Chapitre 17 : La force... de Gaby

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— Encore une de vos idées délirantes, Gabrielle, soupire-t-il en secouant la tête. C’est ridicule. Écoutez… Il me semble que le moment est venu de nous dire adieu.

— Quoi ? Mais, mais ! Certainement pas !

— Je vous remercie pour votre aide d’hier, et pour avoir pris soin de ce corps pendant si longtemps. Et je suis navré pour votre perte – il grimace à ce mot. Mais nous n’avons plus rien à faire ensemble.

Adossée contre la porte, en sueur, je cherche la faille ; mes pensées me donnent le vertige. Il ne peut pas s’enfuir, pas maintenant, je dois le convaincre. Coûte que coûte.

— Je veux t’aider, Alan, et je suis sûre que je le peux ! Après tout, je le connais parfaitement, ce corps. Je te serai forcément utile !

— Comment ça : vous le connaissez parfaitement ?

— Ben oui !

Il me dévisage, l’air dégoûté et s’éloigne d’un pas. Mon cerveau est en surchauffe, je mets plusieurs secondes à comprendre.

— Non mais pas du tout ! T’es pas bien ?! C’est simplement que je l’ai vu fonctionner, se développer, découvrir l’environnement. Et… je n’y connais rien, bien entendu, mais il est possible que ce soit cette phase qui te manque, non ? Allez, on doit essayer. Fais-moi confiance, s’il te plaît.

Sa réponse met des heures à tomber – enfin, deux ou trois secondes, mais très longues !

— Bon, bon, soit ! Je veux bien tenter votre idée de méditation. Par contre, pas ici, c’est trop dangereux, lance-t-il en s’agitant en tous sens, une main dans les cheveux – l’air presque surpris d’en trouver autant. J’ignore à quoi je pensais hier en acceptant de vous accompagner alors qu’ils connaissent votre adresse et qu’ils sont même déjà venus vous cambrioler, je n’étais pas dans mon état normal. Et, par tous les saints, je crois bien que je ne le suis toujours pas ! Mais nous ne pouvons absolument pas rester là.

Le regarder zigzaguer comme ça dans mon minuscule salon me donne le tournis. Ma gorge est toujours brûlante, tout comme mon front, et le reste de mon corps, à vrai dire. Je tire le col de mon tee-shirt pour m’aérer, bois une gorgée d’eau que je déglutis à grand-peine, passe une main humide sur ma nuque. La vache ! Je bous ! Mon corps me fait sans doute payer ma petite séance d’exhibition d’hier…

— Gabrielle ?

— On pourrait aller chez mes parents, ils nous hébergeraient sans problème. En plus, ils connaissent John…

Un soupir sonore m’interrompt.

— Oh, par pitié ! Cessez de l’appeler comme ça ! Il n’a pas de prénom ! Pour la dernière fois : il n’a jamais existé, il n’était qu’un processus informatique.

J’encaisse le coup sans un mot. Je me serais bien passée de sa mesquinerie, surtout que mes bronches sont en feu et qu’un petit ruisseau de sueur commence à imbiber le dos de mon tee-shirt, mais je m’efforce de l’ignorer. De toute façon, ce combat m’éloignerait de mon unique objectif : revoir John.

— À l’hôtel, alors ?

— Oui. C’est une idée. Écoutez… Je dois retourner chez moi, récupérer mon matériel et mettre mes affaires en ordre. Tout s’est précipité, je n’avais pas prévu de passer à l’action aussi vite. Gabrielle, pouvez-vous me conduire à mon auto ?

— Euh…

— Vous l’aviez promis hier.

— Oui. Oui, d’accord. Je t’accompagne chez toi, on prend tes affaires et on trouve un hôtel. Donne-moi juste une minute.

