Origami

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Les doigts fins et agiles de Matsuko plient délicatement la feuille rouge, ramenant les quatre coins du carré au centre de celle-ci. Puis, avec une infinie légèreté du geste, elle déplie la feuille, la retourne. Sa concentration est si intense que deux petites rides verticales se forment entre ses sourcils. Elle mettra longtemps pour mener à terme cette création qu'elle veut parfaite. Experte dans l'art de l'origami, grâce à sa grand-mère qui lui a tout appris, elle aime à la fois le défi d'une création nouvelle et la sûreté de sa technique.

– Obâsan, comme tu me manques ! murmure-t-elle. Elle appelait toujours sa grand-mère ainsi,

Obâsan.

Comme à chaque fois qu'elle se lance dans une nouvelle création, Matsuko a revêtu son kimono de soie verte, celui qu'elle préfère. Le jaune pâle du obi atténue la teinte du kimono. Les deux couleurs associées se fondent pour donner une aura de sérénité comme on peut la vivre dans la cérémonie du thé. Elle travaille agenouillée devant une minuscule table basse laquée. Elle a apporté bien peu de choses avec elle en arrivant en France mais cette table et deux kimonos sont l'essentiel dont elle a besoin pour, chaque fois qu'elle en a envie, se retrouver dans ce qu'elle a de plus cher : l'harmonie japonaise.

Une opportunité professionnelle. Traductrice, ce séjour lui offrait la chance de faire un bond prodigieux dans sa carrière. Elle s'est fort bien adaptée à son nouveau poste malgré quelque étonnement face à certaines habitudes et une grossièreté qui la choquait aussi quelquefois. Comme par exemple quand on lui passait devant à la machine à café sans même prendre la peine de s'excuser. Mais puisqu'elle savait qu'elle n'était que de passage, elle ne se formalisait pas plus que ça de ce manque de politesse dont on aurait eu honte dans sa famille.

Sa famille. Bien réduite à vrai dire. Une mère pauvre, seule pour élever sa fille et une grand-mère qui la gardait souvent, par nécessité. Elles ont fait comme elles ont pu pour l'élever. Sans quelques professeurs à l'école ayant remarqué ses aptitudes, elle serait encore probablement dans son village perdu, travaillant dans une filature artisanale.

Elle va voir sa mère, maintenant bien vieille, dès qu'elle le peut. Quant à sa grand-mère, qu'elle a adorée, elle est depuis longtemps à l'ombre d'un cerisier qui fleurit chaque année.

Les choses ont toujours été spéciales avec sa grand-mère. Petite fille, elle n'avait pas pleinement conscience d'une différence. Il a fallu qu'elle grandisse, qu'elle fréquente l'université, qu'elle s'ouvre au monde pour se rendre compte que sa grand-mère avait été mise à l'écart ; Matsuko ne saura jamais pourquoi. Mais elle se rappelle avec beaucoup de tendresse les après-midi qu'elle passait avec elle. Sa grand-mère faisait une obsession sur l'origami. Elle en était une artiste de haut vol. Elle sortait d'une simple feuille et de ses doigts ridés un papillon, un arbre, une tasse, un oiseau. Ce qu'elle voulait. Matsuko fut donc à bonne école et avait adopté cet art du papier comme une seconde nature. De fait, elle était très douée. Sa grand-mère avait su lui transmettre l'art du volume, l'art du simple qui met en valeur la pureté des formes. Matsuko trouvait étrange le comportement de sa grand-mère qui, quelquefois, avait l'air de marmonner des choses tout en enseignant à sa petite-fille. Quelquefois, elle se souvenait d'un mal-être, assise à côté de sa grand-mère qui radotait dans ses œuvres de papier. Mais il est vrai que son caractère avait une certaine réputation et rares étaient ceux qui s'y frottaient. Matsuko était l'élue, la seule qui avait droit à toute l'attention de sa grand-mère. Qui lui disait quelquefois des paroles étranges. Que l'origami ne laissera jamais personne lui faire de mal. Qu'elles avaient toutes les deux le même don.

Matsuko avait bien essayé de questionner sa mère, dans la limite permise par son éducation, mais les réponses restaient évasives : elle ne se rappelait plus, grand-mère avait toujours été différente, grand-père était mort mystérieusement… Une aura de mystère flottait.


Aujourd'hui était un grand jour. Elle se rendait à son rendez-vous avec Marc. Son amoureux. Même si cette notion d'amoureux n'avait pas l'air de le chambouler plus que ça. Mais ils passaient du temps ensemble, certaines nuits, aussi. Même si Matsuko savait qu'il n'était pas un partenaire éblouissant, elle comprenait qu'il ne s'agissait pas de sa priorité à lui et qu'il avait la tête bien trop haut dans les nuages pour être toujours complètement avec elle. Malgré tout, elle l'aimait, elle aimait sa logique, sa rigueur. Elle aimait surtout sa pureté d'esprit. Un peu de légèreté de temps en temps n'aurait cependant pas fait de mal, mais c'était ainsi, il était ainsi. Astrophysicien, une obsession du précis, pour tout. Tout le temps. Mais elle trouvait aussi que c'était ça, son charme. Décalé.

