[Semaine 2] - Cacophonie

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Les portes de la salle de concert nous vomissent sur le pavé. J'ai la tête qui tourne ; je ne sais plus très bien où je me trouve. Cela fait des heures que je suis enfermée avec la Cacophonie.

— Alors ? me demande Léo.

— Alors j'ai besoin d'un verre.

Nous trouvons refuge à la terrasse d'un café proche. Il est presque minuit et, en cette soirée d'Avril, il fait encore plutôt froid. Léo allume une cigarette. Le serveur nous apporte deux bières en maugréant.

— Alors ? redemande mon ami.

— Alors c'était affreux, qu'est-ce que tu veux que je te dise ?

Léo glousse, puis tire sur sa clope. L'air étrange qu'il arborait pendant la « représentation » est toujours accroché à son visage. Une expression à mi-chemin entre la douleur et l'exaltation. Un masque effrayant.

— C'était affreux, opine-t-il. Je te l'accorde. Ce que je veux, c'est que tu me dises pourquoi.

Je reste un instant silencieuse. Je ne devrais même pas avoir à l'expliquer.

— C'était... dissonant. Tout du long. On aurait dit un chat qui marche sur un piano, ou un gamin qui s'excite sur un xylophone. Ce truc, ce n'était pas de la musique : c'était du bruit.

Léo se penche par-dessus sa bière. Cette fois, il a clairement l'air exalté. Ses yeux sont cernés de noir.

— Quelle différence entre le bruit et la musique ?

— La même différence qu'entre un gribouillis et un Rembrandt. La beauté, l'émotion. L'art, quoi ! Léo, tu peux m'expliquer ce qu'un physicien de ton calibre fabrique tous les soirs devant un spectacle dont la seule mission est forcément de booster les ventes de paracétamol ?

— La seule différence, s'impatiente mon ami, ce sont les maths.

Allons bon.

— Est-ce que c'est encore un moyen de me reprocher de ne pas avoir choisi la même majeure que toi ?

Léo m'ignore et sort un petit carnet de sa poche. La quasi-totalité des pages sont recouvertes de son écriture serrée. Des graphes incompréhensibles y côtoient des portées où sont reproduites les notes dissonantes de la Cacophonie. Je les reconnais parce qu'après tout, j'écris une thèse en musicologie. J'ai mal à la tête rien qu'à les voir.

— Réfléchis un peu, reprend-il. Tu crois que la beauté, l'harmonie, l'art comme tu l'appelles, existent comme des vérités absolues ? La seule raison pour laquelle notre cerveau accepte certaines choses et pas d'autres, c'est qu'elles ont du sens mathématiquement. Le nombre d'or, la symétrie, la perspective... toutes ces choses sont belles parce qu'elles obéissent à des règles. Et ces règles nous renvoient toujours aux maths. À la physique. Au grand tout logique !

— Oui et non. Picasso, au sommet de son art, ne respectait ni la réalité, ni la symétrie. Il n'en reste pas moins considéré comme un génie.

— Justement ! s'illumine Léo.

Il martèle énergiquement le carnet ouvert entre nous.

— Certaines personnes viennent écouter ce spectacle tous les soirs.

— Comme toi.

— Pas comme moi. Ils apprécient ce qu'ils entendent. Comment tu expliques ça ?

— Ils aiment se sentir plus intelligent que les autres ?

— Et s'ils l'étaient ?

Allons bon (bis).

— T'es pas sérieux.

— Et pourtant ! Je veux dire, et s'ils représentaient une forme d'évolution ? S'ils étaient capables de percevoir et apprécier des formes mathématiques dont nos cerveaux n'ont pas l'habitude ?

— Ça, c'est ton job, j'ironise.

— Exactement. Et c'est mon job de trouver des équations dans ce que tu as si éloquemment appelé une « cacophonie ».

C'est à mon tour de me pencher en avant. Je prends le carnet et l'examine d'un air critique.

— Tu as trouvé des gammes. Ce truc fonctionne. Sur le papier, du moins.

— Je sais qu'il fonctionne. Mais j'ai besoin de ton aide pour comprendre comment certaines personnes semblent entendre ce que, moi, j'ai dû calculer.

