Chapitre 21 : C'est votre dernier mot ?

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— Gab, accélère… Maman va râler si on retarde encore le repas ! Déjà que Becky…

— Chut, Papa ! s’agace la petite Sacha. Nous on écoute ! Alors, Tatie : qui c’était, le toc-toc ?

Les enfants sont pendus à ses lèvres, même s’ils ont déjà entendu l’histoire cinq fois cette année. Elle prend son temps, cherche les bons mots, distille les silences. L’agitation qui fuite de la cuisine ne doit pas gâcher son histoire.

— Pour le savoir, il nous fallait ouvrir. Mais nous étions effrayés… Enfin, surtout Alan, se moque-t-elle. Qui pouvait bien nous rendre visite, en plein milieu de la nuit ? Il m’a suppliée de ne pas me lever, mais j’ai pris mon courage à deux mains, encore une fois. Quand la porte s’est ouverte, j’ai découvert une femme…

— Gabrielle ?

Le visage jovial de Charles Couturier passe l’encadrement de la porte. Sacha lâche un soupir exaspéré. Déjà, elle s’accroche à la robe de sa tante pour la persuader de ne pas s’interrompre.

— Oui, Papa ? s’enquiert Gaby.

— Ton amie est enfin arrivée ! Je crois que tu devrais aller l’aider, elle semble avoir du mal à se garer.

— Oh non, Papy ! On veut la fin de l’histoire ! Reste ici, Tatie !

— OK, j’arrive tout de suite ! Et ne t’inquiète pas, ma Sacha d’amour, la fin ne va pas s’envoler !

Gaby quitte d’un bond le canapé et traverse le salon à grandes enjambées. Sacha grimace une moue boudeuse alors que son petit frère Lewis jette son dévolu sur l’assiette de petits fours posée sur la table basse. Sa mère bataille un moment pour l’empêcher de tous les empoigner dans ses mains baveuses et il se résigne à n’en mâchonner qu’un seul, l’air distrait. La bouche pleine, il me sourit.

Température : 22,3 °C ; humidité : 41 %.

Sourire.

Toujours preste, Gaby est de retour avant même qu’il n’ait fini d’avaler. Elle est talonnée par Rebecca, engoncée dans un long manteau de fausse fourrure grise. Lewis abandonne aussitôt sa quête d’un prochain feuilleté pour courir y coller ses mains ; Rebecca s’écarte juste à temps avec un rire gêné. Elle salue timidement la famille, accepte le verre tendu par Leslie, l’épouse de Raphaël, et s’installe, à l’invitation de Gaby, dans le dernier fauteuil libre.

— Alors, où j’en étais… Ah oui : la femme. Une grande brune, au visage poupin et aux beaux yeux gris. Elle était encadrée de deux types en costard, à l’air salement renfrogné. J’ai mis un peu de temps à comprendre, mais à la minute où j’ai saisi, je n’ai pas pu m’empêcher d’éclater de rire. J’étais bien la seule… Alan tirait un tronche de six pieds de long, ajoute-t-elle avec un regard en coin à Becky. Et les deux gars avaient tout l’air d’avoir bouffé un cafard.

— Beurk, grimace Lewis, des miettes de feuilleté plein le menton.

— L’un des hommes s’est présenté. C’était Carlin. Il a bien tenté de faire traîner les choses, il voulait renégocier, trouver un arrangement, récupérer John, mais j’ai tenu bon. D’ailleurs, c’est une chose que tu dois retenir, ma petite Sacha : si tu veux vraiment quelque chose, ne laisse personne te dire que c’est déraisonnable ou impossible. Accroche-toi jusqu’à l’obtenir.

— Sauf s’il s’agit de Maman et Papa qui t’expliquent qu’on ne peut pas avoir un poney en appartement, intervient Raphaël d’un ton patient.

Gaby hausse les épaules avec un clin d’œil complice à sa nièce, lui arrachant un adorable éclat de rire.

— Bien sûr. Tu dois toujours obéir à tes parents. Au moins jusqu’à tes treize ans.

— Gab, ça ne nous aide pas vraiment, ce genre de remarque… Et tu ne voudrais pas finir ton histoire, on meurt de faim !

— Oh, mais tu la connais déjà, la fin, Raph ! Si tu t’ennuies tant que ça, tu n’as qu’à aller aider les parents en cuisine… Comme ça, je pourrai peut-être continuer à mon rythme.

Il se contente de soupirer et, d’un geste de la main, l’encourage à reprendre.

— De toute façon, ils étaient là : le plus dur était fait !

— Les grands ! appelle la voix de Catherine depuis la cuisine. On a besoin de votre aide pour servir l’entrée, maintenant que tout le monde est arrivé.

C’en est trop pour Sacha. Le visage plus fermé que jamais, elle se lève et tape sèchement du pied.

— Non ! Je veux la fin ! C’est ma partie préférée.

— Et tu l’auras, promet Gaby. Après le repas.

— Mais c’est dans au moins mille heures !

— Bon, peut-être que, quand personne ne nous écoutera, je te chuchoterai la suite à l’oreille.

— Promis ?

Un baiser sur le front scelle l’engagement.

— Bien, tout le monde est servi ? Gabrielle, tu n’es pas à la bonne place, je t’avais installée à côté de…

— Catherine, ce n’est pas important, si ?

— Bien sûr que non, pardon. Alors, si vous le voulez bien, même si ce n’est pas dans nos habitudes, j’aimerais débuter le repas par une prière.

— Tu déconnes ? ricane Raphaël.

