FRANCESCA OU LA MORT ÉLÉGANTE

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« La Roseraie » baignait encore dans les derniers rayons du soleil de cette journée de fin d’automne. C’était une maison cossue de la fin du 19e, située au milieu d’un grand parc parfaitement entretenu et entouré d’une haute barrière aux pointes dorées. Un portail grand ouvert en marquait l’entrée. Elle offrait un large panorama sur les Alpes et, par temps clair, on pouvait voir jusqu’au Mont-Blanc. Elle avait d’abord été la demeure d’une riche famille de Neuchâtel dont l’un des descendants, Edmond Blanchard, avait fondé l’entreprise mondialement connue dans la bijouterie de luxe. Il avait hérité de cette bâtisse élégante en 1940 et l’avait habitée pendant plus d’un demi-siècle, jusqu’à sa mort. A la fin des années nonante, laissée à l’abandon faute d’héritiers, elle avait été rachetée par un couple, les Vernon, Jacques et Claudine, la soixantaine maintenant. Ils en avaient fait un « havre de paix pour pour personnes âgées ». C’est en tout cas ce que prétendaient la brochure d’information et le site internet. Les habitants du quartier, eux, l’appelaient prosaïquement « l’Asile ». Des professionnels, triés sur le volet, prodiguaient les soins, encadraient les résidents dans leur quotidien selon la méthode Montessori adaptée aux adultes : il s’agit dans les grandes lignes de laisser aux résidents le choix des activités, de les accompagner plutôt que de les assister et de valoriser ce qu’ils peuvent faire par eux-mêmes. En résumé : « Aide-moi à faire seul ». Pour ne pas faire « hôpital », le directeur avait renoncé aux blouses blanches pour le personnel : chacun portait un jeans, un tee-shirt gris foncé et un badge avec son prénom écrit en gros caractères d’imprimerie.

Comme à son habitude, et à cette heure-là, Francesca regardait par la fenêtre. Son regard se perdait à l’horizon, très loin, au-delà des Alpes. Peut-être cherchait-elle à raviver des souvenirs de son Italie natale. Elle aimait quand le soleil lui chauffait les joues. Cela lui rappelait son soleil du Sud, celui qui l’a vue naître et grandir au bord de la mer.

Elle restait là, de longues minutes, immobile, debout, digne... et fière. Elle fermait alors ses grands yeux noirs. Ses lèvres esquissaient un demi-sourire sur son beau visage, doux et gracieux, sur lequel le temps glissait sans y laisser la moindre ride. Ses cheveux courts et noirs formaient tout autour comme un casque de moto. Elle s’abandonnait à la douceur de cette fin de journée. Elle laissait le soleil lui caresser la peau, le front, les joues, le menton, le cou. Elle se donnait à lui, comme on s’offre à l’autre dans une déclaration d’amour. A la regarder ainsi, on aurait dit la chanteuse Barbara : toute longiligne, drapée invariablement, et quelle que soit la saison, dans une longue robe noire. Elle gardait cette prestance, cette élégance, ce charme des très belles femmes. A nonante ans passés, presque nonante et un, elle avait toujours cette grâce qu’on les dames du monde. Elle se tenait droite devant la grande baie vitrée ; sa silhouette se détachant de l’arrière-plan vert du parc comme une ombre chinoise immobile et gracile.

Francesca avait fait partie de la jet-set italienne et, à l’époque, les journaux avaient couvert son mariage en grandes pomptes avec Luigi Devittorio, le célèbre homme d’affaires. Dix ans de mariage et autant de tromperie et de trahison, dont les médias s’étaient gargarisés, laissant à Francesca le rôle, forcément ingrat, de l’épouse bafouée ou trop naïve « qui n’y voyait rien ». Qui pouvait savoir toute la douleur qui était la sienne et qu’elle se forçait à garder tout au fond d’elle ? Qui ? Sûrement pas ces paparazzi avides de faire les gros titres avec la photo-choc. Ceux-là mêmes qui insistaient tant sur le charme naturel du seddutore au regard de braise « qui avait les plus belles femmes à son bras… et dans son lit ».

Depuis la mort de son mari en 1968 dans un accident de voiture, Francesca, âgée alors d’à peine quarante ans, avait pris le deuil pour ne plus jamais le quitter. Elle était la femme d’un seul homme, d’un seul amour, même meurtri. Francesca n’avait pas eu d’enfants. C’était son plus grand regret, elle qui venait d’une famille nombreuse : quatre frères et cinq sœurs. Mais les frasques de son mari l’avaient peu à peu éloignée de sa famille qui avait rompu tout contact avec elle. On ne supportait plus de lire tous ces ragots à propos de la Sorella. On avait fini par avoir honte de qui elle était devenue au bras de ce gigolo ! Veuve, Francesca avait vendu la grande maison en Italie pour élire domicile en Suisse, à Neuchâtel. Elle avait fui tous ces paparazzi qui la harcelaient. Après quelques mois, elle était redevenue cette anonyme. Ici, personne ne connaissait Signora Luigi Devittorio, seulement Francesca. Sa vie se déroulait sereinement désormais sur les hauteurs de la ville où le lac lui rappelait la mer qu’elle avait connue toute sa vie.

