Chapitre 1: H66

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Se lever. Se baisser. Tousser. Serrer les poings pour éviter d'exploser. Surtout, ne souriez pas : vous êtes filmé. Quelle fumisterie.

— Tendez vos bras gauches, bande de raclures !

Les gardes de l'Arène n°4 passent entre les lignes de nos corps nus et frigorifiés. Les autres gars regardent avec envie leurs fusils, leurs vêtements chauds, et la certitude qu'ils portent sur leur visage de survivre ce soir. Moi, c'est eux que je regarde. Mes futurs voisins. Mes futurs ennemis. Les déchets de la NanoRépublique messieurs dames : contemplez les effets secondaires d’un monde devenu fou.

— Regarde devant toi, H66, m’ordonne l’un d'entre eux en me frappant l'épaule de sa matraque en cuir noir. Et tends ton bras avant que je te le coupe.

Le froid atténue juste assez la morsure du coup pour que je ne flanche pas. Mon bras se dresse. Je regarde l’inconnu presser sa machine de fichage sur mon poignet. Le poison de la NanoRépublique vient s'y déverser et salir la pureté de mon corps. Ils savent désormais tout de moi : mon poids, ma taille, ma localisation, l'heure à laquelle je chie. Tout.

— Il est vierge ton bras, H66 ! s'exclame le jeunot. T’es un Intact ?

La dureté de son ton ne cache pas sa jeunesse. Un bébé avec une mitraillette et une Ficheuse : un pur produit de la NanoRépublique. Quoique cela reste difficile à dire avec la MétaChirurgie qui leur donne l’air d’avoir vingt ans à jamais. Cet idiot se lasse vite de me voir l'ignorer et attrape mon bras droit pour vérifier ses dires. La peau nue et rêche de mon bras doit lui paraître aussi bizarre au toucher que ses doigts froids et trop lisses au mien. Je sens son regard curieux s’attarder sur mes poils hérissés par le froid mordant du hangar. Les NanoCitoyens se sont débarrassés de leur pilosité en même temps que de leur faculté à vieillir. Que peut bien ressentir cette créature en étant confrontée pour la première fois à l’humanité dans toute sa gloire hideuse ?

— Rien là non plus, murmure-t-il d'un air désabusé. Regarde-moi, sauvage !

Sa matraque s'abat sur moi. J'ouvre les yeux de peur de trop me faire remarquer. Je ne sais pas ce que le gamin croit lire dans mon regard, mais il est le premier à baisser les yeux. Je crois que ça doit lui faire drôle de voir mes iris marron foncé. Les siennes sont violettes et des petites étoiles blanches s'illuminent au gré des informations que lui transmettent ses Nanos. Bien peu de personnes gardent encore leurs organes faibles intacts. Les miens ne voient pas la moitié de ce qui se passe autour de moi. Tout va bien trop vite. À l’exception des autres prisonniers qui restent aussi statiques que mutiques, le monde tourne à cent à l’heure. Des taches de couleurs illuminent mon champ de vision avant de disparaître. Parfois, elles se stabilisent et se transforment en un garde qui prend le temps de marcher à vitesse humaine. Sans Nanos, un Intact est aussi détaché du monde qu’un nourrisson aveugle et sourd. Je suis détaché du monde.

— Tu vas vite mourir, H66.

Retour en enfer… Le petit merdeux se contente de ces derniers mots avant de presser contre mon poignet le boîtier de sa Ficheuse. À son contact, ma peau s’embrase et mon sang fait des nœuds dans mes veines. Un petit cri de douleur s’échappe de mes lèvres. Le visage lisse du gardien se plisse sous l’effet du dégoût que lui inspire mon manque de retenue. Les Nanos suppriment toute forme de souffrance. Dans les récits de mon enfance que nous contaient les anciens, les héros souffraient. Ils serraient les dents et partaient sauver les leurs en embrassant la douleur pour en faire leur chienne. Aujourd’hui, je suis devenu le clébard de la NanoRé, avec en guise de collier une encre faite de technologie et de malice prête à me soumettre à la moindre incartade. Mon père disait toujours « Nos corps et nos esprits sont nos derniers sanctuaires. Les offrir à d’autres revient à donner son accord pour se faire baiser sans jamais être payé. ». C’était un poète incompris, mon père.

­— OUVERTURE DES PORTES A, B, C ET D. VEUILLEZ FAIRE AVANCER LES CANDIDATS JUSQU’AU PORTAIL N°1.

Une partie des hommes déjà habillés d’une tenue en toile blanche plusieurs rangs devant moi sont enjoints à coup de matraque à avancer en lignes droites. L’immense hangar dans lequel on nous a parqués se met à résonner de leur pas et des cris des gardes. Les mégaphones continuent à vomir des instructions qui me passent au-dessus de la tête. Mes yeux sont bien trop concentrés sur le nombre de gardiens, leur position et la manière dont sont répartis les groupes d’autres prisonniers. Enfin, autant que mes pauvres prunelles dépassées puissent me le permettre. Sur le torse de mes petits camarades est tatouée une lettre assortie d’un matricule. La peau de mon pectoral droit palpite encore du H66 qu’on lui a imprimé de force à l’aide d’une Ficheuse. Les autres H ont l’air tous bien plus mal en point que le reste des gars.

Ceux qui s’avancent en premier le font la tête droite. Ils sont aussi différents que peut se faire physiquement parlant. Certains ressemblent à des bêtes de foires faites de prothèses en forme de cornes, de dents trop longues et aiguisées pour rester dans leurs bouches, ou encore de tatouages aux contours agressifs surnaturels. D’autres ressemblent aux employés de bureau du monde d’avant. Ils sont grands, petits, musclés ou filiformes. Ils ne paient pas de mine, mais c’est d’eux dont je me méfie le plus. Les gardes n’osent pas leur mettre de coup de matraque.