Elle a été bien étonnée, mais surtout ravie, quand il l'a invitée au restaurant pour son anniversaire. Petit dîner aux chandelles. Il lui avait promis une attention totale. Ce qui prouve qu'il avait bien conscience de son comportement et elle ne l'en aima que plus de reconnaître de manière si raffinée qu'il avait certains torts dans leur relation.

Elle marchait à petits pas rapides, portant précieusement le joli paquet. Il semblait si léger dans sa main, il était si savamment emballé que tout simplement, en la voyant passer ainsi chargée légèrement de son cadeau, les gens se retournaient. Mais Matsuko ne voyait personne, gardant la plupart du temps les yeux baissés. Elle avait grand-peur d'être en retard au rendez-vous et elle imaginait déjà la honte qu'elle aurait à subir le cas échéant.

Alors elle trottinait ainsi, toute jolie, toute mignonne, toute grave. Son petit paquet se balançant à son côté. Ses cheveux relevés dans un chignon qu'elle avait voulu presque traditionnel. Pas complètement pour ne pas attirer les regards sur elle, mais suffisamment pour offrir son amour de femme japonaise.

Soupir maîtrisé. Comme elle arrivait devant le restaurant, Marc courait vers elle du bout de la rue. Elle en fut si soulagée qu'elle faillit se jeter à son cou. Mais elle se retint à temps et se contenta de leregarder, les yeux brillants, se courbant légèrement pour le saluer.

Lui se tenait là, devant elle, les bras ballants et rouge d'avoir couru. Mais l'air si heureux qu'en cet instant, elle l'aima beaucoup. Vraiment beaucoup. Marc, pataud, adorait cette façon de faire de son amie. Il ne s'était jamais très bien senti en société, toujours réagissant avec un temps de retard. Tous ceux qui le connaissaient mettaient cette attitude sur le compte de son intelligence hors normes, celles à qui on pardonne beaucoup faute de pouvoir se hisser jusqu'à elles.

Ils entrèrent dans l'établissement, s'installèrent et ne dirent rien pendant un instant. Marc semblait paralysé. Alors Matsuko, timidement, lui tendit son cadeau.

– C'est pour nous. Un chacun pour être toujours ensemble.

Sa voix était si douce.

– Moi aussi, j'ai un cadeau.

Marc sortit alors de sa poche un écrin.

– Vas-y, ouvre-le !

Un peigne japonais en écaille de tortue, magnifique et certainement très ancien. Un cadeau rare.

– Je l'ai trouvé chez un antiquaire. Et j'ai tout de suite pensé qu'il t'attendait. Je suis content d'être passé par là.

Elle le connaissait assez maintenant pour savoir qu'il était très heureux. Elle posa alors la main sur sa boîte et la poussa légèrement vers Marc.

Il entreprit de défaire le cadeau. L'emballage en lui-même était déjà une œuvre d'art. Quand le dernier pan de papier glissa de côté, alors il découvrit deux cœurs, chacun dans sa boîte. Deux cœurs rouge sang avec un petit lien pour les accrocher.

Le papier choisi, très légèrement moiré, leur donnait vie ; ils étaient façonnés de manière si précise que chaque pli, en apportant le volume, formait les facettes d'un diamant. Ces petits cœurs étaient une splendeur. Une splendeur de papier précieux. Marc admira les objets, puis se tourna vers Matsuko. Il savait combien elle élevait l'origami au rang d'art mais jamais il ne l'avait vu faire quelque chose d'aussi joli. Ni quelque chose d'aussi élaboré. Qu'elle l'ait fait pour lui, pour cette soirée, le touchait au-delà du dicible.

Le repas se passa comme un repas en amoureux, le temps suspendu.

Ils allaient partir. Marc, maladroitement, remit les cœurs dans leur emballage. Ce faisant, il les observa de plus près. Avec une telle insistance que Matsuko commença à ressentir une certaine gêne. Marc alors prit un des origamis et l'inclina doucement à la lumière.

– Là, tu vois, dit-il, cet angle est un peu faux.

Les clients du restaurant commençaient à les observer. La position de Marc, debout scrutant le cœuren papier au-dessous de la lampe, offrait un spectacle inhabituel.

Matsuko la Japonaise fut mortifiée.

