Chapitre 14

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Madeleine avançait dans la boutique de vêtements chics, laissant ses doigts filer sur la multitude de tissus suspendus. L’établissement n’était pas très grand mais regorgeait de parures de toutes sortes et la jeune femme ne savait que choisir. Soie ? Velours ? Rouge ? Blanc ?

  • Je peux vous aider ? proposa la vendeuse, interrompant ses pensées.
  • Je cherche une robe pour le banquet de ce soir.
  • Ah, vous êtes invitée ?

La vendeuse fronça les sourcils, mécontente, et détailla Madeleine avec dédain.

La nouvelle s’était répandue comme une trainée de poudre. Durant trois jours les Lormontais avaient rêvé, imaginant pouvoir se rassembler dans la joie et la bonne humeur. Cette soirée avait été accueillie comme une trêve. Elle était le signe que les Allemands étaient prêts à faire des efforts, à se montrer coopératifs. Les Français désiraient plus que tout oublier l’espace d’un instant l’Occupation et les difficultés qui l’accompagnaient. Cependant, la réalité les rattrapa bien vite : seuls quelques bourgeois étaient invités parmi les soldats. La désillusion de certains était telle qu’ils nourrissaient une rancœur envers ceux qui avaient la chance d’y aller.

Pour Madeleine, ce banquet était une sorte d’opération séduction auprès des plus aisés. N’étaient-ce pas ceux-là même qui étaient les plus enclins à dénoncer leurs voisins contre de l’argent ? Plus on en a, plus on en veut. Cette mascarade divisait le peuple, les Allemands connaissaient l’adage.

  • Je suis embauchée comme pianiste, se justifia-t-elle.

La veille de l’événement, le sergent Prat avait précisé à la jeune Perrin qu’elle accompagnait un orchestre qui avait récemment perdu leur pianiste. Il lui avait donné les partitions à jouer : des grands classiques, en majorité prussiens ainsi que quelques morceaux pour égayer la fête et accompagner une chanteuse. Karl avait aussi ajouté que le colonel imposait une belle tenue de soirée, profitant de ce moment pour laisser glisser ses yeux sur le corps de Madeleine, qui n’avait su comment interpréter ce regard. Les vêtements qu’elle portait étaient-ils hideux ? Ses beaux vêtements de gala, ses parures, ses pochettes, tout était resté à Paris.

La vendeuse l’entraîna dans le rayon voisin et sélectionna plusieurs pièces. Ses gestes étaient froids et saccadés, comme si elle était pressée de se débarrasser de Madeleine. Pourtant, aucun autre client n’était entré. La jeune femme ne prêta pas attention à cette attitude et prit les robes avant de se diriger dans la cabine d’essayage.

La première, rouge velours, était beaucoup trop tape-à-l’œil. Décolleté plongeant, fente jusqu’en haut de la cuisse, ce n’était pas du tout son genre. Surtout pas pour ce genre d’occasion et entourée d’hommes. La pianiste voulait quelque chose de plus classe et subtil, qui la mette en valeur sans en faire trop. Alors qu’elle enfilait une deuxième pièce, elle entendit au loin :

  • Madeleine ?
  • Oui ?
  • Ah ! Ta mère m’a dit que je pourrais te trouver ici.

L’embarras la submergea lorsqu’elle reconnut la voix de Marie Dufresne. Depuis son retour à Lormont, elle n’était pas encore allée saluer la famille de son meilleur ami. Retourner dans cette maison sans y trouver Benoît, voir les visages penauds de ses parents, sentir le poids de l’expectative était trop difficile à supporter. Mais toutes ces raisons lui semblèrent ridicule à cet instant. Elle s’était montrée égoïste.

Marie arriva près de la cabine d’essayage.

  • J’ai des nouvelles de Benoît, enfin pas tout à fait !

Sa voix tremblait d’excitation, elle se retenait de sauter de joie. Le cœur de Madeleine se comprima et sa culpabilité redoubla. Cette femme était venue jusqu’ici pour lui apporter des informations.

  • Comment ça ? demanda-t-elle

Elle passa son bras à travers le rideau de la cabine pour lui donner une enveloppe. Cette dernière provenait de la maison d’arrêt d’Arras où Benoît était retenu prisonnier depuis quelques temps. L’excitation de Marie était contagieuse et les mains de la brune se mirent à trembler lorsqu’elle retira le papier de l’enveloppe.

Monsieur, Madame,

Merci de ne plus envoyer de colis pour BENOÎT DUFRESNE, ce dernier n’est plus présent dans nos locaux.

L’euphorie de Madeleine retomba aussitôt, laissant un goût amer. Des larmes de déception pointèrent au bord de ses yeux, sa lèvre inférieure tremblota et elle dut s’arrêter de respirer un instant pour refouler le sanglot qui montait. Pourquoi était-elle si enthousiaste ? Cette lettre était à mille lieux d’annoncer une bonne nouvelle.

  • Marie…

Sa gorge se noua et la rendit muette.

  • Madeleine ! Peut-être qu’il s’est échappé ! Oh comme j’aimerais revoir mon fils, mon bébé…

Un silence oppressant envahit la pièce et une chape de plomb s’abattit sur la poitrine de la jeune Perrin. Elle ouvrit la bouche à plusieurs reprises pour s’exprimer, mais se ravisa ne sachant que dire. Elle se demanda ce qu’en avait pensé Lucien. Avait-il essayé de raisonner sa femme ? Elle l’imaginait mal se laisser aller aux divagations de son épouse. Il avait connu la guerre et se montrait très terre-à-terre sur ce sujet. La mère de Benoît était si heureuse de croire à une fuite. Pouvait-elle lui briser ce rêve ? Pour Madeleine cette idée était encore plus douloureuse. Et si c’était vrai ? Il se ferait tuer en un rien de temps. Impossible d’échapper à ces boches très longtemps. Elle ne pouvait pas laisser cette femme espérer. La chute serait trop dure s’il venait à… Un hoquet s’échappa.

La pianiste inspira un grand coup avant d’ouvrir le rideau puis elle prit les mains d’une Marie au visage rayonnant. À nouveau, ses yeux s’embuèrent, ses tripes se nouèrent.

  • Je pense qu’ils ont dû le transférer dans une autre prison ou dans un camp…

Elle imaginait le pire, mais fut incapable de prononcer les mots. Le dire, c’était admettre cette possibilité et Madeleine le refusait. Elle ravala son sanglot et étira tant bien que mal ses lèvres en un sourire compatissant. Il n’y avait aucune lettre officielle, alors Benoît était encore en vie.

  • Moi je pense que…
  • S’il te plaît Marie, coupa-t-elle au bord du gouffre.

Les yeux de la mère Dufresne s’éteignirent soudainement. Elle avait escompté partager sa joie avec la meilleure amie de son fils, mais cette dernière se montrait aussi pragmatique que son mari. Personne ne partageait son optimisme. Capitulant, elle laissa ses espoirs se volatiliser et tomba en pleurs dans les bras de Madeleine. Son illusion venait de se briser, son monde s’effondrait.

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