Il grogne son accord, se plante devant la fenêtre, écarte le rideau et fait le guet pendant que je grimpe à l’étage pour remplir ma valise avec tout ce que je trouve – téléphone, ordi, fringues, bouquins. Essoufflée, je la balance du haut de l’escalier dans un vacarme à réveiller Mémé, puis je dévale les marches, me rue vers la salle de bain, embarque ma brosse à dents, mon déo et le reste des vêtements de John. J’hésite un instant à couper l’eau et le courant… Non. J’enverrai un message à mes parents pour qu’ils viennent vider le frigo et fermer les volets. Est-ce que je dois leur laisser de l’argent pour le menuisier ? Bon sang ! Comment je peux penser à ça maintenant ? Je secoue la tête, j’enfile mes bottes, saisis ma doudoune et lance :

— C’est bon ! On y va. Ben, t’as pas encore mis tes chaussures ?

— Ils sont là.

— Hein ? Putain, c’est pas vrai ! Ils sont là ? Dans la rue ?

Plaqué contre le mur, le visage tourné vers le jour du rideau, il acquiesce. Je m’approche et jette un rapide coup d’œil en direction d’une camionnette noire occupée par trois gaillards en rang d’oignons sur la banquette avant. Merde de merde ! Mon cerveau turbine, mon front dégouline. Si seulement j’avais une porte à l’arrière de la maison ! On pourrait sans doute passer par la fenêtre de la salle de bain, enfin, moi je pourrais. Lui… Il faudrait lui arracher un bras ou deux. Est-ce que c’est possible ? Peut-être qu’on pourrait les remettre en place après… Non, c’est vraiment une idée à la con. Qu'est-ce qu'il fait chaud ! Rha ! Crotte de bique ! Réfléchis, idiote ! La police ? Pour dire quoi ? « Salut, j’ai sauvé un robot, et les méchants veulent le récupérer, venez m’aider, s’il vous plaît. » Pathétique. De toute façon, le temps qu’ils rappliquent, tout sera déjà foutu. Markus ? Je pourrais l’appeler en visio. Il ferait un excellent témoin, si seulement il parlait français. Hum. Remarque, s’il enregistre l’échange, et qu’il le diffuse à la police, ou mieux, à des journaux, ou…

Oh, ça y est, je crois que j’y suis.

Bon… C’est le moment de sortir ses tripes !

— Alan, tu as ton téléphone ? – il acquiesce. Passe-le-moi !

— Pourquoi ?

— Tu as un bon réseau ?

— Oui.

— Parfait. On va faire un direct sur YouTube.

— Quoi ?!

— Écoute… J’y réfléchis depuis un moment. Enfin, ça doit bien faire… quelques minutes… Une, au moins. Bon, peut-être moins. Mais je suis certaine que c’est notre meilleure chance. La seule solution pour tenir Eterni’tech, c’est de leur faire un bad buzz. Ou du moins, qu’ils le craignent. Révéler leurs activités, la vie éternelle, les corps artificiels, et leurs méthodes franchement douteuses. Des vidéos, des articles, des révélations ! Avec des titres bien flippants, du genre « L’entreprise qui vous transforme en robot », « Des millionnaires payent pour devenir immortels », « Les androïdes sont parmi nous : trois trucs pour les identifier ! », « Je poignarde un mec : la suite va vous étonner » !

— Quoi ? Poignarder… Vous-vous n’êtes pas sérieuse, Gabrielle ?

— S’il faut en arriver là, je le ferai ! Eh puis tu t’en fous, non ? Tu ne sentiras rien du tout ! Réfléchis, si on ne réagit pas, que vont-ils nous faire ? Moi je sais : ils vont t’extirper de force de ce corps, laisser ton âme dans… la boîte à transfert ou je ne sais pas comment ça s’appelle, et récupérer ce beau robot tout frais pour le vendre à leur client. Quant à moi, ils vont m’attacher à un parpaing et me couler au fond d’un lac ! Sans doute après m’avoir arraché toutes les dents et coupé les doigts. Pitié, faites qu’ils ne me violent qu’après ma mort… Non, il est hors de question que je les laisse faire ! Donne-moi ton téléphone !

Il s’accroupit près du canapé, attrape sa veste, fouille la poche intérieure et me tend son rutilant smartphone. De l’autre côté de la vitre, les gars n’ont pas bougé de leur camionnette et je n’ai pas l’impression qu’ils m’aient vue.

