Chapitre 2 : L’Elfe.

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Allongée sur le corps inanimé de son frère, l’Elfe était inconsolable. Son chant s’élevait, plainte aiguë dans les plaines du Rohan et Wardin assistait à la scène, impuissant.

A Aino quendain, lava neraiwa coanna

Fëarya eruvaro illumë imi órasse[1]

Leevi tournait en cercles concentriques autour des deux corps unis par le deuil. Seul le doux bruissement de ses ailes troublait le silence de l’endroit. Les râles du Warg survivant s’étaient tus alors que Nitram expirait son dernier soupir.

Le rôdeur était complètement démuni. Il ne savait que faire, que dire, ni comment agir face à la tristesse d’Émolas. S’il avait choisi cette vie de voyageur solitaire, c’était en grande partie pour fuir sa hantise des conventions sociales. Le silence était son allié. Hermione, Leevi et Balaïkhan ses amis. Il comprenait les oiseaux bien mieux qu’il n’appréhendait les Hommes, les Elfes ou les Nains. Et le sacrifice de Nitram accentuait la complexité de sa situation.

Quelques heures plus tôt, ils avaient retrouvé le groupe de Wargs. Profitant d’un vent favorable et de la torpeur dans laquelle la chaleur de la mi-journée avait plongé les loups, ils avaient attaqué par surprise. Si l’effet avait réussi, les bêtes s’étaient rapidement remises en meute et avaient riposté de concert. Wardin, acculé par trois Wargs, était sur le point de céder lorsque Nitram s’était porté à son secours, abattant deux loups de son arc et se jetant sur le troisième, la dague au poing. Ils avaient roulé sur le côté et le Warg avait planté ses crocs dans la jambe de l’Elfe, le blessant mortellement. Les soins et les chants d’Émolas ne furent d’aucun secours.

Ainsi donc, Wardin ne savait que faire pour apaiser la tristesse de l’Elfe. Il n’avait plus de famille depuis longtemps. Il y avait renoncé depuis de nombreuses années. Et il se sentait responsable de la mort de Nitram. Au plus profond de son être, il n’avait qu’une seule envie. Fuir.

Fuir, très loin.

Loin des Wargs, loin d’Émolas, loin du corps sans vie de Nitram.

Mais il ne pouvait pas.

Ce n’était pas une question de convention, de politesse ni de devoir quelconque. Ce n’était pas une question d’honneur non plus, car cela, il pouvait s’en affranchir sans être rongé par les remords. Non, c’était plus profond que cela. Dans les tréfonds de son âme, Wardin ne pouvait se résoudre à laisser Émolas seule avec sa tristesse. Même s’il n’avait jamais tissé de véritables liens avec qui que ce soit, il savait, au plus profond de son humanité, qu’il devait être présent pour elle. Il s’approcha silencieusement de la forme étrange que formaient les deux Elfes et s’agenouilla à côté d’elle. Intuitivement, il se mit à fredonner l’ode qu’elle chantait, inlassablement.

A Aino quendain, lava neraiwa coanna

Fëarya eruvaro illumë imi órasse.

Ils chantèrent ainsi jusqu’au crépuscule. Alors seulement, Émolas se redressa, essuya ses larmes argentées, et prit dans ses doigts la main calleuse de Wardin. Elle plongea ses pupilles océanes dans le regard gris du rôdeur, et articula en un sourire :

Hantalë, Neraiwë[2].

Le contact des doigts de l’Elfe fit frémir Wardin. Il sentit un frisson parcourir son corps et faire frémir jusqu’au moindre poil de sa barbe grisonnante. Le visage de l’Elfe était si doux, si pur. Il contempla sa peau d’une blancheur de lait, ses yeux en amandes dont la couleur rappelait la mer par laquelle les Elfes avaient accosté sur la Terre du Milieu et dont la profondeur rappelait la sagesse infinie de ce peuple.

S’il existe des dieux, Émolas est certainement leur plus belle création, pensa-t-il. Il était comme hypnotisé, il n’arrivait pas à détacher son regard du visage de l’Elfe.

Alors, il se passa un phénomène des plus étranges.

