[Semaine 3] - Âmes Sœurs

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Le mortier pilonnait la plaine dans un bruit assourdissant.

Au milieu des cris et de la poussière, du sang et de la poudre, une jeune femme avançait en ligne droite sans se soucier des cadavres qu'elle devait enjamber. Il fallut plusieurs minutes aux soldats pour remarquer sa présence. Quelqu'un la héla, mais elle s'engouffra dans une tente médicale avant que quiconque ait pu l'arrêter.

L’endroit était bondé. Des corps allongés sur des civières posées à même le sol se tordaient dans des positions de douleur grotesques. La plupart d’entre eux ne passeraient pas la nuit. Des médecins couraient en tous sens, la plupart couverts de sang, d’entrailles et d’autres substances auxquelles elle ne voulait même pas réfléchir.

La guerre, cette-fois, avait pris le visage de l’industrie. Et comme tout ce qui y avait trait, elle faisait les choses en grand, à la chaîne, sans aucune compassion. Elle ne regretterait pas cette époque.

Elle s'allongea sans hésiter sur une civière maculée d’un sang pas tout à fait sec. Un homme sans bras tourna vers elle un regard vide, ses yeux formaient deux trous béants dans son visage livide. Elle frémit. C’était la première fois qu’elle voyait un être dont l’âme avait été anéantie avant le corps. Elle sentit son coeur se serrer à l’idée que Rami aurait pu connaître le même sort.

Elle repoussa aussitôt cette pensée. Non. Il s’en était sorti. Il devait s'en être sorti.

Elle se tortilla un moment avant de parvenir à extirper le petit pistolet de la ceinture de sa jupe. Plusieurs officiers surgirent dans la tente et se mirent à scruter le capharnaüm de sang et de douleur sans parvenir à la localiser immédiatement. Elle porta le canon à sa tempe avec précipitation. Elle compta un, puis deux battements de coeur, leur accordant toute l’importance qu’ils méritaient, car c'étaient ses derniers… Puis elle pressa la détente.

*

Elle hurla en voyant Oni s'effondrer. Elle arrivait trop tard. Elle braqua son arme sur la créature qui avait jadis été Rami et tira trois fois. La chose en forme d'homme, sanglée dans un uniforme de la Luftwaffe, s'écroula dans une gerbe de sang. Elle se précipita sur la forme inerte de son amie. La jeune femme respirait encore, mais son regard vide lui glaça le sang. Ce qu'elle tenait dans ses bras était une coquille vide. Oni était partie. Pour la première fois depuis deux mille ans, elle ne reviendrait pas. Rami l'avait dévorée.

  • Nefer, gémit la créature depuis sa mare de sang.

Elle délaissa Oni et s'agenouilla à ses côtés. Rami, ou du moins ce qu'il restait de lui, leva péniblement la main. Elle y appuya sa joue.

  • Pourquoi Oni ? demanda-t-elle. Pourquoi pas moi ?
  • Tu sais pourquoi.
  • Et tu sais que je ne peux pas te laisser continuer.

La chose éclata de rire.

  • Bonne chance, dit-elle avant de rendre son dernier soupir.

Nefer soupira et, pour la seconde fois de son existence, se tira une balle dans la tête.

*

La gamine s’élança sur la route. C’était une petite fille comme on en voit parfois dans les magazines, d'un blond si pâle qu'il semblait blanc, vêtue d’une petite robe à pois qui flottait derrière elle au rythme de sa course. Dans son petit visage poupin, deux yeux bleus, plus graves et plus déterminés que n'auraient jamais dû l'être les prunelles d'un enfant, étaient braqués sur leur objectif.

Il y eut un crissement de pneus. Quelqu’un hurla - la mère, probablement. La gamine ne dévia pas de sa trajectoire.

Sa cible, un garçon habillé d’une salopette couverte de boue, la regardait approcher d’un air ahuri. Leur regard se croisèrent, et celui du gamin se durçit. Il lâcha son seau et brandit sa pelle en plastique comme s’il avait l’intention de s’en servir comme d’une matraque, un geste qu’il n’avait jamais fait dans cette vie et ne reproduirait plus jamais.

La gamine ne ralentit pas davantage. Elle se baissa pour éviter le coup à la manière d’un épéiste chevronné, saisit le garçon à la taille, et le tira avec elle au milieu de la route.

Cette fois-ci, le hurlement fut collectif. La gomme des pneus d’une camionnette lancée à pleine vitesse hurla comme son conducteur écrasait les freins. Mais il était trop tard. Elle s’immobilisa quelques mètres plus loin, le pare-brise moucheté de sang.

Au loin, la sirène des ambulances ne tarda pas à se faire entendre.

*

Il avait fallu quinze ans aux médecins pour la convaincre qu'elle était folle. Une décennie et demie avant que Oni, Rami et l'infernale créature dévoreuse d'âme qu'il était devenu ne soient plus que les symptômes d'une maladie au nom compliqué. Les médecins l'avaient inscrite dans son dossier, avec une liste de médicaments à prendre tous les jours. Elle avait obéi et, pilule après pilule, avait senti son immortalité se flétrir. Cette fois-ci, elle le savait, elle ne reviendrait pas.

Puis, une fois qu'elle eut pris le réflexe de considérer ses souvenirs comme des fables et qu'on se soit assuré qu'elle ne tuerait plus personne, on l'avait laissée sortir. Elle avait promis à son père qu'elle deviendrait un membre fonctionnel de la société, s'était inscrite dans une salle d'escrime, et avait trouvé un travail de serveuse dans un bar.

Tout allait bien, jusqu'à ce qu'un adolescent à l'air effronté s'installe au comptoir et lui dise :

  • Salut, Nefer.

Par réflexe, elle fouilla ses poches à la recherche de ses médicaments. Le gamin tendit la main par dessus le bar et la posa sur la sienne, comme il l'avait fait des milliers de fois auparavant. Les souvenirs affluèrent : leur première rencontre sur les bords du Nil, les centaines de vies qu'ils avaient vécu ensemble, et puis la maladie, terrible, attrapée dans les tranchées de Verdun. Un mal qui avait rongé son âme jusqu'à ne rien laisser d'autre que cette ombre assoiffée, ce vampire qui survivait en se nourrissant d'autres immortels. Nefer soupira, attrapa la meilleure bouteille de whisky de l'établissement, et leur versa deux verres. C'était un scotch tourbé, vieilli en fût de cerisier, dont elle savait que Rami raffolerait. Il le huma et sourit.

  • Bon sang, tu m'as tellement manqué, chuchota-t-il en trempant les lèvres dans le breuvage.
  • Tu me manques depuis 1916, répliqua-t-elle.

La chose qui n'était pas tout à fait Rami haussa les épaules. Ils sirotèrent la boisson en silence, partageant un moment de compréhension parfaite telle qu'on en obtient seulement après quatre mille ans de vies communes.

  • Tu es venu pour me tuer ? interrogea Nefer. Quinze ans... tu dois commencer à avoir faim.
  • Non, j'avais seulement envie de te voir.

Au bout d'un moment, la chose qui avait été Rami se leva et quitta le bar d'un pas assuré. Nefer reposa son verre, raccrocha son chiffon et dénoua son tablier. Elle vérifia une nouvelle fois que ses médicaments étaient bien dans sa poche, puis sortit à son tour.

Elle avait un démon à tuer. Pour de bon, cette fois.

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