Chapitre 4

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30 juin 1940.

C’était un beau dimanche ensoleillé. Un temps idéal pour se promener dans les allées de Lormont, au bord du fleuve ou encore pour s’amuser au parc. Pourtant aucun badaud ne se trouvait à l’extérieur, pas même un enfant ne jouait dans la rue. Les habitants s’étaient enfermés dans leur maison pour éviter d’assister à l’arrivée des Allemands. C’était le jour J. Ces derniers ne se firent pas attendre très longtemps. Lorsque midi sonna, tous purent les entendre débarquer. De grands chars gris de fer, sur lesquels figuraient une croix gammée, martelaient les pavés. Ils étaient si nombreux qu’un bruit de tonnerre résonnait dans les rues, faisant vibrer les fenêtres. Ils venaient en vainqueurs, et s’imposaient bruyamment. Après ce qui parut un temps infini, le grondement cessa et l’on pensa le défilé terminé, mais des motocyclistes et des camions, chargés à ras bord, arrivèrent. Derrière eux, des dizaines de cavaliers bien alignés fermaient le cortège. Les visages des Allemands gardaient un air impersonnel et impénétrable, mais leurs yeux cherchaient les habitants et scrutaient les façades de cette ville où ils allaient vivre.

Autour d’eux, ils ne voyaient que des volets fermés, pourtant derrière ceux-ci les Lormontais les épiaient avec haine. Même si certains Français avaient été soulagés par l’Armistice, aucun d’entre eux n’était ravi de l’occupation. Et personne ne souhaitait les accueillir. Alors que le défilé était enfin terminé, le colonel cria un ordre et les soldats rompirent les rangs. Les rues s’emplirent de bruits de bottes et de voix étrangères. Tous se dirigèrent vers le château du Prince noir, où allaient siéger la Kommandantur.

Chez les Perrin, les derniers objets de valeurs étaient mis sous clé : les papiers de famille, l’argenterie, les tableaux et surtout les affaires d’Albert. Pour Yvonne, il était hors de question que des Allemands la dépouillent de ces biens précieux. Plutôt tout brûler que de leur laisser y toucher.

Le rangement terminé, Joséphine, Madeleine et sa mère se regroupèrent dans le salon, attendant la suite. Elles avaient entendu dire que des soldats allaient loger chez les habitants, faute de places ailleurs. Cependant, personne ne savait chez qui. Tout le monde espérait, en vain, ne pas en recevoir chez soi. Malheureusement, il n’était pas si difficile de deviner qui allait casquer. Personne n’était dupe, les maisons les mieux loties allaient être les premières exploitées.

Lorsqu’elles entendirent, près de la porte, le pas et la voix d'un soldat allemand, les trois femmes frémirent toutes entières. Joséphine baissa machinalement les yeux, la peur au ventre alors qu’Yvonne au contraire arborait un visage fier, personne d’autre qu’elle ne pouvait diriger cette maison. Pas même un Allemand.

Sans frapper, ni demander d’autorisation, l’homme entra dans la maison et, d’un seul bloc, elles allèrent à sa rencontre.

  • Bonjour Mesdames, dit-il avec un accent guttural, je suis feldwebel Karl Prat.

Le soldat était jeune, ne semblant pas avoir plus de vingt ans. Il était grand, mince, les cheveux blonds coupés courts. Le portrait idéal pouvant servir de réclame à la race aryenne. Il analysa silencieusement les trois femmes avant de reprendre :

  • Sur instruction de la Kommandantur, je logerai chez vous.

Yvonne Perrin, malgré toute sa dignité, eut soudain une figure si blanche qu'elle semblait ne plus avoir une goutte de sang sous la peau. Le sergent l’ignora et plissa ses petits yeux couleur acier, qu’il promena sur les alentours avant de les poser sur Madeleine, comme s’il tentait de déchiffrer ses pensées. Un frisson parcourut la jeune femme mais elle haussa le menton et soutint ce regard, aussi fier que sa mère, même s’il la rendait mal à l’aise.

  • Pourriez-vous m’indiquer ma chambre, que je puisse monter mes affaires ?

Yvonne donna un coup de coude à Joséphine pour qu’elle s’exécute. Un éclair de mécontentement presque indiscernable traversa les iris du soldat, déçu que Madeleine ne l’accompagnât pas, mais il demeura impassible.

٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭

Plus tard dans l’après-midi, après avoir pris possession de leur logis, les Allemands explorèrent la ville. Les officiers parcouraient seuls ou à plusieurs les rues de Lormont en faisant sonner leurs bottes sur les pavés. Sur les édifices et un peu partout dans les grandes rues, ils collaient des affiches qui commençaient généralement par le mot Verboten : « Interdit ».

· Interdit de refuser la monnaie allemande (1 Reichsmark = 20 F)

· Interdit de circuler durant le couvre-feu, entre 21h et 4h.

· Interdit de garder chez soi des armes à feu

· Interdit de klaxonner.

Les maisons, les commerces et le clocher de l’église se mettaient à l’heure allemande. Tel des doryphores, la Wehrmacht s’empara de Lormont à une vitesse folle. En l’espace d’une demi-journée, elle avait fait de la ville son territoire.

Le soir arriva très vite. Après son installation le sergent Prat était ressorti, laissant souffler les trois femmes. Une bonne partie du temps Madeleine et Yvonne protestèrent ensemble, ce qui ressemblait presque à une relation mère-fille normale. Joséphine, de son côté, n’osait rien dire, elle avait bien trop peur des représailles. Le sergent lui avait fait froid dans le dos et elle craignait son retour d’un moment à l’autre.

  • Eh bien soit ! On nous impose un boche dans notre maison, mais nous ne lui adresserons pas la parole ! s’écria Yvonne, bouillonnant de colère.

L’heure du dîner arriva. Madeleine et sa mère étaient déjà à table lorsque le soldat revint. Encore une fois, il entra comme chez lui, sans frapper.

  • Mmmh, comme ça sent bon, déclara-t-il.

Il rejoignit les Perrin pour manger et avant de s’asseoir à table il fit un signe à Joséphine qui s’empressa de lui servir une assiette. Il avait cette attitude détestable, comme si tout lui appartenait ici, même ces femmes. Il se prend pour le maître de maison.

Le repas se déroula dans un silence religieux, brisé uniquement par le bruit des couverts. Une tension latente envahissait la pièce. Aucun regard, aucune parole, n’étaient échangés, tous concentrés sur leur assiette.

  • Je suis ravi de loger ici, votre demeure est très jolie, lança Prat, et c’est très agréable d’être entouré de trois charmantes femmes.

Ses lèvres minces comme un fil de rasoir se mouvèrent en un rictus mauvais qui glaça l’assemblée. Yvonne se concentra sur la table pour ne pas lever ses yeux enflammés de rage vers le jeune soldat. Il essayait peut-être de se montrer amical, mais il émanait de lui une froideur et une noirceur à faire frémir.

Le dîner sembla durer une éternité. Personne ne lui répondait jamais et cette forme de résistance commença doucement à agacer le sergent. Ces femmes allaient finir par se soumettre, il était le vainqueur.

Cette fois encore, Madeleine avait senti son regard concupiscent et cela l’effrayait. Il y avait quelque chose en lui qu’elle n’arrivait pas à cerner et elle ressentait un mauvais pressentiment à son contact.

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