Les Corbeaux

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Tout est calme dans le parc, en ce matin d'hiver. Les flocons oscillent et tombent sur l'herbe recouverte de givre, tandis que le vent caresse les doux visages des enfants. Il balaie le manteau de neige, danse avec les hautes branches et joue avec la balançoire vide. Les poussettes roulent sur le chemin, et les gravillons s'écartent à leur passage. Une petite fille saute à la marelle, d'un pied d'abord, puis des deux.

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Elle compte ; et parvient jusqu'au ciel.


Deux âmes sœurs sont assises côte à côte sur un banc ; sans échanger mot elles se contemplent, sans pour autant se voir, les yeux rivés sur la mare aux ondes gelées. Un couple sans âge se repaît du temps qui passe, les mains enlacées.

Et il y a cet oiseau, qui se languit à terre, ses pattes enfoncées dans la neige. Son regard me perce, aussi sombre que sa robe obscure et son bec entrouvert. Il écarte ses rameaux, dévoilant ses plumes austères, puis les bat et s'envole en éparpillant les flocons sur le manteau blanc de l'hiver. L'air le porte dans un bruissement d'ailes, jusqu'à un arbre nu courbé par le poids des ans. La branche qu'il choisit s'affaisse à peine. Sa tête se balance, comme les serres s'ancrent dans le saule et le saignent. L'écorce griffée laisse couler un mince filet de sève, qui glisse lentement telle une larme vivante.

Mais le corbeau se lasse et prend à nouveau son essor, piquant vers le sol avant de remonter encore. Il frôle une jeune fille, mais elle reste immobile ; inerte. Le battement des ailes ne l'effraie pas, ni la plume d'ébène qui tombe lentement sur son épaule. Et l'oiseau plane au-dessus d'elle, masquant le soleil terne. Il projette sur elle une ombre mauvaise et menaçante, dans une attitude moqueuse et délétère. Pourtant la jeune fille persiste dans cette inertie, le laissant papillonner en haut d'elle.

Ses joues sont rougies par la brise qui vente et s'essouffle ; ses lèvres bleues, gercées par le froid, manquent un sourire sincère, en dépit de ses commissures hantées par un pincement retors. Mais ses yeux clairs ne mentent pas ; amères. De si jolies choses envahies d'une mélancolie si profonde qu'elle glace ma chair. J'y vois des diamants qui étincellent, ou ne sont-ils que des perles humides de tristesse ? En cet instant, sa souffrance est mienne, envahissant mon âme d'une exquise douleur, d'un picotement bref et lancinant. Agréable, sinon terrifiant.

Et le corbeau tourne au-dessus d'elle, battant inlassablement ses plumes noires. Son croa résonne dans un silence artificiel. Car dans ce parc, je ne vois plus qu'elle ; une statue esseulée, figée dans une gangue invisible mais bien réelle. Le monde tourne autour sans qu'elle s'y trouve, apeurée sans doute de la solitude qui la dévore. À l'exception de l'ombre de cet oiseau de malheur qui ne cesse de danser et d'assombrir son visage, qui la nargue depuis son château de courants d'air. Et sa plume repose toujours sur son épaule frêle, sans qu'elle n'y prête la moindre attention.

Je comprends alors qu'elle appartient à ce corbeau de ténèbres, qu'elle est son jouet dont il se rit tant, de ses majestueuses hauteurs. Intouchable, il semble être, si haut, si près des nuages, absorbant toute sa lumière. C'est un halo éclatant qui nimbe son plumage obscur, qui ne fait de lui qu'une silhouette ineffable qu'on ne peut atteindre, qui projette sur elle une croix formée d'un bec, d'une queue et d'une paire d'ailes. Une croix qui lui interdit de sourire, qui pèse sur elle comme la plume pèse sur son épaule.

Je vois l'habitude et la lassitude, au fond de ses yeux verts. Cette fleur si belle se fane peu à peu, privée de sa lumière. Ses pétales s'écornent déjà, et bientôt leur couleur deviendra pâle et terne. Le temps passe et pourtant elle reste, sans que personne ne vienne à elle. Les gens passent sans la voir, ignorant la tristesse qu'elle dégage. J'aimerais tant qu'ils s'arrêtent ; au moins qu'ils la regardent. Leur indifférence est cruelle, mais sa splendeur n'en est que plus belle, comme sa tête qui reste haute malgré le corbeau qui s'accroche et s'y pose, l'agrippant de ses serres impitoyables et déchirantes.

Il me regarde, à présent. Ses yeux sont plus sombres encore que son plumage, et son ombre plus grande encore, s'étendant sur la neige comme le soleil orange se couche derrière lui. Ses pupilles pleines brillent comme deux geais sous le déclin du jour, et sa silhouette sombre s'élance comme un homme drapé d'un manteau de ténèbres. Son sourire me glace, et son croa me terrifie. J'ai peur que son bec ne la broie.

Mais le mauvais augure reprend son envol.

