Chapitre 1 : Karmilla

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Elle avait essayé. Et de nouveau, elle se retrouva face à un échec cuisant. Déçue et humiliée, les mots lui étaient restés au fond de la gorge, elle ne parvenait plus à faire sortir son venin. Elle était furieuse. Furieuse de n’être qu’une femme à qui l’on aimait déléguer les tâches ménagères quotidiennes. A qui l’on aimait laisser la garde de enfants pendant qu’elle tricotait en se balançant d’avant en arrière sur son rocking chair. A qui l’on prenait toutes décisions, éternelles enfants, quand bien même on le lui avait volé son enfance.

Karmilla se hâta d’aller recouvrer sa solitude. Son pas était si rapide qu’elle se prit les pieds nus plus d’une fois dans sa robe trop grande pour elle. Elle n’avait même pas les moyens de se payer ses propres vêtements. Elle était tel un pantin perdu dans sa tenue trop large. C’était ceux que la gouvernante lui avait légué car selon elle, il fallait être présentable pour servir des personnes aussi respectueuses. Elle les maudissait tous presque autant qu’elle maudissait ses parents de l’avoir mis au monde ainsi. Seulement comme une femme.

Alors qu’elle ne rêvait que d’une chose : partir. Prendre le large. Voyager dans de lointaines contrées. Elle voulait un ailleurs. Et pour la huitième fois, elle avait été rejetée comme une malpropre.

Une femme, c’est faible. Ca donne des malédictions dans la mer. Elles sont pécheresses et inconstantes. Une femme n’est pas un homme. Et c’est ce qui faisait toute la différence.

Elle revoyait tout ces visages rougis par le trop plein de rhum. Ces hommes gras, poilus, édentés lui semblèrent encore plus affreux que dans la réalité. Si seulement elle avait su fermer leurs clapets à ceux-là.

Elle ne commença à se calmer que lorsqu’elle mit ses deux pieds dans le sable. Elle fit quelques pas avant de tomber en arrière, sans songer à la douleur que lui procurerait une telle chute.

La nuit était tombée depuis un long moment. Le ciel était tapissé d’étoiles qui se reflétait dans l’eau calme et salée. Elle adorait l’océan de la même manière qu’elle adorerait un dieu. C’était son tout. Fruit de ses rêves et de sa propre histoire. C’était ici qu’elle se sentait le plus en phase avec elle-même. Elle se remémora une fois encore ce fameux jour où l’océan avait emporté son papa.

Elle était alors âgée de cinq ans. Les deux protagonistes étaient assis eux aussi sur le sable fin et observaient au loin la ligne qui séparait les monstres marins des oiseaux du ciel. L’homme venait d’achever la lecture de Robinson Crusoé, l’un des seuls ouvrages complétant une bibliothèque presque vide. La lecture était un privilège bien noble dont peu de personne était capable à cette sombre époque. Mais cet homme n’avait plus rien de noble. Aux yeux de sa fille, il représentait tout, la plus belle créature du monde. Or il n’avait rien de magnifique dans son apparence bien au contraire. Son visage était rouge et boursoufflé, comme s’il avait été trop cuit au soleil. Ca lui donnait une affreuse apparence. Mais Karmilla l’aimait si fort que tout cela n’était qu’un détail.

-Dis papa, les pirates sont-ils vraiment aussi méchants qu’ils ne le disent dans les livres ?

Depuis sa plus tendre enfance, l’océan occupait une place prépondérante dans son imaginaire :

-Personne n’est entièrement mauvais dans son cœur. Pas même les pirates.

-Alors pourquoi ils racontent des choses aussi vilaines sur eux ?

-Les pirates sont connus pour leurs méfaits, expliqua-t-il. Ils volent, pillent et violent dès qu’ils en ont l’occasion. Mais ce sont des êtres humains, comme toi. Comme toi, ils sont capables des plus merveilleux actes. Ils ne sont pas ce qu’ils font.

-Alors pourquoi ? Pourquoi agissent-ils comme ça ? rétorqua la petite fille.