Nitram bougea. Mû par une force invisible, son corps se souleva à quelques centimètres du sol. Il ouvrit la bouche et une lueur bleutée, éblouissante, en sortit. Sa puissance était telle que Wardin dut rompre le contact de sa main avec celle d’Émolas pour se couvrir les yeux. Imperturbable, Émolas sortit une fiole de cristal et recueillit l’étrange lumière dans le petit récipient qu’elle scella et plaça dans une poche de sa tenue. Le corps de son frère retomba inerte sur le sol, comme si rien de tout cela n’avait jamais eu lieu.

— Qu’est-ce que c’était que cela ? demanda Wardin, abasourdi.

— C’était Fëa, son esprit.

Fëa ? répéta Wardin. Et tu as capturé son esprit, c’est ça ? Pour qu’il reste à jamais à côté de toi ?

— Non, répondit-elle en souriant. Je ne l’ai pas capturé. Je dois l’emmener avec moi jusqu’aux Havres gris. Alors seulement, je pourrais le libérer pour que son âme prenne la mer et qu’il devienne Mané, l’esprit qui a rejoint Valar et nos ancêtres.

L’Elfe se releva et fit signe à Wardin de la suivre. Elle arracha une canine du plus grand des loups vaincus et la tendit au rôdeur.

— Tiens. Rends-toi à Fondcombe et présente cela à Elrond, il te donnera ta récompense. Tu es un grand guerrier, Wardin. J’ai aimé faire ta connaissance.

— Je… ânonna-t-il en retour. Tu… tu mérites cette prime plus que moi. Je… j’ai failli mourir aujourd’hui, et sans ton frère…

Émolas sourit de nouveau. Son visage exprimait avec douceur l’affection profonde qu’elle ressentait pour Wardin.

— Mon ami, je n’ai pas besoin de cet argent. Tout l’or du monde ne pourrait guérir la blessure de mon cœur. Je dois ramener mon frère auprès des siens. Adieu, Neraiwë.

Elle tourna les talons et se dirigea vers l’Ouest. Wardin resta immobile, abasourdi par la stupidité de ses propres paroles. Comment pouvait-il lui avoir proposé de remplacer son deuil par une quelconque récompense. Il la regarda s’éloigner de sa démarche féline et commença à ressentir un vide au creux de son ventre. Quelques instants plus tôt, il s’était juré d’être à ses côtés dans son deuil, et voilà qu’il la regardait disparaître à l’horizon, sans esquisser le moindre geste pour la retenir. Quelle sorte de lâcheté pouvait bien le pétrifier ainsi ? Perché sur son épaule, Hermione lui mordilla l’oreille pour le sortir de sa torpeur. La chouette effraie le regarda de ses grands yeux jaunes, et claqua du bec pour l’inviter à agir.

— Émolas, attend ! appela-t-il en enfourchant Aknur.

Au loin, il vit le corps de l’Elfe s’immobiliser. Il talonna des deux pieds les flancs de sa jument qui s’élança dans la plaine et combla en quelques minutes la distance qui les séparaient.

— Qu’y a-t-il, Wardin ? demanda-t-elle.

— Je viens avec toi.

— C’est impossible, les hommes ne sont pas acceptés dans les Havres Gris. Et puis, il est interdit de chevaucher lors d’un deuil.

Le rôdeur sauta de cheval et regarda l’Elfe dans les yeux.

— J’irais à pied.

— Comment ?

Pour toute réponse, il prit la tête d’Aknur entre ses larges paumes et murmura.

— Nous sommes dans les plaines de Rohan. Va, Aknur, recouvre ta liberté. Tu as été une amie fidèle et un compagnon de tous les instants. Va, rejoins les troupeaux libres et galope fièrement. Je garderai toujours une place pour toi dans mon cœur.

Il se tourna ensuite vers Émolas et ouvrit les bras pour lui signifier sa décision de rester. Comme pour appuyer cet acte de dévouement, Leevi vint se poser sur l’épaule de l’Elfe et lova sa tête emplumée dans son cou. Elle éclata d’un rire cristallin et sourit à Wardin.

— Soit, tu viendras avec moi. Mon cœur s’allège déjà à l’idée d’avoir de la compagnie.

Le cœur de Wardin, lui, tambourinait à tout rompre dans sa poitrine. Le sourire de l’Elfe avait suffi à lui faire perdre tout sens commun et il semblait vouloir inonder chaque organe du rôdeur d’une quantité de sang capable de noyer le plus grand des géants. Ses entrailles dansaient une gigue qu’il ne leur avait jamais connu et ses joues s’empourprèrent d’une couleur qu’il eut du mal à cacher. Si Émolas s’en rendit compte, elle eut la pudeur de ne pas lui faire remarquer, et se contenta de reprendre sa marche, un Wardin adolescent sur les talons.