— Tiens, H66 me lance un nouveau gardien en me tendant un paquet de vêtements en toile.

Une chemise et un pantalon. Pas de sous-vêtement ni de chaussure. J’enfile les guenilles, heureux de voir disparaître sous le tissu les marques des Nanos. Autour de moi, certains H ne savent même pas quoi faire de leurs vêtements. Ils se contentent de les regarder, l’air dans le vague. Foutus toxicos…

Les détenus restants ne font pas tous aussi peine à voir que les H. Certains, ceux qui sont placés tout devant maintenant que les autres sont partis, ont même l’air d’avoir un cerveau. Leurs visages expriment une palette d'émotions qui pour certains doit être une grande nouveauté. De la haine, du dégoût, de la colère et même de la peur.

— OUVERTURE DES PORTES E, F, G ET H. VEUILLEZ FAIRE AVANCER LES CANDIDATS JUSQU’AU PORTAIL N°2.

— Allez les crapules ! s’exclame un gardien en tirant un coup en l’air avec son fusil. On se bouge.

Pour être sûr qu’on le comprenne, il applique sa Ficheuse dans le dos d’un H trop lent à la détente. Celui-ci s’effondre, le corps parcouru de frissons. Personne ne s’étonne, et les autres suivent le mouvement. En passant à côté de l’homme encore à terre, je profite d’un ralentissement pour me baisser et passer ma main au-dessus de son visage. Il ne respire plus.

— Avance H66, grogne le jeunot de tout à l’heure en me poussant du bout de sa matraque. Sauf si tu veux le rejoindre.

— C’est mignon, un candidat qui veut en aider un autre. Hein, Hal ! balance un de ses collègues en pressant lui aussi de sa matraque les récalcitrants quelques mètres plus loin.

Le gamin, Hal, l’ignore avec superbe. Il préfère presser contre le bas de mon dos sa Ficheuse en une menace silencieuse. Peut-être a-t-il compris que je n’ai jamais eu l’intention de n’aider personne. Les deux files, composées respectivement des E/F et des G/H, se sont arrêtées devant d’énormes portails en métal. Je profite du calme relatif pour soulever la manche de ma chemise. Les lignes en NanoEncre forment encore des courbes abstraites qui dansent sur mon avant-bras sans jamais s’arrêter. J’ai à peine le temps de voir les arabesques se mettre à former une image, que les portes s’ouvrent.

***

Dans les vieux films que mon père aimait regarder, l’entrée des petits nouveaux en prison faisait un sacré raffut. On les insultait, les intimidait à en chier dans son froc. Il aurait trouvé la prison, pardon « l’Arène n°4 », ennuyeuse. Le seul bruit qui vient briser le silence de l’immense salle est celui des ailes en NanoRésine des caméras volantes qui tourbillonnent autour de nous.

L’Arène est une grande salle carrée avec quatre dortoirs au rez-de-chaussée, et quatre autres sur une mezzanine accessible par deux étroits escaliers en fer postés aux extrémités de l’immense pièce. Il n’y a pas de barreaux ni de porte. Juste des parois de NanoVerre qui ne cachent rien des dortoirs et de leurs habitants qui nous toisent avec intérêt.

Les cellules situées en haut de la mezzanine semblent loger les nantis du coin. Les employés de bureau et les monstres de foires. Du haut de leur tour d’ivoire, ils paraissent plus grands et plus nobles. Ce doit être le fait qu’un bon nombre d’entre eux portent autre chose que les guenilles rêches et malodorantes que nous ont refourgué les gardiens.

— Votre palais, les H ! s’amuse un gardien en passant sa Ficheuse devant la plaque en NanoVerre du dortoir. Dépêchez-vous, la Purge va commencer.

Nous sommes bien trop nombreux pour cette cage à poules d’une trentaine de mètres. Pourtant la poignée d’anciens détenus qui l’habitent ne s’en formalise pas. Ils se contentent d’attendre le regard vide. Une boîte à sardine remplie de mollusques.

— Quoi, mon vieux ? demande un homme accoudé à la paroi en NanoVerre. Pas content de la compagnie ? T’inquiète donc pas, d’ici demain tu seras mort ou débarrassé du surplus.

L’inconnu ne me regarde même pas. Ses yeux alternent entre une analyse poussée de son poignet et le plafond de l’Arène. Il a l’air différent des autres H. Plus alerte et mieux habillé. Vêtu d’un vieux pantalon en jean troué et d’un T-shirt trop délavé pour en deviner la couleur originale, le bonhomme fait figure d’homme d’affaires comparé aux autres abrutis de la cage a poule.

Je soulève ma manche, curieux de voir ce que la NanoEncre peut bien avoir de si intéressant à raconter. « 8000 », c’est ce qui s’est gravé sous ma peau. Je n’ai pas le temps de demander ce que cela signifie. Une voix robotique vient faire vriller mes oreilles :

— LA PURGE COMMENCE DANS 10 SECONDES ! L’OBJECTIF EST DE 5000 !

À peine la voix s’est-elle éteinte que toutes les parois en verre s’ouvrent en même temps. C’est quand un corps vient s’écraser sur le sol, au centre de l’arène, que je comprends enfin ce que le mot « Purge » signifie pour la première fois. Le nombre 7999 clignote sur mon poignet. Et merde.

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