Le Foamwatch s'engage

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Le départ fut donné à l'heure prévue, dès que le soleil fit son entrée par delà l'horizon. L'équipage rejoignit le Foamwatch pour assurer son poste. Les officiers poussèrent leurs subalternes sur le pont, eux qui se remettaient à peine de leur séjour à terre. On largua les amarres, et le navire se faufila au travers des esquifs et des barques pour quitter l'estuaire. Au bout de quelques minutes, la Manche s'ouvrait aux yeux d' Alaby qui la voyait de nouveau depuis si longtemps.

Il était monté sur le pont pour éviter d'encaisser le mal de mer au fond des cales, lui qui se sentait faiblir de nouveau. En se levant ce matin, la maladie était revenu le hanter, le ronger, et l'écraser, comme si le court répit de la veille n'avait été qu'un rêve utopique. Puis lui revint à l'esprit la demande de l'homme au coin de la rue qui lui fit don de sa montre. Il devait la remonter. De sa main tremblante, Alaby sortit la petite horloge de son manteau, et tourna le mécanisme. Les rouages s'entrechoquèrent, et le doux bruit métallique du ressort acheva de la remettre à l'heure. Soudain, le bruit d'un animal perça l'air marin.

Alaby regarda devant lui, et vit aux cotés du Foamwatch, un albatros les suivre. Ce gigantesque volatile semblait les guider à travers cette étendue noyée. Même les marins, qui avaient l'habitude de côtoyer ce genre d'oiseau presque tout les jours, s'approchaient pour regarder de plus près ce gardien des eaux, quelque peu audacieux de voler si près des hommes. L'albatros offrait à Waysler un spectacle que peu de londoniens avaient pu admirer. Il avait bien conscience que certains écrivains dandys des beaux quartiers tueraient pour contempler ce qu'il avait sous les yeux. Mais eux ne le feraient que pour une chose : dénicher un fond d'inspiration afin de pondre quelques vers qu'il publieraient sans tarder avant d'attendre le résultat des ventes. Waysler se fichait de tout cela. Bien que lui aussi souhaitait dévoiler au monde les écrits qu'il avait déjà commencé, la gloire et la renommée au sein des littérateurs ne lui faisaient ni chaud ni froid. Il se disait au fond de lui qu'il avait commencé parce que lord Towence le lui demanda, mais il se doutait bien qu'autre chose le poussait à continuer.

Peut être était-ce la peur de l'oubli, le néant qui enveloppe le corps et l'esprit de tout homme défunt, la disparition de toutes traces qui auraient témoigné de son passage ? Alaby Waysler ne le savait pas vraiment. L'albatros faisait des manœuvres autour du vaisseau. Il passait entre les mats, sous les voiles, le long de la coque, derrière la cabine, et au dessus du fanion. Tant de majesté émanait de lui. Alaby n'arrivait pas à le quitter des yeux, il voulait le suivre du regard et ne plus le lâcher. Quelque chose l'intriguait et l'attirait ; il l'enviait. Voler, voler encore, même mort, faire vivre le souvenir de quelqu'un qui a toujours volé. Waysler le scrutait donc de ses yeux fascinés et courait sur le pont pour ne pas le perdre.

D'un coup, le volatile plongea en piqué de l'autre coté, vers tribord. Waysler fit volte face avec sa canne et accéléra. Mais, captivé par son plongeon soudain, il ne vit pas le caisse de marchandise qui était posée sur son chemin. Déjà entraîné dans sa course, Alaby ne la vit qu'au dernier moment, il allait rentrer dedans. Ce qui allait suivre laissa le jeune Waysler sans voix. Alors qu'il se voyait fondre sur cette caisse, il eut un réflexe inconnu, une sorte de réaction acrobatique. Alaby posa sa main sur la caisse, et lança le reste de son corps dans les airs, comme un simple chapeau qu'on jetait en l'air. Waysler ne sentait pas le poids de sa physionomie sur son bras, il était aussi léger qu'une plume et quand il se réceptionna sur ses jambes, cela lui semblait être aussi facile que de marcher.

