L'ennui

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  • L'enfance. L'enfance... C'était pas super l'enfance. Pas super.

 La voix de James se fait ténue. Murmure qui se balade, le long de souvenirs sans formes. Un passé comme un visage ancien, aux traits qui s'oublient, toujours plus enfoui dans les limbes d'une mémoire. Une atrophie, voulue, sans doute. James raconte, sans envie, un temps sans fougue. Une enfance terne, ça ne se raconte pas. Ca s'énumère, à la limite. Pour peu que suffisamment d'épisodes se donnent. A la limite.

  • Je me suis emmerdé. Tout le temps. Qu'est-ce que je me suis emmerdé... Ma mère s'emmerdait, elle aussi. Elle ... Elle n'était pas vraiment là. Elle faisait des trucs utiles à la survie, manger, faire des courses, mais pour le reste... Une présence, à peine, mais c'est tout. Pas de père. Au travail. Pas là. La mère, ça l'a emmerdé d'être devenue mère. Je veux dire, c'est évident. Le mari pas là, jeune femme encore, le larbin dans les pattes, elle ne pouvait pas vivre libre, tu vois ? Alors, elle me posait. Où elle pouvait. Après, elle pouvait toujours vivre les journées qu'elle voulait, même le weekend quand l'école ne me prenait pas en charge. Souvent, elle me posait à la bibliothèque municipale. Tôt, à l'ouverture le matin. Elle faisait ses courses du samedi, me reprenait quand elle en avait le temps. Je l'attendais sur les marches qui conduisaient aux rayonnages. Dehors, parfois, quand la bibliothèque avait déjà fermé. Sinon, je rentrais seul. Des bouquins. De l'ennui. Une impasse. Au propre comme au figuré ... Nous habitions en ville, au bout d'une impasse. Il y avait des arbres réunis en petit parc qui donnaient à l'endroit des airs de clairière parmi les maisons. L'ennui, enfin, rien quoi. Je me suis ennuyé. Mais vraiment. Puis... bref, puis les bouquins. C'est ça les livres. Ca vous enferme un peu plus. On choisit, ça. Une folie que l'on se choisit. Voilà. Je suis devenu lecteur pour être dans un autre espace. Et je crois que... Oui. Je crois que j'y suis resté. Je ne suis pas revenu.

 James se tait. Lucie répond au silence par du silence. Le silence soupire du silence. Tout est silence. Des images passent, indolentes, parmi eux. Même elles se taisent. Elles ne font que passer. Le temps s'excuse de passer. Puis il passe.

  • Un autre verre ?

 Lucie sert James. Ils terminent la bouteille entamée.

  • Il est là ton révélateur.

 James regarde Lucie par en bas, repose son verre, élève un sourcil d'incompréhension.

  • Mon révélateur ?
  • Là. Tu ne mens pas, tu ne caches pas, tu ne joue rien. Là.
  • Ah bon ?
  • Oui.

 James ne comprend pas en complet la remarque. Et alors, se dit-il. Lucie embraye.

  • Depuis que je te connais, tu es un mystère. Tu écris les autres. Dans tes romans, rien ne permet de savoir ce qui est ou non autobiographique. Même cette histoire de vieux sur son banc. En quoi n'est-il pas plutôt un emprunt même inconscient à ma propre histoire ? Mais là, avec ça, cette enfance, il me semble comprendre.
  • Comprendre quoi ?
  • Tu as démissionné. Tu le dis toi même, tu n'es pas revenu.
  • Merci Einstein, et donc ?
  • Pourquoi ce vieux ? Pourquoi aujourd'hui est-ce important, ça, si le reste ne l'est pas ? Pourquoi ? Tu veux le retrouver ? Et ne me l'a joue pas, " C'est Alcina ".
  • Je ne sais pas. C'est important. Le retrouver me permettra peut-être de savoir pourquoi. C'est tout.
  • Tu t'emmerdes vraiment ?
  • Vraiment.
  • Même depuis... Même depuis tes bouquins ?

 James ne répond pas tout de suite. Il marque une hésitation qui lui rend autant que le vin blanc le regard lointain.

  • Plus depuis mon vieux.
  • Et tu ne sais pas pourquoi ?
  • Et je ne sais pas pourquoi.

 Nouveau silence. Les souvenirs et le vin blanc ne suffisent plus. Ces deux égarés n'en peuvent plus de ne pas savoir à quels deuils mystérieux ils sont redevables. La vie est fade, et c'est un mystère. Plus qu'une constatation, plus qu'une supplique, c'est une enquête. Pourquoi ?

  • Qu'est-ce qu'on a ?
  • Oui ?
  • Pour retrouver ton vieux, qu'est-ce qu'on a ?

 Sans s'opposer à l'idée soulevée, James réfléchit, et long à le faire, donne la sensation qu'il va s'endormir. Lucie est en alerte. C'est au moment où elle s'apprête à un éclat qu'il fait entendre quelques mots.

