Passerelles vers l'imaginaire

9 minutes de lecture

  Lorsque Félix décacheta l’enveloppe qui lui avait été remise par le notaire, le rédacteur de cette missive, son oncle, le professeur Octave Janus, était décédé depuis quelques semaines.

  Félix s’installa dans son fauteuil et commença à lire. Il reconnut aussitôt, avec émotion, la fine et élégante écriture de son plus proche parent :

« Mon cher Neveu,

 Nous sommes le 21 juin 2019, dix ans se sont écoulés depuis les événements qui ont bouleversé ma vie. Me voici vieux et malade, je crois qu’il est temps pour moi de transmettre le secret que j’ai préservé si longtemps.

 C’est à toi, Félix que je dois cette confession. Je ne négligerai aucun détail, si insignifiant qu’il puisse paraître, tu sauras sans doute y trouver des indices qui t’aideront à résoudre cette énigme. Je garde un souvenir très précis de cette aventure, car j’ai eu maintes fois l’occasion d’y repenser. Voici comment tout a commencé.

 J’empruntais souvent à la même heure, la petite allée bordée de géraniums du parc Robinson, pour y retrouver mon lieu de lecture préféré ; un banc de pierre posé à l’ombre d’un tilleul géant. En ce début d’été, le parfum très marqué de cet arbre majestueux guidait mes pas. J’étais parfois accompagné par quelques abeilles attirées par les fleurs mellifères de mon hôte bienveillant. Le parc était situé à quelques centaines de mètres du Lycée Champollion. Dans cette illustre institution, j’enseignais depuis plus de trente ans, l’histoire et la littérature aux élèves des classes supérieures. Éternellement vêtu de mon costume beige, d’un chapeau léger et portant sous le bras la gazette du jour, et à la main un cartable en cuir contenant quelques livres, je marchais d’un pas serein vers ma destination. Je reproduisais ainsi un scénario qui se déroulait au quotidien avec une régularité et une ponctualité sans faille. Une sonnerie marquait la fin de mon dernier cours de la journée et déclenchait un rituel qui se répétait avec la précision d’un mécanisme d’horlogerie. Après avoir libéré mes élèves et rangé mes affaires, je sortais de l’établissement par un lacis de couloirs et d’escaliers pour me retrouver enfin sur le chemin du parc. Je me sentais délivré d’une pesante contrainte. Non pas que je détestais mon métier ou mes élèves, mais à la longue, je commençais à éprouver une certaine lassitude. Je ressentais le besoin de me ressourcer et de me détendre. C’est la lecture qui me permettait, depuis toujours, de retrouver mon équilibre. Chaque fin d’après-midi donc, lorsque le temps s’y prêtait, je me rendais au parc. L’hiver, c’est à la bibliothèque du quartier que je me réfugiais. Je respectais comme un cérémonial l’horaire et le trajet. Les voisins, les habitués des lieux et les observateurs attentifs, étaient, par ma présence et en toute saison, informés de l’heure et rassurés sur la bonne marche du monde en constatant que rien ne dérogeait à l’ordre des choses. Tout autour de moi reflétait l’image de l’immutabilité de l’univers.

 Arrivé à destination, je m’installais comme à mon habitude à l’extrémité du banc, autant pour laisser la place à un autre promeneur que pour profiter des rayons de soleil qui à cet endroit précis, parvenaient à se frayer un passage à travers le tissu dense de la frondaison.

 Toute la journée, le soleil avait réchauffé les feuilles des géraniums, libérant ainsi leur timide odeur d’orange. Devant moi déambulaient quelques promeneurs nonchalants. Un peu plus loin, dans un espace aménagé, un enfant faisait couler du sable entre ses doigts. Cette ambiance calme et reposante était propice à la lecture.

 Je commençais par lire les nouvelles, après quoi, je me plongeais dans un roman ou une étude historique.