L’homme avait le regard perdu vers l’horizon. Ils se souvenaient de sa propre histoire, son propre passé. Lors d’une de ses nombreuses escales, le Trentin lâcha l’ancre. Les hommes sortirent comme des monstres enragés du vaisseau, l’épée à bout portant avec une rage digne des plus vils démons des enfers. Le pire était qu’il faisait partie de cette troupe de vagabonds, si bien qu’il culpabilisait chaque jour de s’être fait homme ainsi. Ca le hantait.

Ce soir-là, ils avaient pris la décision de s’arrêter au large de l’Espagne. C’était là qu’il avait perdu toute sa pureté. L’esprit bien alcoolisé, ils coururent à travers les pavés afin de rejoindre un bar dans lequel ils se réveilleraient le lendemain complètement amorphes après avoir bu comme des torus et baiser plusieurs putes.

Ce soir-là, il laissa ses compagnons pour profiter un peu de la solitude. Met bien rare en pleine mer. La grande rue le guida jusqu’aux profondeurs de la ville. Il ne savait où aller. Il marchait en titubant, manquant de se prendre les murs de pierre en pleine face.

Les souvenirs étaient toujours restés flous dans l’esprit de son père. Ce dernier se remémora le visage de cette belle rouquine, aguicheuse, qui ne demandait qu’à être prise, cachée dans une pièce abandonnée afin d’être payée. Il aimait à se dire que tout était de la faute de cette belle et jeune femme. Mais il savait au fond de lui-même qu’il n’en était rien. Toute vie avait quitté son corps. Elle ne s’était pas laissé faire, pas cette fois. Cette nuit-là, John baisa un cadavre. Il l’avait tué. Et plus jamais il n’oublierait ses yeux vides de vie et de sens. Elle représentait le plus beau et le plus laid des fantômes du passé.

Le lendemain, il repartait sur le Trendin rejoindre les autres loups de mer. Il avait fait comme si rien ne s’était passé. Pourtant, tout avait changé. Il n’était plus lui dorénavant. Quelque chose s’était brisé, laissant place à une culpabilité grandissante au fil des jours qu’il savourait. Il n’en avait jamais rien dit à sa femme, qui était enceinte jusqu’au cou à cette époque-là. Il avait été seul et il emporterait ce secret dans sa tombe.

-Papa, tu m’écoutes ? demanda la petite fille en le faisant revenir à lui.

-Oui, bien sûr. Comme toujours, mentit-il. Je crois qu’on ne fait pas toujours exprès de mal faire les choses.

Il chercha ses mots un instant puis reprit :

-Il y a d’autres choses qui entrent en compte. Un pirate n’est pas qu’un tueur ou un voleur ! C’est avant tout un aventurier qui ose quitter sa faille pour partir à la découverte du monde. C’est quelqu’un qui est bien à la fois partout et nulle part, il faut les prendre avec beaucoup de pitié selon moi. Ce ne sont pas des saints et c’est pour oublier le poids de leur culpabilité que la plupart boit comme des trous.

Il se tût. Puis il se rendit compte que son interlocutrice l’observait minutieusement de ses deux yeux bleus chatoyants.

-J’ai rien compris, finit-elle par dire en explosant de rire.

L’homme lui ébouriffa les cheveux :

-C’est pas grave mon p’tit monstre. Tu comprendras ça plus tard, quand tu seras grande.

La petite fille s’amusait à ensevelir ses pieds dans le sable fin.

-Dis papa.

-Mmh ?

-Est-ce que je pourrais moi aussi devenir un pirate et partir à l’aventure ?

L’homme partit dans un fou rire ;

-Mais enfin Karmilla, tu es une fille ! Et les filles ne prennent jamais la mer !

-Oh mais c’est nul ! finit-elle par répondre.

-C’est ainsi. Crois-moi, tu es bien mieux sur la terre ferme. Tu épouseras un beau jeune homme qui te fera plein de bébés. Ta vie sera bien occupée et tu ne songeras même plus à partir à l’aventure.

Elle s’allongea et oublia. Elle observait le ciel étoilé qui brillait de mille feux.

-C’est laquelle maman ?

Son père lui avait appris autrefois à se guider grâce aux étoiles. Elle le savait comme si ça avait toujours été là.

-Celle-ci, montra-t-il en pointant la plus lumineuse.

-Je suis toujours pressée d’être la nuit pour qu’elle puisse me voir.