L'albatros était parti, mais Alaby se regardait et se demandait comment il avait pu réussir un pareil tour. Il s'était impressionné lui même, lui qui était pourtant aux portes de l'évanouissement ce matin même. La bonne santé venait lui rendre visite encore une fois. La première fois, ce fut en sortant de chez lui, et maintenant c'était en allant sur le pont... toujours après qu'il ait remonté la montre. Waysler se demanda... et si... Sans se poser de question, il sortit la montre accrochée à son vêtement par la chaînette. Elle indiquait une heure comme huit ou neuf heures de ses fines aiguilles, mais cela ne l'intéressait pas plus que ça.

Il l'observait, cet objet banal, des plus simples, à la portée de tous. Il se demandait si elle ne renfermait pas un secret dissimulé aux hommes, si son ancien propriétaire n'y avait pas caché quelque chose, mais quoi ? L'objet de tout les désirs, le pouvoir de tout satisfaire, celui d'étancher l'insatiable soif de la vie. Le cuivre bruni pouvait-il contenir une telle bénédiction ? Ou non, peut-être était-elle maudite. En même temps, Waysler voyait deux marins jouer aux échecs sur un tonneau. Les pièces abîmées bougeaient sous la direction d'une stratégie définie. « L'homme de la ruelle m'a-t-il donné une de ses pièces en guise de sacrifice, pour mieux me piéger ? se demandait Alaby. Ce jeu soit damné ! ». Alaby fut tiré de ses pensées par une voix l'interpellant :

- Mister Waysler, tout va bien ?

Waysler regarda de qui il s'agissait. C'était le capitaine Murray.

- Oui capitaine... soit dit en passant, il fallait que je vous parle.

- Venez dans ma cabine dans ce cas...

Les deux hommes montèrent les escaliers menant à la cabine principale. Cette dernière était bien plus luxueuse que les autres. Beaucoup plus spacieuse, elle pouvait aisément accueillir un vrai lit, mais le capitaine se contentait d'un simple hamac suspendu. Le mur du fond était en parti recouvert de fenêtres pour un bon éclairage sur le bureau en bois d'acajou qui dominait le centre de la cabine. À droite, il y avait un globe terrestre de taille imposante, et à gauche se trouvait un grand coffre. Au dessus de ce dernier, des sabres d'abordage tranchants et des rapières aux fourreaux ornés d'or étaient accrochées à la paroie.

Murray s'assit sur son fauteuil en velour jaune, tandis qu'il l'invita à prendre place sur une chaise en bois surmontée d'un coussin de velour vert, devant son bureau. Il essaya de mettre en ordre ce dernier, recouvert de cartes marines de la côte Est de l'Amérique, du Brésil, de l'Afrique et de la mer Baltique. Il prit soin de remettre dans son encrier sa plume qui avait taché le tapis de cuir sur le secrétaire. Il y avait aussi un compas, un sextant et quelques instruments de géométrie servant à calculer les distances pour les prochaines destinations. Enfin, il sortit d'un tiroir, deux petits verres et une bouteille à moitié vide.

- Je vous sers un verre Mister Waysler ?, demanda le capitaine. C'est du whisky irlandais, de chez moi. J'en garde toujours une bouteille...

- Non merci capitaine, répondit Alaby. Je ne supporte pas trop la boisson... vous êtes irlandais ?

- Et pas qu'un peu Mister, je suis né à Dublin et le Foamwatch a été mis à flot à Belfast, tout comme mon équipage. Plus irlandais que ça, il y a de quoi se pendre !, dit Murray en riant aux éclats.

Le capitaine vida d'une traite le verre qu'il venait de remplir, et le reposa délicatement devant lui.

- Mais sinon, continua-t-il... vous vouliez me parler, je vous écoute...

