Syndrome Schrödinger

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Jacob franchit les portes du laboratoire, deux tasses de café en équilibre dans une main et son badge magnétique dans l'autre. A cette heure, l'endroit était encore vide. Seule une secrétaire, qui finissait le dernier quart de la nuit, se tenait derrière le bureau de l'accueil. Il fronça les sourcils. Il ne la connaissait pas. Une variable inhabituelle dans sa vie bien ordonnée.

— Bonjour, dit-il. Où est Jacqueline ?

La secrétaire lui renvoya un sourire éclatant, une demi-lune immaculée au milieu de son visage à la peau mate.

— Elle est rentrée chez elle. Vous êtes Jacob, n'est-ce pas ? Elle m'avait dit que je vous reconnaîtrai.

Sans pouvoir s'en empêcher, Jacob sourit à son tour.

— C'est bien moi, confirma-t-il. Des nouvelles ?

— Jacquie a dit de vous dire que le professeur a mangé, s'est lavé et est redescendu, transmit la secrétaire. Ça a l'air d'être un sacré personnage. Les autres disent qu'il n'est pas sorti depuis trente ans.

Jacob posa les tasses sur le comptoir. Elles commençaient à lui brûler les mains.

— C'est le cas, soupira-t-il.

— Vous ne trouvez pas ça un peu bizarre ?

Le jeune homme hésita. Il n'était pas aisé d'expliquer la situation du professeur.

— Êtes-vous familière avec la notion de superposition quantique, mademoiselle...?

— Chance, répondit-elle. Et oui, je connais, mais pas en détail. Ma thèse porte plutôt sur la thermodynamique des fluides.

Jacob hocha la tête avec intérêt. Il n'était pas rare que le laboratoire recrute des étudiants prometteurs à des postes subalternes pour subventionner leurs recherches.

— Il s'agit d'un état de la matière théorisé par Schrödinger, expliqua-t-il. Selon l'interprétation faite par l'université de Copenhague, les particules qui constituent la matière existeraient au même moment sous toutes les formes possibles jusqu'à ce qu'un agent extérieur les observe et les force ainsi à choisir l'une de ces possibilités.

— Mais Schrödinger lui-même rejetait cette interprétation, commenta Chance d'un air concentré.

Jacob haussa les épaules, fataliste.

— Que vous a dit Jacqueline au sujet du professeur ?

— Qu'il fallait vous rassurer sur sa santé, et ne jamais regarder derrière le rideau dans son bureau, récita Chance. Du coup, j'ai vraiment envie de voir ce qu'il y a derrière. Je n'ai pas choisi d'étudier la physique parce que j'aime les questions, mais parce que j'aime les réponses, vous savez ?

Jacob hocha la tête en riant. Il comprenait parfaitement.

— Si cela peut apaiser votre esprit, je vais vous le dire. Derrière le rideau, il y a un berceau. Dedans, le fils du professeur, suspendu depuis trente ans dans un état entre la vie et la mort.

Chance blêmit.

— Comment ça ?

— Il y a trente ans, le professeur et sa femme menaient ensemble une expérience compliquée. Il y a eu un accident, et la femme du professeur est morte. Leur fils de quelques mois était avec eux, dans son berceau. On dit qu'il a été touché par un rayonnement quantique d'une rare intensité, et qu'il s'est trouvé pris dans cet état de superposition. Tant que personne ne l'aura observé, il ne sera ni vivant, ni mort.

— Mais c'est insensé ! Rien ne prouve que...

— Le professeur ne veut prendre aucune risque, coupa Jacob. Depuis trente ans, il travaille nuit et jour à réunir les conditions dans lesquelles sont fils vivra lorsqu'il. Une équation virtuellement insoluble. Et moi, je m'emploie à l'y aider.

Chance resta un moment songeuse. De nouveau préoccupé, Jacob récupéra ses tasses et se dirigea vers l'escalier. Puis, pris d'une soudaine inspiration, il se retourna vers la secrétaire. Cette dernière le regardait toujours et piqua un fard quand elle croisa son regard. Jacob sourit, vaguement gêné à son tour.

— Ce fut un plaisir de faire votre connaissance, Chance, dit-il. Peut-être... peut-être pourrez-vous me parler de thermodynamique à midi ?