L’homme sourit avec mélancolie. Il aurait tant aimé mieux pour ce petit être qui lui avait changé la vie.

-Karmilla, j’ai quelque chose de très important à te dire.

-C’est pour ça que tu m’as emmené là ? demanda la petite fille

-Chut, la fit-il taire. Ecoute moi bien.

Elle hocha la tête d’un air grave. Quand il fut sûr d’être bien écouté, il se lança :

-Je vais partir à l’aventure moi aussi. Je vais partir et tu ne viendras pas avec moi. Tu m’attendras ici, le temps qu’il faudra. Je viendrais te chercher quand j’en aurai terminé.

La jeune fille ne prit pas la nouvelle avec tant de sérieux qu’il l’aurait voulu. Le père ne savait si c’était une bonne chose ou non. Il aurait aimé que quelqu’un le retienne ici. Il retint en tout cas qu’il fallait être plus claire dans ses attentes lorsqu’il était question de son entourage proche. Encore la vie qui donnait des leçons à ce vieux loup de mer.

-Ce sera long ? demanda-t-elle

-Je n’en sais rien. Il faut que je retrouve ce que j’ai perdu autrefois.

L’homme se mit debout :

-Adieu ma princesse, dit-il avec une certaine allure.

La petite fille ne sentit même pas que des lares lui montèrent au coin des yeux alors que le pilier de sa vie s’éloignait d’elle pas à pas. Elle n’aperçut pas la fin et pourtant c’était sa fin.

-Papa, murmura-t-elle.

Elle avait 24ans, la fleur de l’âge à présent. Et pourtant, cette scène de presque vingt ans d’âge ne la quittait jamais lorsqu’elle venait se morfondre d’avoir essuyé un refus le long du large. Elle rêvait tant de prendre le large. Plus encore, elle rêvait de retrouver son père.

Elle abandonna ses souvenirs dans la houle puis reprit le chemin vers sa vie ennuyeuse, où chaque jour se ressemblait, où elle passait davantage de temps à rêver plutôt qu’à vivre véritablement.

Elle vivait non loin de là, dans une grande et luxueuse bâtisse blanche bordant la plage. Lorsqu’on ouvrait les fenêtres et qu’on escaladait la barrière, on se croyait presque dans l’océan. Presque.

Sur la pointe des pieds, elle regagna sa chambre. Elle ne voulait pas se faire remarquer tant par ses supérieurs, que par la maitresse de maison. Les escaliers craquaient toujours au même endroit. Il lui était aisé de se faufiler tel un fantôme, silencieuse comme la faucheuse venue récolter les derniers souffles assoupis.

-Karmilla ? murmura Peter la voix encore endormie.

-Rendors toi, lui répondit sèchement la jeune femme.

Il se recoucha sans faire davantage d’histoire. Elle connaissait ces enfants par cœur, comme si elle était leur nourrice depuis toujours.

La chambre était plongée dans la pénombre. Elle rêvait d’y mettre le feu, de partir sans demander son reste. Pour quoi faire ? Personne ne voudrait d’une femme comme elle. Personne.

Elle alluma la bougie face à sa coiffeuse. Elle se regarda sous tous les angles avec beaucoup de sérieux. Elle se toucha comme si pour la première fois elle découvrit son vrai visage, son vrai corps. Elle n’était pas si féminine que cela au fond. Alors pourquoi ? Pourquoi continuer à être ce qu’elle n’était pas ? Elle prit une décision. Plus jamais le fait d’être femme ne l’empêcherait d’être ce qu’elle était en vérité, au fond de son cœur.

Elle se dévêtit. Elle commença par serrer davantage le bandeau qui lui couvrait la poitrine. Elle enfila l’un des costumes quelle avait repassé au chef de famille.

Elle prit une mèche de cheveu. Puis la découpa avec ses grands ciseaux, comme éprise d’une étrange torpeur. Elle se donnait la vie une nouvelle fois. Et cette fois, elle tenait à être indépendante. Comme elle l’avait toujours rêvé. Comme elle l’avait toujours été. Elle ne laisserait plus jamais rien se mettre au travers de son chemin.

Cette nuit-là, elle devint une autre personne. En fermant la porte, elle dit adieu à la Karmilla Shadow qui avait toujours existé jusqu’à présent.

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