Chapitre 10 - SACHA

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Bien que les lumières se soient rallumées depuis longtemps, je somnole encore à moitié, couché en travers de mon lit de fortune, quand un raclement m'indique que j'ai de la visite. Mais je ne bouge pas, je ne tourne même pas la tête pour identifier la personne : que ce soit mes interrogateurs, Allen ou encore Astrid, je suis de toute manière encore trop stupéfait pour m'en soucier.

En moi-même, je ne cesse pas de me dire que tout ceci n'est qu'une manipulation d'Astrid pour me renvoyer ma trahison en pleine figure. Elle veut me faire souffrir de la même manière que je l'ai fait souffrir, et elle n'a trouvé que ce moyen pour être efficace dans son entreprise. Mais en même temps, une petite part de moi veut espérer, et trouve les bons arguments pour me maintenir juste sur le fil du doute ; après ce qu'elle a sans aucun doute vécu au Sanctuaire, je doute qu'elle ait la force mentale de se livrer ainsi, qui plus est à quelqu'un qu'elle détesterait, juste pour assouvir sa vengeance. Au minimum, elle aurait dû trahir, cette nuit, sa souffrance et son horreur, mais non, dans ses yeux, je n'ai lu que de... l'amour ? Impossible, et pourtant, il faut manifestement croire que c'est bien arrivé. J'ai presque l'impression d'avoir rêvé. Mais comment ? Comment a-t-elle pu ne serait-ce qu'y songer, après tout ce que j'ai fait ? Elle a toutes les raisons du monde de vouloir ma mort dans les plus abominables souffrances, et pourtant, depuis plusieurs jours maintenant, elle semble plutôt se battre pour moi.

Je crois bien que moi aussi, je t'ai dessiné dans mes rêves durant tous ces mois.

Dessine-moi encore, Sacha.

Ai-je inventé ces mots ? Sont-ils vraiment sortis de sa bouche ? Viennent-ils vraiment de son coeur ? Mais c'est sa voix qui résonne dans mon esprit, et pas juste une de mes pâles imitations. Mon coeur me pousse à croire ce que mon esprit réfute de toutes ses forces. Force sentimentale contre force logique, mais je sais déjà laquelle va gagner, parce que celle-ci a un appui inestimé que l'autre n'aura jamais : l'espoir.

Je suis encore plongé dans mes pensées quand une voix me sort de mes pensées, une voix que je n'ai encore jamais entendue et qui articule mon prénom comme s'il s'agissait d'un mystère. De nouveaux tortionnaires ? Je n'y crois pas, sachant qu'ils ont déjà été remplacés il n'y a pas longtemps. De plus, ce ne sont jamais eux qui viennent me chercher dans la cellule, et les gardes ne prennent pas la peine de m'appeler avant de se saisir de moi. Mais qui alors ? Il n'y a qu'un seul moyen de le savoir ; je me relève lentement pour rencontrer le regard bleu glacial et inquisiteur d'un homme d'âge moyen, qui me scrute avec une curiosité non dissimulée.

- J'ai entendu beaucoup de choses sur toi, Sacha, dit-il au bout de quelques secondes.

Il commence alors à faire les cent pas dans la pièce, les mains liés dans le dos, sans afficher le moindre sentiment, tout en continuant à parler :

- Beaucoup étaient négatives, mais certaines positives. Et nous n'allons pas nous mentir, je t'ai également beaucoup observé à travers les caméras, mais jusqu'à présent, je n'ai jamais trouvé aucun intérêt à venir perdre du temps dans ta cellule. Jusqu'à présent, répète-t-il songeusement.

Il s'arrête enfin à quelques pas de moi après de nombreux tours et nos yeux s'accrochent à nouveau. Bien malgré moi, je suis captivé par ses paroles, la manière dont il choisit soigneusement chacun de ses mots tout en ayant l'air de ne jamais improviser... Produit-il cet effet sur l'ensemble du complexe ? Je devine sans peine que je me trouve face au leader de l'Organisation, l'homme à la recherche duquel j'ai mis toute mon énergie ces dernières années.