— Non, je ne déconne pas, mon chéri. Je suis très sérieuse. Il me semble qu’une bénédiction divine ne sera pas de trop. Loin de moi l’idée de raviver de mauvais souvenirs, mais si le réveillon de cette année pouvait être plus calme que le précédent, j’en serais extrêmement soulagée.

Gaby baisse la tête en tirant quelques mèches de cheveux sur ses yeux, mais ses pommettes gonflées trahissent un large sourire. Un détail qui n’a pas échappé à son frère :

— Tant qu’il ne te prend pas l’idée d’inviter les ex de ta fille à table, tout devrait bien se passer, Maman.

— Je ne pense pas que Gregory puisse porter toute la responsabilité du fiasco…

— Maman, je croyais que tu ne voulais pas raviver de mauvais souvenirs, intervient Gaby, le visage toujours rieur.

Catherine soupire, joint ses mains et se résout à prier seule pour le salut de ce Noël.

Analyse en cours…

Imiter Catherine.

— On peut quand même commencer ? s’enquiert Raphaël, sa fourchette à la main.

— Chut, intime Gaby. Moi aussi, je vais prier. Seigneur, ayez pitié de nous. Faites que les assiettes ne volent pas et que je puisse tenir jusqu’au dessert sans claquer la porte…

— Gabrielle, enfin. Ne te moque pas de ta mère. Et tu devrais plutôt prier pour que personne ne s’étrangle avec une coquille d’huître.

À l’exception de Rebecca, nous rions tous à la remarque de Charles. Y compris son épouse, qui semble avoir finalement renoncé à toute aide divine.

— Tatie, tu peux finir ton histoire, maintenant ? S’il te plaît !

— Oh non, pas encore cette idiotie, s’indigne Catherine. Ça va devenir une vraie légende familiale à force de la répéter.

— Une légende familiale ? Mais j’adore cette idée ! s’extasie Gaby. La légende de l’homme-robot… par Gabrielle Couturier.

— Et la mystérieuse belette… ajoute Raphaël, tout aussi excité.

— Quelle belette ? demande soudain Rebecca.

— Hum... Bon, où j’en étais. La femme mystérieuse… Alan n’a pas protesté longtemps. Il faut dire qu’elle avait une belle paire de...

— Gab ! S’il te plaît !

Fière de son effet, Gaby jette un coup d’œil goguenard à l’audience, aux enfants subjugués et aux adultes outrés, avant de se décider à reprendre son récit.

— De toute façon, il ne pouvait pas rester dans ce corps. Comment renoncer au plaisir du thé ? Et puis, le nouveau était flambant neuf, en tous points parfait ; il ne pouvait rien lui reprocher.

D’un geste vif, elle claque le genou de son amie.

— N’est-ce pas, Becky ?

Rebecca baisse la tête d’un air embarrassé. Je n’ai pas de grandes connaissances en matière de beauté, mais elle me semble séduisante, avec ses yeux en amande et son front haut. Il aurait pu plus mal tomber. D’ailleurs, j’ai bien l’impression qu’il s’apprécie aussi. À la maison, je l’ai souvent surpris devant le miroir, perdu dans sa contemplation.

— Oui, ce corps est très bien. Il ne me fait pas souffrir, c’est le plus important. Mais poursuis ton récit, je t’en prie.

— Quand les hommes sont partis, nous avons lancé le transfert. J’avais une trouille bleue, et je n’étais pas la seule ! En bon toqué, Alan a tout vérifié au moins une centaine de fois. Pire que quand il doit fermer la porte !

— Je n’ai aucun toc ! C’est de la simple prudence.

— Oui, oui, bien sûr. Le transfert a été beaucoup plus long que la première fois, et je crois que je me suis endormie. Ou évanouie. Maudite grippe…

Elle s’interrompt pour enfourner une bouchée de terrine de légumes, au grand désespoir de sa nièce. Je me demande ce qu’elle comprend de cette histoire, du haut de ses sept ans. Sûrement bien plus que ce que les adultes imaginent.

— Quand je me suis réveillée…

— Oui, Tatie ?

— Eh bien… Je n’ai vu aucune différence. J’avais toujours les deux robots, assis sur leurs chaises, branchés à leurs casques ridicules. Le transfert était terminé, mais aucun des deux ne bougeait. J’ai un peu paniquée.

— Un peu, oui, confirme Rebecca avec une ombre de moquerie sur les lèvres.

— Qu’est-ce que tu as fait, alors ? Tu vas voir Lewis, c’est trop rigolo ! Raconte, Tatie !

— Qu’est-ce que j’ai fait ? Je les ai giflés, pardi ! Tous les deux. J’ai commencé par Becky…

— Tu m’as surtout complètement décoiffée.

— J’ai pris un grand élan, et…

— Gab, pas à table ! Tu vas tout renverser !

— Paf ! Une bonne grosse gifle. Mais elle n’a pas bougé. Du tout ! Alors je suis passée à John.

— Han ! Tu as frappé John ! s’étonne faussement Sacha, une main devant la bouche, en jetant un coup d’œil narquois dans ma direction.

— Oh oui. De toutes mes forces.

Son regard est une caresse. La table est silencieuse, avide de ses mots. Voyant toute l’attention portée sur moi, les enfants se lèvent et se jettent à mon cou pour le troisième câlin de la journée. Gaby dit toujours que je suis leur grande poupée. Un rôle parfait.

— Tu t’en souviens, John ?

Analyse en cours…

Je hausse les épaules avec un air d’idiot du village.

— Pfft.

Je sais que ce son l’exaspère. D’ailleurs, une boule de pain traverse déjà la table, droit vers ma tête.

Attraper.

— Merci beaucoup, Gaby. Exactement ce qu’il me fallait. Tu sais bien que j’ai toujours un peu faim.

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