  • On a Florence.
  • Oui ?
  • On a un banc. On a une place. Et on a une belle italienne pour nous souffler l'idée.
  • Oui.

 Les deux réfléchissent maintenant de concert. Le temps qui ne faisait que passer, s'arrête, curieux lui aussi de ce conciliabule.

  • Je peux retourner là-bas. D'ailleurs, que je le retrouve ou non, que je converse ou non un jour avec lui, ce n'est pas si mauvais que ça comme emploi du temps pour un auteur en quête d'inspiration.
  • Arrêtes de parler d'inspiration.
  • Tu n'aimes pas le mot ?
  • Non, et toi non plus, j'en suis sûre. Les mauvais écrivains se cachent derrière l'inspiration comme les mauvais joueurs de poker derrière la chance. Nous savons tous les deux qu'elles n'existent pas.
  • L'inspiration, peut-être. Mais la chance ? Et les muses ?

 Lucie fusille James du regard. Parle-t-il d'elle, Lucie ? Ou bien d'Alcina ? Ou bien du vieux ? Ou bien des trois ?

  • Bref. Je t'accompagne.
  • Encore ?
  • Quoi, encore ?
  • Tu veux y aller pour m'aider ou pour Alcina ?
  • Pour moi. Il n'y a pas que toi qui se fasses chier en ce moment. J'ai des tas de congés en retard, des tas de tunes à dépenser en connerie, une réputation à corrompre, et pour les projets insolites et rompre la monotonie, Florence n'est pas si mal comme destination, non ?

 Sourire de James, large et franc.

  • Pas si mal, en effet.

          *          *          *

  • Yvain, ce n'est pas ce que je veux entendre.

 Celui-ci fait ostensiblement la tronche.

  • Non.
  • Yvain !
  • Non ! C'est n'importe quoi ! Quand notre auteur phare a disparu pendant près de deux ans, on ne m'a rien demandé de faire, et là, sous le prétexte de chercher un mec dont on ne connait même pas le nom, parce qu'il pourrait soi-disant libérer une créativité folle chez ce même auteur, il faudrait que je me mette en disponibilité pour rejouer un épisode du club des cinq en Italie, sans autre indication préparatoire que : " Pour ce qu'on en sait, le mec à trouver est un vieux, dans une ville de quasi 400 000 habitants, connu pour poser ses miches sur un banc sur une place donnée, à ceci près qu'il n'occupe plus ce banc, cette place, si ça se trouve cette ville, et si ça se trouve cette vie " ?

 Un silence de quelques fuyantes secondes permet à Yvain d'introduire du mieux possible son regard courroucé et son ironique estocade.

  • Je résume bien, là ?

 Dans son bureau, face à son ordinateur surpuissant et ses figurines de comics, le jeune expert communication et web de Lucie boude mal. Il est piqué de curiosité. Il trouve juste que s'il ne s'oppose pas, même par principe, même un instant, la raison pure n'aura pas trouvé de garant pour la représenter devant cet appétit pour les escapades italiennes. Au moins, pourra-t-il dire : " Je vous l'avais dit ". Lucie sait qu'un regard appuyé mais amusé suffira pour lancer la discussion qui déverrouillera l'opposition rhétorique d'Yvain. Bretteur mais pas duelliste.

  • Très bien. J'ai quoi pour ça ?
  • Détaché de tes obligations pour une semaine, un dépaysement des yeux à l'œil, frais de logement garantis, tu geekes tant que tu veux là bas. Je te demande juste de participer aux recherches.
  • C'est tout ?
  • Allez, je suis cool, un carnet de tickets restaurant offert.
  • Ok. Chouette. Super. Vraiment.

 Yvain est un homme de principe. En principe. Il accepte.

  • Ah ! Juste un truc. En tant que community manager des réseaux sociaux de la maison, j'aurais aussi quelques demandes en particulier, niveau matos et crédits.

 Suspension. Lucie ferme les yeux et se masse le front de ses doigts comme toujours parcourues de tics. Elle étouffe un soupir exaspéré.

  • Matos et crédits ?
  • Des petits trucs, pas grand chose. Pour quand on rentrera à Paris.
  • Bon. Bon. Tu n'as qu'à faire ta liste de revendications. Je regarderai ça. Ok ? Tout roule ?
  • Ok. Tout roule ! Merci Chef !
  • Mais de rien mon petit. De rien. C'est un plaisir.

 Lucie tourne les talons et laisse Yvain tout à ses grimaces de fausses dévotions. Que ne consent-on pas par ennui ? Lucie y pense très vite, et très vite passe à autre chose. Elle galope déjà dans d'autres couloirs et d'autres projets. L'énergie, toujours. L'ennui ? Bah ! Quand on aura le temps !

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