Je ne sais pas si je suis surpris ou satisfait maintenant que je me trouve face à lui, certes pas dans les circonstances que je m'imaginais. Mais mon point de vue a changé depuis, et le tuer, l'humilier, le réduire à néant, n'est plus mon objectif. Je ne sais pas ce qui provoque ce soudain intérêt pour moi, mais je devine qu'il représente une de mes meilleures chances de sortir d'ici : si je plaide suffisament bien ma cause, peut-être arriverai-je à faire changer son point de vue. Mais je n'ai pas beaucoup de temps, je suis loin de posséder son charisme, et surtout, mes intérêts ne sont pas les plus faciles à défendre. Cependant, il ne semble pas attendre de réponse de ma part pour l'instant et poursuit son petit discours :

- À vrai dire, j'ai toujours considéré que se faire sa propre opinion est primordial. Se reposer sur les arguments des uns et des autres pour prendre une décision est une des pires erreurs qu'un chef puisse faire. Mais je parle également pour tous les autres : comment peut-on oser juger quelqu'un quand on ne le connaît même pas, quand on n'a même pas pris la peine de le rencontrer ? Comme je le disais, jusqu'ici, ton cas me paraissait mineur à l'échelle de tout ce que j'ai d'autre à gérer, étant donné que tu ne nous fournis aucune information importante. Encore une fois, nous n'allons pas nous mentir, tu es totalement inutile, Sacha. Et la seule chose qui te donne un tant soit peu de valeur à présent, c'est ta capacité à te plier aux ordres : tu nous as donné les plans de Chicago sans protester, tu ne tentes rien contre nous... À la lumière de ces évènements et d'une proposition qui m'a été faite, je ne peux plus ignorer qu'un soldat de plus dans nos rangs, un soldat qui connaît le fonctionnement de la DFAO, n'est pas forcément à négliger. Mais il reste malgré tout le risque que nous trahisses, parce que nous savons tous deux que le mensonge est le premier entraînement que reçoit un agent. Je n'arrive pas...

Il tourne brusquement la tête sur le côté et claque des doigts, les yeux plissés, avant de me regarder à nouveau pour reprendre d'une voix plus douce :

- ... je n'arrive pas à déterminer si tes sentiments pour Astrid sont sincères. Voilà mon véritable dilemme : est-ce que tu te montres ainsi envers elle parce que tu tiens vraiment à elle, ou est-ce qu'elle n'est qu'un pion, une fois de plus, pour servir tes intérêts ? Ce ne serait pas la première fois... Si tu n'avais pas ce passé, je n'aurais pas hésité une seule seconde. Mais à l'évidence, la volonté ne fait pas tout, et tu ne fais pas exception à la règle. Je me demande également jusqu'où tu serais prêt à aller pour elle, à supposer que ce ne soit pas un autre de tes stratagèmes, bien sûr. Irais-tu jusqu'à trahir ton ancien camp en nous rejoignant au titre de soldat, et non plus de prisonnier coopératif ? En cas de défaite, supporteras-tu les conséquences de tes actes comme chaque personne ici ? Peut-on vraiment te considérer comme un atout, et non comme un poids à traîner derrière nous pour quelques avantages dont nous pourrions, au final, nous passer ?

Le silence s'installe et je devine que c'est à moi de prendre la parole. Cet homme vient de m'exposer la situation en termes clairs et précis : il me demande de le convaincre, il me laisse ma chance de prouver ma loyauté. Il m'offre une occasion inespérée que, honnêtement, je n'aurais jamais cru avoir un jour. Il me pose même les questions auxquelles je dois répondre, comme pour me faciliter la tâche. On dirait qu'il voudrait vraiment me faire confiance, mais que certains faits l'en empêchent encore. Je me demande si sa déclaration sur la volonté ne le visait pas lui-même, et pas moi.

Ce qu'il attend est en fait parfaitement explicite : si je suis vraiment sincère, je trouverai les réponses qui conviendront sans même avoir à hésiter. Et effectivement, je suis sincère, mais les mots n'ont jamais été mon point fort... C'est alors que je me rappelle une nouvelle fois les paroles d'Astrid, et un sourire étire mes lèvres : sans le savoir, elle m'a montré le chemin plus d'une fois cette nuit.

Dessine-moi encore, Sacha.

Dessine-moi encore, Sacha.

Je ne sais pas si les caméras tournent encore, si je ne risque pas de la trahir en sortant en plein jour mon carnet à croquis, mais je sais au fond de moi qu'il représente ma seule chance de convaincre le leader. Si je me contente d'un discours, je n'arriverai jamais à exprimer tout ce que j'ai sur le coeur : il est temps d'excercer l'art que je cultive depuis des années, et aujourd'hui, il va déterminer de mon avenir.

Je me lève de mon lit sous le regard posé de mon interlocuteur, mais il n'esquisse pas un seul geste. Lui, au moins, n'a pas peur de moi, que je l'attaque ou que je tente quoi que ce soit pour gagner ma "liberté". Lui, au moins, semble comprendre que ma seule évasion tient en un mot, un prénom : Astrid.

