Chapitre 13 - SACHA

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Je me laisse guider dans des couloirs où le noir m'empêche même de savoir où je mets les pieds ; heureusement, le sol en béton ne présente aucune aspirité, et mes deux gardes me traînent à moitié, si bien que je ne risque pas de trébucher. Je suppose que ces précautions visent à éviter que je ne repère trop de choses dans le complexe, comme sa structure précise : mon dessin a peut-être convaincu le leader de l'Organisation, mais il n'est pas encore assez bête pour me faire confiance totalement. Je vais devoir continuer à faire mes preuves, à ses yeux mais aussi à ceux de tous les autres. J'ai effectivement remarqué le dégoût que je procure aux deux soldats, et ils ne cherchent même pas à le cacher, ce qui m'a amené à une deuxième conclusion : le noir vise peut-être également à éviter qu'on ne remarque mon transfert au bloc opératoire. Ce qui signifie donc que seuls quelques privilégiés sont au courant de ma situation, et que cette nouvelle pourrait provoquer un petit soulèvement. Alors qu'en dévoilant la vérité après l'opération, moment où je serai peut-être déjà mort, leur leader prend beaucoup moins de risques de contestation. Une manoeuvre intelligente mais qui comporte elle aussi ses risques.

Cependant, je suis trop angoissé pour vraiment y réfléchir. Hier, mon visiteur inattendu, m'a bien prévenu que l'opération n'avait jamais été fructueuse, malgré tous les efforts des meilleurs médecins de l'Oganisation. Quand deux hommes sont venus me tirer de ma cellule, alors que les lumières n'étaient pas encore rallumées, je n'avais toujours pas réussi à fermer l'oeil de la nuit. Pendant tout ce temps, mes pensées étaient totalement partagées entre deux extrêmes : ma peur panique à l'idée de ma potentielle mort imminente, sur une table médicale, anesthésié, le crâne ouvert, et d'un autre côté, cette joie indescriptible qui ne me quitte plus à l'idée que bientôt, je pourrai peut-être vivre librement auprès d'Astrid. Certes, librement est un bien grand mot pour le peu que je serai sûrement autorisé à faire seul, et je sais que je mettrai longtemps à gagner définitivement leur confiance, mais aujourd'hui, étrangement, je n'arrive à voir que les points positifs.

Alors que je m'apprêtais à me perdre de nouveau dans une pâle reconstitution des yeux d'Astrird, un flot de lumière traverse mes paupières à demi-closes et me sors de ma transe. Je fronce les sourcils et rouvre les yeux pour découvrir, à quelques centimètres de mon visage, deux portes battantes.

Derrière les petites vitres à hauteur de ma tête, une salle d'opération, exactement comme je l'imagine depuis que j'ai fixé mon sort avec ce dessin. Je ne devrais pas avoir peur, je le sais, puisque je suis passé sur des tables similaires de nombreuses fois. La dernière fois, j'ai même frôlé la mort, à cause d'une balle logée tout près de mon coeur. La douleur dans ma poitrine ne disparaîtra jamais complètement, et ma vieille blessure continue toujours de me faire souffrir quand je force trop, mais j'ai l'impression que c'était très différent d'aujourd'hui.

Peut-être parce que c'est à mon cerveau que l'on touche aujourd'hui.

Peut-être parce que, sans les manipulations de ceux que j'ai défendus toute ma vie, je n'aurais même pas à y songer.

Peut-être parce que cette fois, j'ai tout mon temps pour réfléchir.

Peut-être parce que quand je m'endormirai sous l'effet de l'anesthésiant, je ne serai pas déjà évanoui.

Peut-être parce que je saurai, en fermant les yeux, que c'est très probablement la dernière image que j'emporterai avec moi.

Peut-être parce que j'aurai hautement conscience de la probabilité de ne pas me réveiller.

