Chapitre 1

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— Ah tiens, vous vous souvenez de ces deux oiseaux là ? s’étonna Françoise tout en sirotant son thé. Quelle drôle d’histoire tout de même. Un conte d’orgueil et de faiblesse à n’en point douter, comme il en arrive tous les jours à Paris.

— D’orgueil, vraiment ? rétorqua Denise en haussant un sourcil interrogateur. Je pensais que c’était une romance un peu pathétique, rien de plus. Il est vrai cependant que je ne connais pas toute l’affaire. Vous qui êtes toujours au courant de tout, mettez-moi donc au parfum ! Je m’ennuie ce soir, racontez-moi la vie des autres, et sans complaisance je vous prie ! Existons un peu à travers eux, jugeons-les sans vergogne, rions d’eux tant qu’à faire ! Ils sont si amusants, ces autres.

— Avec plaisir très chère. Je m’exécute pour vous distraire. Tout a commencé à l’occasion d’un des fameux dîners de Mme Lagardère. Vous la connaissiez, je crois. Cette charmante jeune veuve, devenue joyeuse après le décès de son richissime époux, se plaisait à organiser de grandes réceptions mondaines. C’était quelque chose à l’époque ! Comme tout ce qui tournait autour d’elle, ses soirées avaient toujours un délicieux parfum de scandale. Elle adorait en effet inviter bourgeois et bohèmes, qu’elle mélangeait allégrement avec la canaille littéraire du moment. Les conversations n’étaient jamais monotones dans de telles assemblées. Lorsque l’alcool s’évaporait trop vite dans les verres et que le ton montait entre les hommes engoncés dans leurs costumes du dimanche, comme nous riions, nous les femmes.

Un soir de décembre, donc, nous étions attablés chez elle. Parmi les convives se trouvait Vivien, un muscadin au teint gris qui ne dépareillait pas au milieu de la foule des élégants à la petite semaine. Mais le gredin avait pour lui un faciès atypique, des traits à la virilité tranchante fondus dans une douceur mélancolique. Il avait de l’esprit et le portait sur lui. Il était habité, voyez-vous. Hanté serait probablement un terme plus juste. Il écrivait bien parait-il, bien que je n’eusse jamais lu une seule ligne de lui. Il suscitait de l’intérêt parmi la gent féminine, soulevait quelques émois par-ci par là. J’ai moi-même songé à le séduire par curiosité, je ne vous le cache pas. C’est qu’avec ses airs d’enfant perdu et ses singulières manières de dandy, il attirait la tendresse. Chaque femme qui se tournait vers lui ne détachait jamais immédiatement le regard. Il était de ces hommes dangereux au magnétisme débridé, corbeau des cœurs, fossoyeur de vertus. La trentaine bien entamée, il avait d’ailleurs extensivement profité de ses attraits, usé de tous les vices dans lesquels il se complaisait parfois encore. Toutefois, il tentait d’atténuer ses travers et s’était même récemment fiancé. Le larron s’était retiré de lui-même du marché, par amour ou par lassitude, peu importe, des larmes suivaient son sillage.

À cette même soirée se trouvait Sélène. En voilà une bien nommée. Le visage pâle, lunaire, vraiment, la jeune bourgeoise faisait partie de ces mondaines étranges qui surgissait partout sans que l’on puisse bien comprendre comment ou pourquoi. Éternel satellite des nuits parisiennes, elle ne semblait pourtant ni se chercher d’époux ni se choisir d’amant. Jamais mariée, elle terminait alors sa vingtaine et faisait déjà figure de vieille fille. On prêtait à la curieuse créature quelques relations dans le temps, mais il apparaissait qu’elle avait désormais abandonné toute velléité en la matière. Pourquoi fréquenter ces dîners si elle n'ambitionnait nullement à agrémenter son tableau de chasse, je vous le demande ! Par plaisir peut-être ? Ha ! S’arroger le luxe de se passer des hommes est éminemment suspect. Je la soupçonne de quelques tares cachées sous son voile de pudibonderie moribonde. Je ne l’ai jamais beaucoup aimé, elle riait trop et, sous ses sourires naïfs, j’ai souvent deviné de l'arrogance dissimulée. Parfois, elle prenait des mines affectées qu’elle imaginait sûrement empreintes de nostalgie, tenait à s’attribuer une profondeur artificielle convenue. Elle avait de grands airs, mais la décadence collée à la peau, l’aspect des fins de race.

À dire vrai, absorbée avec Vivien dans leur crépuscule respectif, ils se seraient convenus même sans se plaire. Mais ils se plurent, les insensés. Ils se sont reconnus l’un dans l’autre, dans leurs affinités autant que dans leurs contrastes. Lui, enfoncé jusqu’au cou dans une mare de vices goudronnés, appréciait sa lumière vaporeuse, tandis qu’elle, tout à ses volatiles babillages, aimait l’épaisseur de ses bouillonnements. Ils s’étaient accrochés du regard et des mots et, lorsqu’ils conversaient, nous avions tous l’impression de disparaître. Ils étaient seuls lorsqu’ils étaient tous les deux. Bien sûr, nous nous gaussions. À chaque dîner suivant, nous assistions au même manège et en faisions gorges chaudes. Qui céderait le premier, la pas-si-blanche oie aux allures de nonne ou le briscard repenti ? Les rumeurs allaient bon train, nous prenions tous les paris. Tout semblait écrit d’avance. Leur histoire était pourtant simple, il y avait si peu de place laissée à la surprise…

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