- Oui, j'aimerais savoir où nous allons...

- Vous vous embarquez sur un navire sans même savoir où il vogue ?!... vous autres citadins êtes plus étranges les uns que les autres.

- Et pourtant vous m'avez accepté sur votre demeure, capitaine.

- Vous m'avez dit que vous ne chômerez pas et j'ai besoin d'hommes, dit-il en rigolant. Les raisons m'importaient peu...

- Mais ces hommes que vous décrivez comme bizarres, vous les acceptez chez vous quand même... - C'est vrai... peut être n'ai-je jamais été vraiment normal...

Murray fouilla dans les cartes qu'il avait mit de coté quelques secondes plus tôt, et en tira une grande, cachée au beau milieu de la multitude. Il s'agissait d'une carte de l'Atlantique.

- Comme vous le savez nous avons quitté la Tamise ce matin et nous naviguons en ce moment même sur la Manche, dit-il. Nous allons traverser l'Atlantique et rejoindre le Canada pour y déposer notre cargaison.

Le Canada ! Ce mot résonna dans la tête de Waysler comme une occasion unique. Ces forêts hostiles, ce peuple robuste, ce climat rude et toute les contrées méconnues qu'il reste à explorer...

- Combien de temps comptez-vous rester au Canada ?, demanda Alaby.

- Une bonne semaine, histoire de se réapprovisionner et de laisser l'équipage souffler à terre après la traversée de tout un océan... pourquoi cette question ?

- Voyez-vous capitaine, je me suis embarqué ici dans l'espoir de trouver de l'inspiration pour écrire un livre...

- Un récit de voyage je suppose ?

- Si l'on veut oui... et maintenant que vous me dites que c'est au Canada que nous allons, je pense y rester quelques jours...

- … Pour trouver un autre type d'inspiration ?

- Exactement... pensez-vous qu'il serait possible que je m'aventure dans l’intérieur du pays, avant de me récupérer une semaine plus tard ?

Le capitaine se gratta le menton et regarda la carte, comme s'il s'égarait dans ses pensées au fil des minutes. Il tira un autre plan, celui du Canada, et commença à observer à l'aide d'une loupe les lignes qui traçaient la côte.

- Oui je pense que c'est possible, fit-il en lui tendant la loupe. Nous allons accoster dans cette ville que vous voyez là. Il vous suffira de trouver un guide, un trappeur, pour vous conduire vers le nord à travers les bois et les quelques collines que vous voyez là. Il nous serait ensuite facile de faire un détour de quelques nautiques pour nous rendre dans ce port un peu plus haut, ou nous vous attendrons.

Alaby prit la loupe et regarda d'un œil attentif le trajet défini par Murray. Le plan semblait parfait, il fallait juste trouver un homme pouvant le mener dans les terres, et qui ne demandait pas un grand prix. Alaby a souvent entendu parler dans les livres, de tribues de sauvages peuplant le Canada, des hommes semblables à des animaux, habiles chasseurs et redoutables guerriers arrachant la peau du crâne de leurs captifs. Anglais et Français avaient déjà eu affaire à eux lors de la conquête de ces vastes territoires, et les témoignages de certains colons étaient glaçants, effrayants... passionnants. Un marin frappa à la porte et n'attendit même pas l'autorisation du capitaine pour entrer. Il enleva son bonnet et dit :

- Mon capitaine, vous devriez venir voir...

Murray se leva presque aussitôt, suivi de Waysler. Sur le pont, les marins s'agitaient et courraient dans tout les sens, tandis que le timonier s'accrochait à la barre, peinant à maintenir le Foamwatch sur le même cap. Au loin, les vagues grandissaient et gagnaient en puissance. Le ciel était recouvert de grands nuages gris et noirs. Cela n'annonçait rien de bon...

- Mister Waysler, dit Murray... la Manche ne semble pas très clémente, et l'Atlantique risque de faire de même... je pense que vous n'allez pas vous ennuyer...

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