 J’avais ce jour-là emporté un roman de Jules Verne, « Voyage au centre de la Terre ». Je relisais avec plaisir ce livre qui m’avait laissé une si forte empreinte dans ma jeunesse. Je retrouvais avec la même acuité mes impressions d’alors. Après une heure de lecture, je sentis peser sur moi la touffeur de l’été. J’éprouvais une curieuse sensation, comme si le monde qui m’entourait se diluait dans un brouillard saturé de vapeur. Je fus soudain projeté à mille lieues du parc, au fond d’un vieux volcan islandais, plongé dans les entrailles de la Terre, seul et exténué par une longue descente, accablé par la chaleur. Mes perceptions étaient bien réelles, mais j’ignorais quel sortilège m’avait précipité dans cet univers. J’étais partagé entre la crainte de ne pas pouvoir sortir de ce monde étrange et l’invincible curiosité de découvrir où cette aventure allait me conduire. Au sortir d’une galerie se révéla ce qui semblait être l’entrée d’une cathédrale ou d’un palais, à en juger par la taille de la porte. Après avoir à grand-peine ouvert l’un des battants, je pénétrais à l’intérieur d’un édifice inconnu. Je m’attendais à y trouver Otto Lidenbrock et son neveu Axel, les deux héros du roman de Jules Verne, mais les lieux étaient seulement peuplés de livres. Une quantité infinie d’ouvrages s’étalaient devant mes yeux ébahis. Une lumière miraculeuse surgissait de nulle part et caressait les reliures aux reflets bigarrés.

 Je m’imaginais à l’intérieur d’un immense navire dont la coque aurait été retournée. Des poutres de chêne taillées en courbe convergeaient vers le sommet et formaient ainsi comme une gigantesque épine dorsale de baleine. Des étagères remplies de volumes serrés en masses compactes et colorées couvraient les murs. Un premier niveau montait jusqu’à environ quatre mètres, il était surmonté par une plateforme offrant l’accès à un deuxième palier d’une hauteur équivalente. À intervalles réguliers, on accédait à des passerelles suspendues permettant de passer d’un côté à l’autre sans avoir besoin de redescendre. L’ensemble composait un réseau complexe de passages dont l’origine et le point d’arrivée étaient les livres. Au-dessus des dernières étagères, le mur s’arrondissait et formait une voûte dont la vue donnait le vertige. Partout, des échelles coulissantes autorisaient l’accès au moindre recoin. Cette cathédrale de livres n’avait pas été édifiée en hommage à une divinité quelconque, mais dans le but de répondre aux appétits de lecture d’une légion d’érudits. Dans le ventre de ce géant, je me sentais comme Jonas entraîné par un océan de livres dans les profondeurs abyssales de l’imaginaire ou comme une sorte de Noé bibliothécaire qui aurait construit son arche pour sauvegarder la mémoire de l’humanité. Le monde qui s’ouvrait devant moi n’était pas moins magique que celui d’Alice au pays des merveilles. Peut-être étais-je tout simplement au paradis des lecteurs. Je m’approchais des rangées de livres et en pris un au hasard, c'était un roman de Jules Verne, « Le testament d’un excentrique ». L’ouvrage était neuf et semblait tout droit sorti des presses, il s’agissait d’une édition récente de petit format. Je l’ouvris et lu le début du premier chapitre, puis je mis machinalement l’ouvrage dans ma poche. À cet instant, mon attention fut détournée par le tic-tac d’une pendule qui sonna au moment où j’en découvrais les contours. Par la force d’un enchantement, je me retrouvais subitement transporté sur le banc du parc.

 C’est le tintement de l’angélus du soir qui m’avait réveillé. Ce rêve était si prégnant que j’eus beaucoup de mal à m’en extraire et c’est la réalité elle-même, avec laquelle je reprenais peu à peu contact, qui me sembla onirique.

 Ce rêve m’obséda une grande partie de la journée du lendemain. Les occasions de détourner ma pensée de ce souvenir ne manquaient pas, pourtant j’y revenais sans cesse. Les images et les sensations qui m’avaient impressionné paraissaient correspondre à des faits concrets. Tout ceci était très troublant.