Ils marchèrent toute la nuit et tout le jour suivant sans s’arrêter. Émolas en tête, Leevi sur son épaule, Wardin, quelques mètres derrière elle, entouré d’Hermione et Balaïkhan. Si la perte de sa jument l’avait affecté, il regrettait presque autant le confort de sa selle et ses mollets comme ses cuisses le brulaient atrocement. Cependant, il n’osa pas se plaindre. Il avait imposé sa présence à l’Elfe et ne voulait pas la retarder dans son pèlerinage.

— Nous allons nous arrêter pour la nuit, dit-elle. J’ai besoin de me reposer. Toi aussi, visiblement. Allonge-toi, je vais prendre le premier tour de garde.

Le rôdeur ne se fit pas prier davantage et sombra aussitôt dans un sommeil sans rêves.

Quelques heures plus tard, il fut réveillé par la douce voix d’Émolas, et aperçut son visage angélique penché au-dessus du sien.

— C’est ton tour, dit-elle. Je t’ai laissé une moitié de Lembas. Hermione et Leevi sont partis chasser.

Il bâilla longuement, s’assit en tailleur, et mangea le pain de voyage tandis que l’Elfe s’allongeait à côté de lui. Il resta ainsi de longues minutes à la contempler dans son sommeil. Il détaillait chaque mouvement de sa poitrine, chaque respiration, chaque expression de son visage endormi, et son cœur s’alourdissait à mesure qu’il s’éprenait d’elle. Finalement, un voile sombre passa devant ses yeux, et Wardin sombra à son tour dans un sommeil brumeux.

Il était dans une forêt millénaire. La lumière du jour filtrait difficilement à travers l’épaisse canopée et il tanguait dangereusement sur ses jambes rendues étonnamment frêles. Loin devant lui, Émolas courait en riant. Elle portait une longue robe blanche qui dansait derrière elle tel un voile enchanté. Il courait lui aussi, d’une démarche ébrieuse, les mains tendus en avant pour saisir le fin tissu qui le séparait de son aimée. Il avait beau courir de plus en plus vite, son but s’éloignait, insaisissable, et le rire d’Émolas résonnait, cristallin, dans sa tête.

Noir.

Il était sur la rive boisée d’un ruisseau. Caché parmi les branches, il la regardait se baigner. Elle nageait avec une telle grâce que l’eau ne semblait faire aucune onde autour d’elle. Elle lava et peigna soigneusement sa longue chevelure brune qui lui tombait jusqu’au creux des reins. Puis elle se tourna vers Wardin en souriant. Le couvert des bosquets ne semblait pas avoir d’effet sur sa vue perçante. Viens. Il s’avança à découvert, hypnotisé par le corps nu de l’Elfe.

Noir.

Il était dans une tente sombre éclairée par une lampe à huile. Cette dernière dessinait ses ombres dansantes sur les parois de cuir de la hutte. Il régnait une chaleur douce et agréable. La pièce était organisée autour d’un grand lit taillé dans le bois d’un chêne centenaire. Émolas était allongée, nue, sa peau blanchâtre recouverte de l’épaisse fourrure du Warg blanc. Elle caressait la tête du loup et regardait Wardin avec une passion farouche. Pétrifié, il n’osait faire un geste. Elle retira la fourrure et s’offrit à lui. Rejoins-moi. Il s’avança jusqu’au lit et s’unit à elle dans un baiser langoureux. Elle le guida d’une main experte et l’entraîna plus avant. Les yeux du Warg blanc, animés par la flamme de la lampe, semblaient regarder le rôdeur avec une intensité bestiale. Alors qu’ils atteignaient tous les deux le point d’acmé de leur union, la tête du loup se transforma et le visage de Nitram apparut à Wardin. Sa dague à la main, il se jeta sur le rôdeur démuni.

— Wardin, Wardin, réveille-toi, le jour est levé depuis longtemps, appela la voix d’Émolas.

[1] Ô dieu des Elfes, accepte mon frère dans ta maison

Son esprit restera toujours dans mon cœur.

[2] Merci, homme-oiseau.

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