger dans l'oubli du sommeil profond. Il fallait vérifier sa sécurité immédiate et rattraper autant que faire ce pouvait les dégâts causés.

Appuyée sur un bâton, elle fit un tour des environs, jeta quelques sorts de pistages et de protection. Le seul autre véhicule présent était un camion dans lequel dormait son conducteur. La sorcière faisait le point en même temps. La fausse plaque d'immatriculation posée sur la fourgonnette était toujours présente, étant un objet réel et non un truquage magique, l'autre ne pouvait ressentir la supercherie. La sorcellerie avait ses limites et la première était la sorcière elle-même. Il fallait trop de «  si  » pour supposer que l'autre ait fait les tests nécessaires pour découvrir les transformations sur la fourgonnette.

À défaut de mettre Paris en bouteille, les «  si  » pouvaient mener à la paranoïa et Sarah-Maëlle ne voulait pas y sombrer.

Elle décida de poursuivre son plan d'origine et d'aller œuvrer sur le globe oculaire et la bille qui devait le remplacer. Sortant le second flacon emporté pour sa mission, Sarah-Maëlle en versa quelques gouttes sur l'œil avant de l'essuyer d'un chiffon. Elle déposa la précieuse relique dans une coupelle et frotta la bille avec le produit imbibé sur le tissu. Sous ses yeux l'objet se métamorphosa en une réplique exacte du globe oculaire, jusqu'aux traits de l'iris. Elle put se consacrer ensuite au traitement de l'original.

Cette fois, elle se servit d'un de ses chaudrons et mit dedans de la résine, des herbes et quelques produits d'embaumement. Elle y ajouta quelques unes de ses larmes – récoltées préalablement – et touilla en murmurant des incantations. Quand tous les éléments s'unirent en une parfaite cire ambrée, elle put en enduire l'œil avec soin. Cela fait, elle le posa sur un reposoir en tiges qui limitait les surfaces de contact afin de favoriser le séchage. La cire d'embaumement servirait à faire six autres couches, à sept jours d'intervalles chacun.

— Parfait, revenons à notre réplique. Je pensais juste la déposer à la place de la relique, mais l'autre verra l'absence d'énergie magique. Qu'en disent mes grimoires ?

En réalité, Sarah-Maëlle ne put compulser tous ses ouvrages sur le champ car la fatigue lui cloua les yeux et lui embruma le cerveau. Elle se résolu à se coucher en confiant la garde à sa familière.


Deux jours plus tard, Sarah-Maëlle s'arrêtait au tabac d'un village en milieu d'après-midi pour acheter un journal. Elle y trouva la mention du vol et s'attendait à une description des dégâts causés, couplés d'hypothèses sur l'étrangeté des images filmées. Pourtant, l'article ne mentionnait que la disparition d'un objet de la collection privée. Quant à l'absence de traces d'effraction, elle menait à soupçonner un proche de la famille disposant des clés et d'un générateur de brouillard.

— L'autre a réparé les dégâts, je devrais lui en être reconnaissante.

En vérité, un accord tacite entre sorcière existait  : il fallait rester aussi clandestine que possible face aux foules et aux enregistrements visuels. Le développement des technologies modernes et leur démocratisation rendait cela de moins en moins aisé.

— Ou alors, je rend le globe ? hésitait Sarah-Maëlle.

Elle espérait vraiment réaliser la substitution dans l'anonymat le plus total. Sans mentionner le fait qu'elle ne souhaitait pas originellement dérober la propriété d'une consœur.

— De toute façon, elle ne l'a pas encore épousé son châtelain, cela ne lui aurait peut-être jamais appartenu.

Et surtout elle lui en voulait de l'avoir traitée de mâle. Vêtue d'une ample jupe et d'un chemisier, Sarah-Maëlle passait inaperçue tant qu'on ne s'attardait pas sur sa mâchoire ou sur ses mains.

— Savoir faire de la magie devrait témoigner de ce que je suis vraiment, grognait-elle en avalant un café.

Un habitué du bar lui jeta un regard étonné à la voir parler toute seule. Elle lui sourit, paya et retourna à sa fourgonnette.

La solution à son problème se dévoila dans l'un de ses ouvrages de magie avancée. Cela impliquait des préparations de mixtures pointues et des incantations à la prononciation délicate. Ah, et cela puisait dans l'énergie vitale de la sorcière, donc une mauvaise manipulation pouvait mener à la mort…

— Tout ça pour faire croire à l'autre que je lui ai rendu le vrai œil, dit-elle à sa chatte.

— Miaaaaou, répondit la familière.

— Tu as bien raison, elle pourrait s'en rendre compte. Pire, s'en moquer et me poursuivre de toute manière !

— Miaa…

— Oui, je dois le faire pour le châtelain. C'est lui le véritable lésé de l'histoire. Pour la peine, je lui dois d'ajouter un petit quelque chose de magique à la réplique.

