Chapitre 1

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Notes : Merci à ceux qui passeront par ici =). Ce projet est destiné à une soumission en maison d'édition. Au niveau de ce que j'attends des retours, il s'agit plutôt de regarder le fond que la forme (c'est un premier jet, ce n'est pas à ce moment là que je travaille sur la forme. Ce serait gaspiller de l'énergie pour rien, étant donné que certains passages sont voués à disparaitre, d'autres à être ajoutés, ect). En revanche, si vous remarquez des tics d'écriture, ou des problèmes généraux, ça, je prends ! Quand je dis de ne pas regarder la forme, c'est à prendre comme "ne vous embêtez pas à me surligner mes mauvais accords de pluriels" ;)

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Les mains croisées sur le manche de son vieux balais fatigué, menton appuyé dessus, Carmin somnolait debout entre deux rangées de bancs paroissiaux. Son emplacement, stratégiquement choisi, le réchauffait des derniers rayons du jour qui filtraient par les vitraux encrassés. Immobile dans la poussière indolente qui voletait autour de lui, il fixait une araignée tissant sa toile au coin d’un vitrail. Fascinante bestiole. Comment une si petite créature, avec son cerveau pas plus gros que le plus fin des grains de sable, pouvait-elle déployer un tel talent d’architecte ? La plupart des hommes du village étaient à peine capables de bâtir un mur droit, avec leurs gros muscles, leurs cerveaux mille fois plus conséquents que celui de cette petite arachnide et leurs poitrails gonflés de fierté face au travail accompli. Et puis, l’hiver venu, le vent soufflait un peu trop fort, la pluie détrempait les sols, et les bâtiments s’effondraient en monticules de chaume, de bois et de briques ramollies. Alors, quand Carmin observait les toiles d’araignées aux fils arrangés en parfait parallélisme, il se posait des question sur l’intelligence des siens. Quoique la réponse lui était apparue depuis longtemps déjà : il vivait au milieu d’un troupeau d’imbéciles. Leur capacité à observer, apprendre et remettre en question les habitudes établies était si infime que, souvent, Carmin se demandait combien d’années il leur avait fallu pour réussir à se torcher le cul.

« Tu as fini, Carmin ? » demanda une voix chevrotante dans son dos.

L’intéressé redressa sa colonne vertébrale – avec la lenteur des tire-au-flanc pris la main dans le sac – et tourna sa paire d’yeux bleus vers l’homme qui le sollicitait : le Père Alfred. Aussi délabré que le bâtiment dont il avait la charge, le Père Alfred était un vieux bonhomme rabougri, tassé par les années. Tout en lui transpirait la mort prochaine, de ses joues plissées à ses paupières tombantes en passant par les tâches qui parsemaient sa peau flétrie. Carmin l’avait toujours connu ainsi : antique et un pied dans la tombe. Pourtant, il continuait à traverser les hivers. Rares étaient les habitants du village à fêter autant d’anniversaires que l’avait fait le Père Alfred.

« Pas tout à fait, mon Père. Il me reste cette rangée à balayer et les peaux de chèvre de l’entrée à secouer dehors », lui répondit Carmin.

Et il recommença à agiter son balais en paille pour chasser les miettes, débris et boules de poussières qui stagnaient entre les bancs. Pas que le Père Alfred espérât un sol parfaitement propre et lisse – ce qui aurait été difficile, vu l’état du plancher qui s’hérissait d’échardes à chaque coup de balais –, mais il y avait des occasions qui méritaient que l’on se donne un peu plus de mal que d’ordinaire. Du moins, que Carmin fasse mieux que d’ordinaire. Le Père Alfred n’était plus capable de s’occuper de l'entretien de l’église depuis longtemps. C’était pour cela que Carmin était là : pour l’assister – ce qui lui convenait parfaitement, car il n’était fait ni pour garder les moutons, ni pour couper du bois, encore moins pour travailler à la forge.

« Bien, très bien, Carmin. Je vais aller m’allonger, mes jambes me font mal, oh, si mal ! Et demain, il y a la cérémonie, oh, vais-je parvenir à rester debout pendant tout ce temps, avec mes genoux qui grelottent et ma hanche qui flan…

— Allez vous reposer, je m’occupe du reste », le coupa Carmin.

Il détestait l’entendre geindre et réciter en boucle ses lamentations. Toujours les mêmes depuis dix ans. Pourtant le Père Alfred tenait toujours debout, donnait ses messes, brassait sa bière et collait ses petites galettes farineuses dans la bouche des gens avec ses doigts tordus et tremblottants. Le corps du seigneur. Carmin était croyant, mais certaines traditions lui donnaient la nausée. Comment les gens, s’ils pensaient vraiment absorber un bout de corps divin, pouvaient-ils dérouler leurs immondes langues baveuses avec tant d’enthousiasme ? Et comment le Père Alfred réussissait-il à en approcher ses vieilles phalanges sans leur vomir à la figure ?