Je soulève le petit matelas, léger comme une plume, et en tire le crayon ainsi que mon carnet. Puis je me rassois avec fébrilité et, sans une hésitation, sans même prendre le temps de réfléchir, je laisse mes sentiments me guider. Je ne sais même pas moi-même ce que je suis en train de produire, mon esprit fait tout le travail : depuis des années entières, je m'entraîne à reproduire sur le papier le fruit de mes pensées pour exprimer au mieux ce qui me tourmente. Jusque là, cette méthode a toujours fonctionné, et mieux encore, plus mes émotions sont fortes et présentes, plus mes oeuvres gagnent en précision. Or, aujourd'hui, je n'ai jamais autant aimé Astrid, je n'ai jamais autant désiré être auprès d'elle.

Tant pis si cette entreprise me fait perdre le peu de temps et de crédibilité que mon visiteur m'avait accordé.

Tant pis si sa patience finit par s'épuiser avant que je n'aie fini.

Tant pis si je viens de trahir ma possession d'un objet que je ne devrais pas avoir.

Parce que si je ne le fais pas, tout est perdu, et alors tous ces détails seront réduits à néant. À quoi me sert un carnet à croquis si elle n'est pas à côté de moi, si je ne peux pas dessiner son visage ?

*

L'homme tient avec une étrange délicatesse la feuille de papier sur laquelle je travaille depuis une bonne demi-heure maintenant, comme si elle était infiniment précieuse pour lui. Pendant tout ce temps, il s'est contenté de faire les cent pas, à nouveau, dans ma cellule, sûrement perdu dans ses propres pensées. Je sentais, souvent, son regard peser sur moi, mais je n'avais pas le temps de relever les yeux quand chaque seconde perdue pouvait signifier mon arrêt de mort.

Quand mon crayon a enfin apposé la touche finale de mon dessin, je l'ai contemplé quelques instants, les larmes aux yeux en découvrant la profondeur de mes sentiments ainsi exposés aux regards, puis j'ai relevé la tête, la nuque raide, pour le tendre au leader. Je répugnais presque à me mettre ainsi à nu devant lui : jamais, sauf cette nuit avec Astrid, je n'avais été aussi vulnérable. Il m'a examiné un long moment, sans faire mine de se saisir de la feuille, avant de finalement baisser les yeux pour la prendre. Depuis, c'est-à-dire une dizaine de minutes, il reste là, sans rien dire, comme si mon dessin le captivait tellement qu'il lui fallait tout ce temps pour enfin oser en détacher les yeux. Mais en moi-même, je devine qu'il essaye encore de prendre une décision, et qu'il ne veut pas voir autre chose tant que ce ne sera pas fait.

Mal à l'aise, rongé par l'angoisse, je ne peux que me triturer les doigts tout en envoyant autant de prières qu'il est possible vers le ciel. Peut-être l'un de ces voeux trouvera-t-il ma bonne étoile, qui sait ?

Enfin, le froissement du papier retentit dans la pièce silencieuse, et je lève lentement la tête dans l'attente du verdict, sentant comme s'il s'agissait de moi que l'homme a enfin décidé du chemin que prendra ma vie. Les paupières à demi-closes, si bien qu'il m'est impossible de distinguer la direction de son regard, il plie ma feuille en quatre et la range soigneusement dans l'une des poches intérieures de sa veste. Puis il me tourne le dos et je sens le désespoir s'abattre sur moi. Il passe sa sorte de badge dans le détecteur, et la porte s'ouvre devant lui. Je résiste à l'envie de courir après lui, de sauter sur cette occasion en or, parce que je sais que, de toute manière, cette tentative d'évasion se soldera par un échec. Mais de toute manière, je préfère rester ici pour le restant de mes jours, où je pourrai voir au moins quelques fois Astrid, que de m'échapper pour essayer de l'oublier.

Raclement sonore.

Quelques secondes passent avant que l'homme ne vienne s'arrêter devant la vitre blindée qui sépare ma cellule du couloir. Puis un grésillement m'indique que la communication vient d'être enclenchée, et sa voix, déformée me parvient :

- Demain matin, tu seras conduit au bloc opératoire pour te faire retirer la puce qui se trouve dans ton esprit. Nos meilleurs médecins n'ont jamais mené à bien cette opération sans que le sujet ne meure, et nous avons arrêté les essais depuis longtemps. Mais, dans la situation présente, je suppose que tu es d'accord avec moi pour dire que c'est la seule option qu'il te reste... non ?

Puis il disparaît de mon champ de vision.

Dans un coin de ma cellule, un petit point rouge se rallume dans l'oeil d'une des caméras, m'indiquant que la surveillance vient d'être rétablie.

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