La séparation fut digne et Matsuko mit toute son énergie à ne pas laisser paraître sa peine. Une impassibilité relevant de la froideur pour les Occidentaux. Elle avait peu d'affaires. Elle s'installa donc rapidement dans un petit appartement de Tokyo. Elle s'engouffra dans sa vie professionnelle, se fit une carapace pour, à l'avenir, ne plus avoir à subir la honte. Jusqu'à ce que Daïsuke apparaisse dans sa vie. Attentionné, il fallut à ce nouvel ami beaucoup de patience, beaucoup de silences pour l'apprivoiser. Et la vie reprit pour Matsuko un cours soutenable. Elle eut un enfant, Hiro.

Leur vie de couple se passait sans heurts, certes, mais sans beaucoup d'attraits non plus. Même au bout de toutes ces années, Daïsuke ne comprenait pas pourquoi elle refusait souvent de sortir, elle ne voulait jamais aller au restaurant, par exemple. Elle s'arrangeait toujours pour inventer une excuse.

Quand Hiro eut cinq ans, Matsuko ressentit le besoin de l'initier à l'origami, qu'elle avait délaissé depuis si longtemps. Les doigts un peu gourds au début, elle retrouva vite cette agilité qui faisait d'elle une spécialiste de cet art. Hiro apprit bien vite à faire les grues cendrées qu'ils enfilèrent en guirlande de félicité. Matsuko, devant la joie de son fils, décida de l'initier davantage ; elle se mit à chercher ses anciennes œuvres pour s'en inspirer. Elle retrouva alors le petit cœur rouge, tapi au fond d'un tiroir.

Ce fut comme un coup de massue. Tout lui revint en mémoire si vite qu'elle-même n'en maîtrisa rien. Elle revit Marc, les bras ballants, si touchant. Elle se maudit de n'avoir pas compris alors qu'en tant que scientifique, il ne pouvait tout simplement pas s'empêcher de remarquer la disparité des choses. Que pas un instant il n'avait voulu la blesser. C'était sa seconde nature, tout comme celle de Matsuko était l'origami. Elle sentait monter en elle la nostalgie de cette époque. Pour la première fois peut-être, elle mit en doute le bien-fondé de son éducation japonaise. Et soudain, comme un vent violent s'engouffre dans un couloir, c'est la colère qui la gagna, qui la frappa de plein fouet. C'est lui, par son comportement stupide, qui l'avait éloignée. C'est lui qui avait fait naître cette honte profonde d'avoir failli. Comment pourrait-elle lui pardonner ? Pourquoi voudrait-elle lui pardonner ?

Sans comprendre sa réaction et incapable d'y réfléchir, d'un geste brusque, elle prit le petit cœur dans sa main et le broya. Cette merveille de finesse et d'équilibre ne fut plus dans sa paume qu'un bouchon de papier rouge. Rouge sang. Elle voulut se calmer mais n'y parvint pas. Elle voulut regretter ce qu'elle venait de faire, mais ce fut peine perdue. Alors, d'un geste sec, elle jeta la boulette dans la corbeille.


Marc avait vieilli. Il avait toujours l'air un peu triste. Personne ne se précipitait pour rechercher sa compagnie, sa réputation d'homme ennuyeux était faite depuis longtemps. Une seule chose le maintenait motivé : ses recherches. L'astrophysique, rien d'autre ne comptait. Il s'encombrait l'esprit de calculs pour soulager son cœur de ce gâchis qu'il avait provoqué.

Il se rappelait bien souvent Matsuko.

Lui seul savait à quel point il l'avait aimée, lui seul savait à quel point elle lui manquait, après toutes ces années.

Il montait d'un pas égal les marches de l'Institut quand il fut soudain pris d'un malaise. Il porta la main à son cœur et s'écroula. Il mourut dans la nuit. Aucun médecin n'a pu dire avec précision de quoi il est mort. Du cœur, ça c'est sûr. D'un cœur comme vidé de son sang.


Matsuko ne supportait pas l'idée de l'origami rouge réduit en boulette. Elle revint dans la pièce, elle voulut frénétiquement le récupérer, ne se résolvant pas à détruire cette partie de sa vie, cet amour qu'elle avait connu avec Marc. Elle se pencha au-dessus de la corbeille, plongea sa main parmi les débris. Mais au lieu d'un toucher sec auquel elle s'attendait, elle sentit quelque chose de chaud, poisseux, lui recouvrir les doigts. Elle retira brusquement sa main et découvrit qu'elle était rouge, couverte de sang.

Un souffle glacial l'enveloppa. Son cœur dans sa poitrine se rencogna, se vida d'un coup.

Plongée dans cette horreur, elle voulut hurler mais ne put que murmurer, les traits de son visage figés par la terreur :

– Obâsan, que m'as-tu fait ?

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