 Je ne distinguais aucune différence entre ce rêve et les perceptions du réel. J’en venais à me demander si le monde que je voyais n’était pas juste une illusion, et si, malgré l’extravagance de la situation, ce que j’avais cru être un songe était en fait la réalité, un peu comme dans la parabole du chinois qui rêve qu’il est un papillon, et se réveillant, se demande s’il n’est pas plutôt un papillon qui rêve qu’il est un homme. Il me fallut beaucoup d’efforts de raisonnement pour mettre un terme à cette confusion. J’attribuais mon trouble au phénomène des rêves lucides qui confèrent au dormeur la capacité de garder le contrôle de ses actions durant son sommeil. J’étais à ce point perturbé que je n’avais pas remarqué le fait le plus inexplicable de toute cette histoire. Dans la poche droite de mon veston se trouvait le livre que j’avais consulté dans cette bibliothèque chimérique. Je me souvenais même avec précision des premiers mots du texte, je pus le vérifier facilement, ceci était d’autant plus extraordinaire que jusqu’alors je n’avais jamais entendu parler de ce roman. Ma stupeur fut telle que, contrairement à mes habitudes, je décidais de rentrer directement chez moi à l’issue de mes cours.

 Quelques jours passèrent qui me permirent de retrouver une certaine sérénité. J’hésitais sur la conduite à adopter. En parler autour de moi ? Mais qui pourrait me croire ? N’étais-je pas tout simplement victime d’une sorte de mirage ? Finalement, c’est ma curiosité qui l’emporta, je pris la décision de renouveler l’expérience. Pour en avoir le cœur net, je me rendis au même endroit avec le livre que je lisais la première fois. Tout se déroula selon le même scénario, à une différence près, mon rêve me transporta dans la bibliothèque du congrès à Washington. Je revins de mon périple avec quelques bouquins. Les jours qui suivirent se déroulèrent à l’identique. Je maîtrisais de mieux en mieux le phénomène qui se reproduisait, quel que soit le livre qui me servait de véhicule. Je pus ainsi explorer les bibliothèques du monde entier, qu’elles soient réelles, imaginaires, antiques ou modernes.

 J’ai visité des lieux célèbres, comme la librairie Larousse dans les années 1870, j’ai consulté dans leur berceau des ouvrages parés de l’éclat de leur jeunesse, publications devenues introuvables. Au temps des Ptolomées j’ai fait la connaissance de Callimaque, le conservateur de la bibliothèque d’Alexandrie. J’ai observé Pierre Larousse au travail et avant lui, Emile Littré, Diderot, d’Alembert. J’ai assisté à des lectures publiques de Charles Dickens, parcouru le Grand Nord avec Jack London, navigué avec Josef Conrad, fumé le narguilé avec Pierre Loti, rencontré Balzac au château de Saché, canoté avec Maupassant. Tolstoï, Gogol et Dostoïevski m’ont plongé dans le mysticisme. J’ai connu l’exil avec Victor Hugo et visité le pays de Baudelaire, là, où tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté. Dans ces mondes à la frontière du réel et de l’imaginaire le temps semblait suspendu, chaque seconde s’écoulait comme un instant d’éternité.

 C’est ainsi, mon cher Félix, que j’ai pu composer cette collection d’ouvrages que tu aimais tant consulter lors de tes visites. Aujourd’hui, ma bibliothèque t’appartient, je sais que tu en prendras soin. Elle te fera vagabonder comme moi, dans l’espace et dans le temps mieux que n’importe quelle machine. Peut-être même, que tu pourras explorer le futur ou des univers parallèles, le prudent voyageur que je suis s’est contenté de rester dans des limites raisonnables. Il me semble que l’imaginaire de chacun peut ouvrir des perspectives différentes. Je n’ai parlé à personne de tout ceci, tu es le nouveau dépositaire de ce secret, libre à toi de le divulguer. Mais peut-être qu’un tel prodige n’est pas reproductible à l’infini et qu’il ne peut pas s’appliquer à tout le monde. Le billet de transport pour ce voyage insolite se paye sans doute en grains de folie. Et si quelqu’un t’annonce que, profitant de mon sommeil, un enchanteur a fait disparaître ma bibliothèque, n’en croit rien, il n’y a que le naïf Don Quichotte pour souscrire à une pareille fable.

Ton oncle affectionné,

Octave. »


***

Après la lecture de cette singulière épître, Félix resta un long moment perplexe. Son regard se porta vers la fenêtre d’où il pouvait apercevoir le parc Robinson. La journée s’annonçait ensoleillée et pleine d’imprévus. Sous le grand tilleul, le banc de pierre était libre pour accueillir un nouveau lecteur.

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