Je voudrais tellement qu'il s'en aille ; qu'il la délaisse enfin. Mais elle serait vraiment seule, sans lui pour veiller malicieusement sur elle. L'ange gardien du malin la connaît depuis longtemps. Les éons sont passés mais lui demeure, bien au-dessus près du ciel, invisible pour quiconque ne regarde pas en l'air.


Mais je te vois, moi. Je te sens. J'entends le battement macabre de tes ailes et ton croassement infect.


Je voudrais tellement qu'il s'en aille. Je voudrais tellement pouvoir le faire fuir ; l'effrayer à mon tour, le blesser même, et pourquoi pas le tuer ? Mais que puis-je faire, moi ? Je pourrais lui jeter une pierre et l'atteindre, lui briser ses ailes et le faire tomber dans la neige ; le laisser agoniser dans le blanc maculé de l'hiver, seulement souillé de son sang, et le laissant ainsi jusqu'à ce que les flocons fondent et qu'il se noie.

Je pourrais me hisser jusqu'à lui, et l'étrangler, lui tordre le cou.

Ou je pourrais aller vers elle et l'enlacer, pour que la croix se projette sur moi. Mais je ne peux rien faire de tout cela. Je ne peux pas atteindre ce corbeau qui rit et danse au-dessus d'elle. Car je ne suis rien d'autre qu'un moineau à ses yeux ; quand il est aux miens, un véritable oiseau de proie. Si je ne peux le chasser, je voudrais au moins pouvoir faire qu'elle s'en aille enfin ; qu'elle sorte de son ombre pour chercher ailleurs la lumière.

La prendre par la main, je pourrais le faire. Caresser sa joue pour effacer la peine, et essuyer ses lèvres du malheur qui les scellent. Je pourrais embrasser ses paupières pour que ses larmes retenues disparaissent, et balayer d'un revers de la main la plume noire sur son épaule. Je pourrais lisser ses cheveux emmêlés par les serres ; replacer une mèche derrière son oreille.

Je le voudrais tant, mais je ne peux pas bouger, car le poids de mon corbeau m'enfonce dans la neige. Les flocons me glacent les jambes et me serrent jusqu'aux genoux, m'empêchant de faire ne serait-ce qu'un pas vers elle. Mon corbeau est gras, adipeux, appuyé sur moi comme un lest sur un ballon.

Mais je peux lui tendre la main.

Et en dépit de l'oiseau qui s'y perche et la lacère de son bec sombre, elle résiste, ouverte sur la jeune femme. Mon sang perle sur le manteau blanc, faisant fleurir des orchidées carmin sur les flocons balayés par le vent.

Je voudrais pouvoir l'atteindre. Aller jusqu'à elle et lui prendre la main. Je voudrais caresser sa joue, essuyer ses larmes et embrasser ses lèvres. Je voudrais être celui qui chassera le corbeau qui la tourmente.

Mes yeux à moi sont gris, bleus ou verts, selon le bon vouloir de mon oiseau ; selon la lumière qu'il me laisse. Mon sourire n'est pas un pincement désabusé, comme le sien ; il avait disparu depuis longtemps. Mon visage était aussi triste qu'une nuit sans lune, et mes traits durs comme la pierre. Mais je bouillonne, désormais. Mon sang est chaud, brûlant. Je suis un spectre aux yeux des autres, mais un spectre aussi vivant que le corbeau qui vole au-dessus d'elle. Aussi vivant que celui qui pèse sur moi.

Je suis un brasier né du rougeoiement de cendres tièdes, mais je ne me nourris pas de bois. Les plumes qui tournent autour de moi sont l'oxygène qui me permet de respirer et de grandir. Leur propre ombre me sustente, et je la dévore.

Mon corbeau le sait bien, depuis le temps qu'il me connait ; depuis qu'il me côtoie. Le nombre de ses plumes ne fait que décroître, depuis toutes ces années ; et alors que la neige m'étouffait jadis, elle ne me retient plus que de peu, à présent. Elle fond lentement, s'amenuisant à mesure que mes flammes grandissent. Et ces flammes lèchent le corbeau qui me hante, le débarrassent de sa robe d'obscurité. Le nombre de ses plumes ne cesse de décroître, et il continuera, jusqu'à ce que chacune d'entre elles finisse par disparaître, le laissant aussi nu et démuni que je l'étais. Jusqu'à ce qu'il ne soit plus qu'un souvenir lointain et amer.

Je voudrais transmettre cette chaleur à la jeune femme. Je voudrais que le sourire sur ses lèvres soit aussi sincère que le mien lorsque son regard me croise. Je voudrais que la tristesse quitte ses yeux, que ses paupières se plissent d'une humeur joviale. Je voudrais que par ma faute, son oiseau se noie.


Le bonheur n'est qu'une croisade illusoire, un Graal impossible à saisir. Sa beauté réside dans le fait qu'il n'est qu'un fantasme, qu'une lueur qu'on ne peut qu'entrevoir. L'ombre est absence de lumière, comme le malheur est absence de bonheur. Nous ne pourrions parler de bonheur sans les corbeaux qui nous guettent. Plus ils sont présents, plus la lumière qu'ils nous laissent est intense, une fois qu'ils se meurent


La nôtre sera aveuglante, je n'en doute pas un instant.

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