*

Je retourne voir le spectacle avec Léo le lendemain, puis le surlendemain, puis tous les jours après cela. Nuit après nuit, j'écoute. Nuit après nuit, je me prends à regarder, sans jamais me souvenir de ce que j'ai vu une fois sortie de la salle. Quand je ne l'entends pas, la Cacophonie occupe mes pensées. Je l'ai même enregistrée sur mon dictaphone. Parfois, je la réécoute dans la journée. Léo et moi travaillons d'arrache-pied : nos deux thèses s'harmonisent, nos deux esprits joints dans une même obsession. Nous voulons comprendre. Nous devons comprendre.

Le soir, nous nous retrouvons au café. Ce jour là, la terrasse est pleine. J'ai l'impression qu'une semaine à peine s'est écoulée, mais c'est déjà l'été. Léo m'inquiète un peu : à la vue de notre table habituelle occupée, il reste les bras ballants comme un enfant. Je l'entraîne à l'intérieur. Le serveur pose automatiquement deux bières sur la table. Il maugrée quelque chose que je ne comprends pas.

Léo le regarde s'éloigner d'un air terrifié. Ses yeux cernés semblent enfoncés dans leurs orbites, et des gouttes de sueur perlent à son front. Je remarque soudain à quel point il est maigre.

— Quand est-ce que tu as mangé pour la dernière fois ?

— Quoi ?

Il me regarde comme si j'avais perdu la tête. Puis il passe à autre chose.

— Est-ce que tu les vois ? me demande-t-il.

— Qui ça ?

Léo me désigne la terrasse de la tête. Il a l'air aux abois.

— Les gens, tu veux dire ?

— Ce ne sont pas des gens, écoute mieux.

Je sais ce qu'il veut dire, alors j'écoute — avec mes oreilles, mes yeux, et ma peau, comme j'ai appris à le faire pour la Cacophonie. Ce que j'entends dépasse l'entendement. À la terrasse, aucune des conversations n'a de sens, comme si tous les clients parlaient une langue étrangère. Non, pas étrangère. Juste étrange. Je ne comprends pas un mot, les sons sont tordus. Un type tourne la tête vers moi et j'ai un mouvement de recul : plus que ses mots, c'est tout son être qui est difforme, fracturé comme un reflet dans une vitre brisée. Je me reconcentre sur Léo. Il a l'air malade, mais son visage est normal, au moins.

— On a réussi, susurre-t-il. On a assimilé l'équation. On fait partie de la Cacophonie... Je comprends, maintenant.

Sur ces mots, il brise sa chope contre la table d'un mouvement brutal. Le son du bris de verre est une musique merveilleuse, une cascade de notes délicieusement dissonnantes, la mélodie du chaos lui-même. Léo s'empare d'un éclat de verre. Pendant un instant fasciné, il fait jouer la lumière sur sa surface polie. J'écoute, je regarde et je sens la matière résonner sous la caresse des photons. Il me sourit.

Et puis il enfonce le morceau de verre dans ses yeux.

Un flot de sang éclabousse la table. Je me lève en hurlant. Le serveur accourt. Il gesticule. Il me parle. Je ne comprends rien à ce qu'il raconte. Il ressemble à un Picasso, rien dans son visage n'est à sa place, la partie droite a l'air de fondre. Je hurle encore et encore, et quelqu'un me force à m'asseoir contre un mur, la tête entre les jambes.

Une ambulance arrive, Léo est emmené. Je ferme les yeux, et l'univers recommence à avoir du sens. Je décide que je ne les rouvrirai plus et oublie même comment soulever les paupières. Je bloque le charabia des voix humaines et me concentre sur tout le reste. Sur la basse rassurante du carrelage sous mes fesses, la note solide du mur dans mon dos, et le chant extatique de Léo qui s'éloigne. Je souris. Il avait raison. Nous avons réussi. Résolu l'équation. Recalibré nos cerveaux. Atteint l'Unisson.

Je comprends, maintenant.

Je tatonne. Mes mains trouvent mon dictaphone.

J'appuie sur « play », le presse contre mon oreille et, à mon tour, m'abandonne à la Cacophonie.

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