Des signes, qui auraient dû alerter ses voisines, étaient subrepticement apparus dans les habitudes de Francesca. Il lui arrivait d’oublier ses clés, son sac, son porte-monnaie en allant faire ses courses. D’abord, on avait mis tout cela sur le compte de l’étourderie : « Ça arrive à tout le monde ! » Mais, quand Francesca sortait et ne savait plus quel bus prendre, montait dans un et se retrouvait dans l’un des villages voisins ou qu’elle tournait en rond sur la place Pury, au centre-ville, et que c’était une voiture de police qui la ramenait, cela aurait dû inquiéter. Et s’il n’y avait que cela : ses paroles devenaient aussi plus difficilement compréhensibles. Elle qui s'était toujours efforcée d'employer un langage soigné, voilà qu'elle laissait parfois, et de plus en plus souvent, un mot incongru s’immiscer dans la phrase, un mot qui n’avait rien à y faire. On en riait… Elle se reprenait, demandait pardon… Il lui arrivait d'en rougir. Et on l’excusait toujours bien volontiers. C’était drôle ! Mais à la longue, cela s’accentuait et devenait agaçant au point qu’on ne prenait plus vraiment la peine de l’écouter et qu’on prétextait des affaires urgentes pour couper court à la conversation. Elle ne comprenait pas pourquoi les gens se détournaient, pourquoi ils la fuyaient. Parfois, elle laissait échapper un juron.

Peu à peu, Francesca avait perdu toutes ses amies qui s’éloignaient. Oh, on ne pouvait pas vraiment leur en vouloir. Après ses frères et sœurs, son époux, elle voyait son monde disparaître inexorablement. Elle se retrouva alors seule à tuer le temps devant la télévision, à suivre de ces soap opera où elle retrouvait un peu de sa vie d’avant, mais en beaucoup moins prestigieux. Enfin, comme elle n’avait plus de famille, elle avait été placée sous tutelle : un avocat avait été nommé pour s’occuper au mieux de ses affaires. C’est lui qui, après lui avoir rendu visite chez elle, avait alerté les services sociaux ; Francesca n’était plus que l’ombre d’elle-même : elle se nourrissait de si peu et laissait son foyer dans un bien piteux état. C’est alors qu’on lui avait trouvé une place dans un établissement adapté, là où elle serait bien : « La Roseraie ».

Au début, elle avait eu du mal à trouver ses repères. Mais maintenant, elle s’y sentait bien, se croyait à la maison. Elle demandait souvent à Solange l’animatrice, qu’elle prenait pour sa femme de chambre, qui étaient tous ces invités chez elle en parlant des autres résidents. La jeune femme trouvait toujours une parade pour que Francesca ne se sente ni à l’hôpital ni chez les fous. Alors, satisfaite, cette dernière lui prenait ses mains dans les siennes et la gratifiait d’un Grazie mille !

De son passé, la belle Italienne n’avait plus rien, sauf un album-photo dont la couverture en simili-cuir noir était patinée par le temps. Les pages cartonnées grises étaient attachées par une cordelette brune nouée et retenue par deux grosses perles. Elle le feuilletait chaque jour, passant ses doigts fins sur certains clichés en noir-et-blanc, caressant le visage de son amour de toujours en murmurant son prénom : Luigi. Ici, à la plage. Là à une réception. Là encore... Elle ne savait plus très bien.

Ce matin, Francesca est morte. Elle ne s’est pas réveillée. Ses grands yeux noirs et brillants sont restés clos pour l’éternité. L’infirmière qui est entrée dans sa chambre l’a trouvée couchée dans son lit. Ses deux mains posées sur le ventre, jointes comme pour une ultime prière, recouvraient son album-photo. Ses lèvres closes formaient comme un bouton de rose rouge sur le point d’éclore. Le contraste avec la pâleur de son visage était saisissant. Même morte, Francesca était belle, élégante : elle avait gardé la grâce des grandes Dames. Elle avait quitté le monde des vivants sans faire de bruit, sans faire la une des journaux. Elle était allée rejoindre Luigi, son Luigi, pour lui pardonner le mal qu’il lui avait fait, pour l’aimer toujours.

On ne verra plus sa silhouette dans la véranda. Dans quelques jours, quelqu’un d’autre viendra prendre sa place, avec son histoire. Une autre histoire.

Dans quelques semaines, qui se souviendra encore de Francesca Devitorrio, Signora Luigi Devittorio ?

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