Pour la quasi-totalité des gens, la mort survient un beau jour sans prévenir. Pas le temps d'anticiper, pas le temps de faire ses adieux. Pas le temps de faire quoi que ce soit en fait, sinon de regretter toutes les erreurs, toutes les excuses qu'on aurait dû faire, tous les "je t'aime" qu'on aurait dû prononcer.

Pour moi, comme pour quelques malchanceux, la mort prend une toute autre tournure, un tout nouvel aspect, parce qu'on peut la palper presque concrètement à force de savoir.

De savoir qu'elle est là.

J'ai tant envie de pleurer, parce que, malgré la différence monumentale qui me sépare des autres, les regrets, eux, restent bien présents, mais en même temps, je suis presque apaisé à l'idée de ne pas partir avant d'avoir avoué à Astrid que je l'aime. Je dois avouer que c'était une de mes plus grandes peurs, à partir du moment où je l'ai compris moi-même. Et voilà que cette faveur m'a été accordée. À cette pensée, je sens mon rythme cardiaque ralentir, ma respiration se réguler, mes larmes refluer. Un sourire indéfinissable, mélange de tristesse, nostalgie, joie et amour, étire mes lèvres, alors qu'un bip retentit. Les bras qui me retenaient fermement jusque là me lâchent brusquement et je pèse de tout mon poids sur la porte à présent dévérouillée. Les battants cèdent immédiatement sous moi, et je me retrouve par terre, à genoux, avant même d'avoir eu le temps de crier. Je n'ai pas besoin de me retourner pour savoir que la porte est à nouveau close, et que les gardes me surveillent, attentivement, de l'autre côté, prêts à réagir au moindre faux pas.

Le premier test.

Que je n'ai aucune intention de rater.

Je sens également les yeux bleus impénétrables du leader, à travers les caméras, et si j'en avais la force, je me retournerais pour lui lancer un regard de défi.

- Relève-toi et viens t'allonger ici, déclare alors sèchement un homme masqué que je n'avais pas remarqué avant. J'ai autre chose à faire que soigner un traître et un ennemi.

Il lance un regard mauvais vers le plafond, sûrement pour signifier à ses supérieurs à quel point cette tâche lui est désagréable. Mais il le fera quand même, et du mieux qu'il pourra, parce que ce sont les ordres, et aussi parce que ce pétillement discret au fond de ses yeux m'indique à quel point il est excité d'avoir un nouveau sujet. Malgré son ton désagréable, il est satisfait de pouvoir tester une nouvelle fois sa science sur moi, et cette fois sans la culpabilité de faire mourir un innocent quand il échouera.

S'il échoue.

Ce qui est fort probable.

Je me remets sur pieds et fais ce qu'il me dit sans prononcer un mot, bien décidé à gagner les faveurs de l'Organisation à la moindre occasion. Son leader n'est sûrement pas le seul à m'observer en ce moment, comme lorsque je dessinais les plans de Chicago.

Je prends une grande inspiration pour m'empêcher de m'enfuir à toutes jambes, ma répulsion et ma peur réussissant presque à prendre le dessus sur ma détermination. Mais je garde à l'esprit que je le fais pour Astrid tandis que le médecin, à présent penché au-dessus de moi, effectue toute une batterie de tests sur moi.

Puis on plaque un masque sur mon nez et ma bouche, m'obligeant à respirer l'anesthésiant sans même me prévenir. Aujourd'hui, on ne me demandera pas de compter jusqu'à dix, comme dans les films. Tandis que les effets commencent déjà se faire sentir, plusieurs formes sombres se déploient au-dessus de moi et je comprends que les infirmiers et les autres chirurgiens profitent de ma faiblesse pour envahir la pièce petit à petit.

Fais en sorte que j'en ressorte vivant, parce que toi seule sais combien je le veux, lancé-je dans ma tête en une dernière prière à cette nouvelle divinité que je me suis mis à adorer chaque seconde de ma vie. Parce que je t'aime, Astrid.

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