« Peut-être que tu pourrais… commença le vieil homme avec un bruit écoeurant de langue sèche qui se tourne dans la bouche en quête d’humidité.

— Non, mon Père. »

Il savait ce que le Père Alfred voulait lui demander ; la question revenait régulièrement depuis des années : est-ce que tu ne voudrais pas prendre la relève, Carmin ? Est-ce que tu ne voudrais pas me remplacer, juste pour cette fois, Carmin ? Oh, il avait accepté, la première fois que le Père Alfred le lui avait demandé, cinq ans plus tôt. Alors âgé de quatorze ans, Carmin avait récité les paroles de la consécration et distribué les petits ronds farineux du bout des doigts. Tout s’était déroulé sans bavures… jusqu’à ce que vienne le tour de Marnie. Marnie, la fille du forgeron, de cinq ans son aînée, s’était approchée avec un sourire qu’il avait trouvé bizarre sans pour autant s’en alarmer. Elle avait déroulé sa grosse langue, Carmin avait posé l’hostie dessus et… elle avait refermé ses dents sur ses phalanges. Carmin se souvenait encore du hoquet qui s’était coincé quelque part dans sa poitrine, et de la vague de nausée qui l’avait poussé dans sa gorge lorsque la fille lui avait sucé le doigt comme si elle cherchait à lui ôter la peau de l’os. Et puis… et puis…

Carmin secoua la tête, ébrouant légèrement la paille jaune claire qui lui servait de chevelure. Ces souvenirs là étaient parmis les plus ignobles qu’il possédait ; la seule place qu’il leur concédait, c’était tout au fond de son esprit.

Il se détourna du Père Alfred et recommença à secouer son balais entre les bancs, se dirigeant vers l’entrée dont les portes ouvertes laissaient pénétrer une lumière orange.

« Je ne peux pas m’occuper de la cérémonie de demain. Et je suis certain que vous irez très bien après une nuit de sommeil, mon Père.

— Mais Carmin, quand je serai mort il faudra bien que tu…

— Vous êtes encore bien vivant, non ?! trancha Carmin avec un peu trop de vigueur. Vous êtes encore bien vivant, alors ne parlons pas de ça. »

Ses mains s’étaient crispées sur son balais et ses mots chuintaient hors de ses lèvres avec autant de mal que de l’eau hors d’un barrage de castors. Dans son dos, il entendit le Père Alfred hausser les épaules, soupirer et tourner les talons pour rejoindre la pièce qui lui servait de chambre, au fond de l’église.

Carmin serra les dents en silence, puis reprit sa corvée. Oh, il aurait dû se réjouir d’être le successeur du Père Alfred ! Ce n’était pas une si mauvaise situation, si l’on excluait le côté poussiéreux de la chose et l’obligation qu’il aurait de subir une forte proximité avec les villageois pendant les messes et les confessions. Ce n’était pas une si mauvaise situation, si l’on excluait le fait qu’à la mort du Père Alfred, il n’aurait plus le temps de faire quoi que ce soit d’autre que d’être “Père Carmin”. Terminées, ses escapades illicites hors des palissades ; terminées ses expérimentations douteuses sur le fils du boucher, Tim, l’idiot du village ; terminés ses retours au foyer chaque soir. Entre les messes, la bière à brasser, le jardin médicinal à entretenir et les nouvelles bibles à copier à la main, il n’aurait plus le temps d’être “Carmin”, juste “Père Carmin”. Sans compter le disciple qu’on lui collerait dans les pattes pour assurer la relève

Il renifla, un petit coup sec qui ne transportait rien d’autre que de l’acidité.

Il ne se faisait guère d’illusions quant à son avenir : à la mort du Père Alfred, on le nommerait “Père Carmin”, on lui donnerait un disciple et ensuite… ensuite, il ne serait qu’une question de temps avant que l’on ne retrouve “Père Carmin” mort dans une ruelle. Il avait trop mauvaise réputation pour qu’on le laisse couler des jours paisibles – ennuyeux – à la paroisse. S’il était toujours le disciple du Père Alfred, cela ne tenait qu’à la farouche volonté de celui-ci de ne pas remplacer Carmin par un autre. Parfois, Carmin s’étonnait de ne pas encore s’être fait coincer dans un coin et trancher le ventre. Peut-être était-il béni de Dieu, peut-être avait-il de la chance, ou bien peut-être était-il sous la protection d’un esprit de la forêt. Cette dernière option avait sa préférence depuis des années.

Depuis qu’il avait rencontré l’un d’eux.

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