Réponse à "Challenge le "Bradbury des confiné(e)s" semaine 2 (du 20 au 26 2020 )"

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  • Taisez-vous ! Je ne veux plus vous entendre !

Tu cries parce que tu es à bout. Tu as eu une grosse journée à la bibliothèque. Des demandes en pagaille. Des grincheux qui ne trouvent pas le livre dans le rayonnage. Des mamies qui viennent raconter leur vie, à qui tu dois sourire.

Ce soir, tu aspires juste à un peu de silence, ou au moins tu aimerais qu’ils arrêtent leurs petits bruits incessants. Le cliquetis de la souris d’ordinateur de Léni. Les pulsations régulières de Lana qui bat la mesure sur son genou. Les bruits de bouche de Léon qui mâche son pain.

Tu vois bien que ton intolérance s’est accentuée ces derniers mois. Quand tu as été diagnostiquée misophone, tu as pu identifier les sons qui t’agaçaient ou te révulsaient en fonction de leur intensité et de leur fréquence. Avec trois enfants, ils étaient nombreux et récurrents. Tu as appris à faire avec. Tu as investi dans un casque anti-bruit performant et tu as commencé à méditer aussi. Désormais, tu te rends compte que ces petites solutions ne fonctionnent plus ou qu'elles ne sont plus suffisantes. Des soirs comme celui-là, tu dois prendre sur toi pour ne pas frapper tout ce qui bouge.

Tes enfants sont habitués à tes crises, ils continuent comme si de rien n'était. Tu demandes à Léni de s’occuper du repas. Lana débarrassera la table. Tu rappelles à Léon qu’il doit se brosser les dents avant de se coucher et tu montes dans ta chambre. Installée dans ton lit, tu gobes un somnifère et mets en place tes boules Quiès. Ton fils de seize ans sait qu’il a maintenant la responsabilité de la maison.

Le lendemain, le bruit du camion-poubelle te réveille. Tu entends le bras télescopique qui bascule le container. 7 h 32, tu vas pouvoir prendre ton petit-déjeuner dans le calme. Tu préfères sacrifier tes grasses matinées et profiter de ce temps privilégié du matin. Quand les enfants seront levés tu iras te doucher pour t’épargner leurs bruits de mastication et le flot de questions de Léon.

Le chat miaule à la porte-fenêtre. C’est votre rituel: quelques croquettes, une caresse et tu fais bouillir de l'eau dans une casserole. Tu ne supportes plus les glouglous de la bouilloire.

Tu sursautes… Lana est dans ton dos, tu ne l’as pas entendue entrer. Tu l'ignores mais tu es agacée qu’elle ne respecte pas ce moment-là qu'elle sait si précieux. Tu as le sentiment que quelque chose ne tourne pas rond sans réussir à mettre de mot dessus. Tu t’installes à l’autre bout de la table, tu te sens encore ensuquée par le somnifère.

Ta fille avale ses cuillérées de céréales sans bruit. Aucun couvert qui tape contre la faïence du bol bleu. Aucun craquement de Miel Pops dans la bouche de Lana. Aucune déglutition sonore. Elle est en sourdine. Tu vérifies que tu as bien enlevé tes bouchons d’oreilles puis tu te souviens que tu as entendu le camion-poubelle et le chat. Mais pas les céréales de ta fille.

Un peu chamboulée, tu décides d’aller te doucher, en pensant qu’il ne peut s'agir que d’un effet secondaire du médicament. Tu descendras à la pharmacie pour te rassurer.

Cinq mois plus tard, sur la base d’un scanner et de multiples examens, l’ORL te diagnostique un trouble de l’audition sélective. Tu n’entends plus tes enfants, ni leurs voix, ni le bruit qu’ils génèrent mais tu as gardé la faculté de percevoir tous les autres sons. Au début, tu étais horrifiée à l’idée de ne plus jamais les entendre. Tu as mobilisé toute ton énergie vers la recherche d’une solution. Léon, le plus jeune des trois, était très affecté par la situation. Tu as souffert pour eux. Tu as redoublé d’inventivité pour maintenir le contact avec tes enfants. Vous maitrisez désormais la base de la Langue des Signes. Léni et Lana communiquent par SMS et Léon se sert de son ardoise effaçable. Tu vois que chacun a gagné en autonomie et tu te sens étrangement déchargée du poids qui te pesait si fort avant. Tu as aussi eu le sentiment d’être une mère épouvantable quand tu as pensé que ce trouble n’avait pas que des mauvais côtés. Tu dois vivre avec l’ambivalence des sentiments, entre angoisse et soulagement.

Aujourd'hui, tu racontes ce quotidien au psychiatre qui te reçoit. Tu ne crains pas vraiment son jugement, tu as renoncé à être une mère parfaite. Tu ne lui caches pas l'intérêt que tu tires de cette situation. Tu l’écoutes t’expliquer, que consciemment ou inconsciemment, tu as choisi d’être sourde à tes enfants. Il te propose de débuter une psychothérapie qui risque d'être longue mais qui pourra, il en est certain, venir à bout de ce symptôme. Il est disponible la semaine prochaine au même horaire.

Tu lui souris puis déclines poliment son invitation. A bien y réfléchir, tu dois avouer que la guérison ne fait pas partie de tes projets.

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