— Attends, je vais me connecter à mon compte. J’ai quelques abonnés…

— Ah oui ?

— Oui, de l’époque où… peu importe !

Je suis émerveillée par la rapidité de l’engin ! En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, me voilà sur YouTube, prête à lancer mon direct.

— Bon, j’y vais, ok ? Je te filme, je les filme, j’explique la situation. Puis on les menace. T’es prêt ?

— Absolument pas ! Gabrielle, c’est une très mauvaise idée.

— Souris à la cam, Alan !

Titre du live : Je RISQUE ma vie parce que CET HOMME EST UN ROBOT !!!

Salut les gens !

Oui, je sais, ça fait longtemps… Surtout que je vous retrouve pour une vidéo un peu particulière aujourd’hui. Pas de let’s play sur ARK ou The forest, mais une aventure complètement folle. Et complètement vraie !

Avant toute chose, laissez-moi vous présenter Alan. Allez, grimace pas, fais risette à nos camarades. Voilà, c’est bien. Oh, je vous vois venir, bande de petits filous… Vous vous dites : « Waouh, canon, son mec ! ». Sauf que : d’une, ce n’est pas mon mec, et de deux, ce n’est, en fait, même pas un mec. Ah ah ! Ça vous la coupe, hein ?

Je jette un œil au compteur : deux spectateurs, c’est nul, mais mieux que zéro. Ce sera toujours deux témoins si Eterni’tech décide de nous enlever.

Je vais faire simple et direct : ce mec n’est pas humain. C’est une machine. Littéralement. Une machine. Un robot. Un androïde si vous préférez. Et je vais même vous le prouver, ouvrez bien grands les yeux !

— Alan, faut y passer !

— Quoi ? Non-non-non ! Gabrielle ! Il n’en est pas question.

J’avance vers la cuisine, téléphone en main, et j’empoigne un couteau de cuisine. Comme au premier jour.

— Pas le choix.

— Mais… Oh mon Dieu, vous êtes complètement démente.

À contrecœur, il allonge son bras droit. J’agrippe son poignet pour l’approcher de moi, je remets la caméra en place, lui laisse le temps de faire la mise au point, et entaille l’avant-bras sur toute la longueur. Il grimace d’appréhension mais ne bronche pas.

Tadam ! Vous voyez, ça ne saigne pas ! Et niveau douleur, Alan ? Aucune, pas vrai ? Et je peux faire ça n’importe où ! Il n’a pas la moindre goutte de sang dans le corps !

Le chat s’agite un peu, ils ne sont que deux, mais quels bavards, ma parole ! On menace tout d’abord de me dénoncer à la police avant d’envoyer des flots de smileys bouche ouverte et horrifiés.

Quatre spectateurs.

Alan, tu veux bien te présenter ? Non ? Allez, sois pas timide ! Bon, tant pis, je vais le faire pour toi. Voyez-vous, dans ce corps, il y a un vrai humain, un homme que j’ai rencontré il y a très peu de temps. Un homme petit, chauve, misérable, – oui, oui, je vous jure ! – et avec, d’après ce que j’ai compris, une santé en carton-pâte – tu confirmes ? Et cet homme, hier soir, a transféré son esprit dans ce corps de… de ce dieu scandinave. C’est pas fou, ça ?

S’il avait voulu faire ça dans les règles, il aurait dû s’acquitter de la somme rondelette de – accrochez-vous bien – quinze millions d’euros ! Le tout au bénéfice de la société Eterni’tech. Retenez bien ce nom : Eterni’tech. C’est cette société qui a développé ces corps artificiels, pour permettre à des riches de rester jeunes et en bonne santé. De vivre éternellement. Et même de devenir beaux ! Pas vrai, Alan ?

Si je fais cette vidéo aujourd’hui, c’est parce que cette société, Eterni’tech, est actuellement devant chez moi.

J’entrouvre la porte pour filmer le véhicule et les gugusses qui me fixent, éberlués. Je leur fais un coucou joyeux de ma main libre et les invite à descendre.

— Hey, les têtes de nœuds ! Venez dire bonjour à YouTube !

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