Il fallut deux semaines entières à Sarah-Maëlle pour récolter tous les ingrédients, car certains impliquaient des déplacements pour les acheter à des marchés ésotériques. Il fallait également récolter telle ou telle plante une pleine lune – heureusement qu'elle arrivait. Enfin, elle devait vérifier sa sécurité à tout moment, au cas où l'autre la retrouve. En parallèle, elle passa les deux couches suivantes sur l'œil de Margot qui commençait à arborer une belle teinte.

— Peau de serpent, dent de lait et œil de lynx, j'ai tout maintenant, s'exclama Sarah-Maëlle. Et je prononce de mieux en mieux les paroles d'incantation, n'est-ce pas minette ? Je prendrais un tonique pour renforcer mon énergie vitale avant de me lancer.

Sauf que pour préparer la potion, elle devait s'immobiliser trois jours et préparer un feu de bois. Tandis que les herbes marinaient dans de l'huile, la sorcière prit une demi-journée à ensorceler le petit bois où elle s'était installée, tant à l'intention de l'autre que des importuns qui voudraient la déloger de là.

— Que de risques, soupira-t-elle, et je n'aurais pas un remerciement pour le mal que je me donne.

Elle accumula le bois nécessaire et alluma un feu, protégé par un cercle de pierre. Puis elle plaça le chaudron dessus avec les herbes marinées, de l'eau et du résidu d'ectoplasme. Elle enchanta une cuillère pour touiller à sa place. Le lendemain, elle ajouta les autres ingrédients, cela prenait une tournure semblable à ce qu'indiquait le grimoire.

Au troisième jour, Sarah-Maëlle avala son tonique et jeta l'œil de Margot ainsi que sa réplique dans le liquide bouillonnant. Elle récitait les incantations au-dessus des vapeurs âcres. Ses larmes coulaient en permanence, drainant son énergie vers la mixture. Elle se sentait de plus en plus faible et pourtant elle devait tenir encore deux répétitions d'incantations. Ses jambes se mirent à trembler, sa voix s'amenuisait et son visage cuisait sous la chaleur.

Puis elle prononça le dernier mot et se rejeta en arrière, au bord de l'évanouissement. Les braises s'étaient éteintes et la potion s'apaisa rapidement. Encouragée par sa chatte, Sarah-Maëlle se releva et sortit à l'aide d'un écumoire les deux globes. La réplique pulsait d'une énergie qui imitait faiblement celle de l'œil.

— Je ne ferai pas mieux. Au moins, le châtelain aura son objet magique.

Elle rangea les deux globes et elle alla se coucher sans plus attendre.


Des miaulements énervés la réveillèrent. Quand Sarah-Maëlle ouvrit les yeux, elle entendait ses alarmes magiques s'agiter. Elle bondit sur ses pieds et jeta des sorts à tout va pour protéger et camoufler ses biens. Elle se saisit de la réplique, se doutant de qui était l'intruse, et sortit de la fourgonnette. L'autre jaillit au bout du chemin, l'air déterminée.

— Tu pourrais passer pour un robot tueur, commenta Sarah-Maëlle en lui faisant face. Tu arrives juste à temps, j'ai fini l'expérimentation que je voulais faire.

Elle lui lança la réplique à la figure. L'autre l'attrapa au vol.

— Qu'en as-tu fait ? cracha-t-elle.

— Un cadeau pour ton châtelain, il mettra un peu plus d'ambiance…

— Tu te fiches de moi ! Comment oses-tu modifier un bien qui ne t'appartient pas, voleuse !

Au fond d'elle-même, Sarah-Maëlle apprécia le passage au féminin.

— Je n'ai pas de leçons à recevoir d'une personne qui veut épouser un homme pour ses possessions. D'ailleurs, pense à bien le lui rendre.

L'autre leva sa baguette, mais Sarah-Maëlle réagit plus vite. Elle déclencha ses dernières protections et des racines émergèrent du sol pour ligoter son adversaire.

— Maintenant, tu vas me fiches la paix. Je connais mes droits de sorcières, figure-toi : toute relique magique dans les mains d'un profane peut être empruntée ou remplacée par un bien d'une valeur égale. Je te le remets en tant que connaissance du châtelain. Si ça te suffit pas, j'en appellerais à une sororité régulatrice !

Elle lui ferait bien volontiers une leçon sur le respect des différences et l'importance de l'humilité, mais le regard de haine que l'autre lui renvoyait l'encouragea à démarrer la fourgonnette au plus vite.

Elle se détendit quelques kilomètres plus loin et relativisa  :

— Je me débrouille pas trop mal, n'est-ce pas minette ?

— Miaa.

— Et je viens de me faire ma première ennemie ! Toute sorcière se doit d'en avoir une. Bon, quand j'aurais finalisé mon artefact de vision avec l'œil de Margot, je pourrais rejoindre une sororité officielle et bénéficier de sa protection.

Oui, finalement les choses s'arrangeraient. Sarah-Maëlle se sentait plus sorcière et libre que jamais.

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