Le magnifique sourire de la jeune femme s'étala à nouveau sur son visage. Jacob, une nouvelle fois, ne put s'empêcher de lui retourner.

— Avec plaisir !

Vaguement étourdi, Jacob rejoignit le sous-sol. Il y avait longtemps que plus personne ne l'utilisait comme laboratoire, mais il avait été impossible de faire déménager le professeur. Jacob lui-même s'y sentait comme chez lui. Ce matin-là, comme tous les matins, le vieil homme était penché sur ses carnets de notes et marmonnait dans sa barbe.

— Des avancées ? s'enquit Jacob.

Il posa l'une des tasses à l'endroit exact où son mentor aimait à la trouver. Le savant ne levait jamais la tête de son travail. Il considérait qu'il était trop dangereux d'éparpiller son attention. Il ne voulait introduire aucune variable supplémentaire.

— J'y suis presque, répondit-il d'une voix fiévreuse. Je le sens. J'y suis presque !

Jacob releva la tête. Voilà qui était nouveau ! Parvenu à la fin de son raisonnement, son mentor poussa une exclamation de victoire et, toujours sans le regarder, fit glisser le carnet de note vers son assistant.

— Allez-y, vérifiez les calculs ! exigea-t-il en se détournant pour attraper sa tasse.

Jacob se pencha sur l'équation. Il n'avait pas besoin de les lire pour savoir que les calculs étaient justes... et faux à la fois. Il sentit son cœur s’emballer. Le moment était venu. Il pouvait invalider le raisonnement du professeur, inventer une erreur, et tout continuerait comme avant. A l'inverse, il pouvait confirmer les calculs. Le professeur tirerait le rideau, regarderait dans le berceau et alors... alors tout serait fini. S'ils avaient de la chance, tout pourrait alors recommencer. S'ils avaient de la chance... Il releva la tête, soudain décidé.

— Je n'ai rien à redire, affirma-t-il. Vous avez raison, cela va marcher.

Le professeur se précipita vers sa machine. C'était un engin terrible, construit à partir des restes du moteur de l'accélérateur de particule sur lequel il travaillait quand il avait explosé. Si Jacob ne s'était pas personnellement assuré qu'elle était inoffensive, la machine ne lui aurait inspiré que de la méfiance. Au moment d'enfoncer le bouton d'activation, le professeur marqua une pause. Il prit une profonde inspiration... et initialisa la séquence. La machine ronronna un moment, vibra, puis s'éteignit.

— Ça a marché ? interrogea Jacob, pour la forme.

Le professeur ne répondit pas. Il traversa le laboratoire au pas de course, tira le rideau d'un geste triomphal, et se figea. Jacob le rejoignit silencieusement près du berceau. Il était vide.

— Je... je ne comprends pas, balbutia le professeur, la voix tremblante.

— C'est fini, soupira en s’approchant Jacob. Tu as réussi.

Alors, pour la première, le professeur leva les yeux sur lui. Les prunelles, jadis d'un bleu profond, étaient voilées d'un début de cataracte, mais elles voyaient encore bien. Elles parcoururent ses traits à toute vitesse, enregistrant et comparant. Comprenant. Jacob sentit son cœur rater un battement, puis deux, et il songea qu'il était peut-être bien suspendu entre la vie et la mort, en fin de compte.

— Hey, parvint-il à murmurer. Salut, papa.

Le professeur leva une main rendue tremblante par l'âge et l'émotion. Sa peau parcheminée entra délicatement en contact avec la joue de Jacob.

— Tu as les cheveux de ta mère, bredouilla-t-il d'une voix hachée.

— Et tes yeux à toi, compléta Jacob en plongeant avidement dans le regard qu'il avait tant attendu de croiser.

Ce midi-là, plus heureux qu'il ne l'avait jamais été, Jacob pénétra dans le réfectoire, son plateau à la main. Il scanna rapidement les lieux, puis repéra le halo de cheveux frisés qui ornait les traits délicats de l'étudiante en thermodynamique. Chance releva la tête au même moment, et elle lui renvoya un sourire éclatant.

— Alors, demanda-t-elle avidement. Il parait que vous avait résolu l'équation. Ce bébé, il est vivant ?

— Il l'a toujours été, sourit Jacob en s'attablant. C'est son père qui est sauvé.

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