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Ce débordement resta cependant limité aux Limougeauds, les connexions s’étant malencontreusement rompues. Après une petite fête qui dura une semaine, l’éparpillement mit fin à cet égarement. L’ordre régnait à nouveau.

Comme il ne se passait plus rien depuis des décennies, hormis les épidémies, les catastrophes et les guerres, grâce notamment aux lessiveuses à neurones avec agents d’abrutissement, la surveillance policière s’était relâchée, se limitant aux améliorateurs de lessives, comme la PISSE. Cela explique, en partie, la lenteur des remontées vers les centres décisionnels. Quand ils prirent conscience du phénomène, leur difficulté fut de trouver par qui et comment en informer la PAV. Ses colères étaient craintes. Courageusement, ce fut donc un blanc qui fut posé subrepticement sur son bureau. Un ancien s’était souvenu de cette technique, sans en-tête, sans signature, sans date.

Après un frisson en pensant aux possibles répercussions sur sa Very Importante Personne, la PAV convoqua tous ses services pour les engueuler.

Auparavant, car c’était à lui d’apporter des solutions et non des questions, elle avait consulté toutes les LIA et autres KACA de sa collection et avait recueilli autant d’avis que de machines, mais, après une sérieuse analyse statistique, il en ressortait une direction convergente : « Couic ! ». Autrement dit, la meilleure solution était d’effacer la question. Elle était une vraie dirigeante, dont la qualité première doit être l’indifférence : « Ce qui doit être fait doit être fait. Point barre. » Elle eut bien un petit regret pour la jolie et vitupérante Suzon, mais sa décision était irrévocable.

Elle en informa ses vingt-trois conseillers, qui opinèrent, en émettant de subtils commentaires. Une seconde analyse statistique lui démontra que l’esprit humain avait encore son utilité : si on faisait de l’Ange et consorts des martyrs, alors ce serait l’émeute générale, le Grand-soir dans le Monde entier. Ses mandants risquaient de lui montrer leur mécontentement.

Après le savon passé, ce qui lui permit de décharger sa colère, sa peur, son envie de partir en vacances, elle ordonna de coffrer tout ce petit monde, de le ramener manu militari dans sa campagne et de l’isoler complètement.

La troupe policière se dirigea immédiatement vers Limoges. La transmission des ordres et la mise en marche avaient demandé un bon mois, si bien qu’en arrivant, elle trouva une ville morte. Les fauteurs de trouble et les troublés s’étaient évaporés.

Il fallut encore des trésors d’efficacité des services pour apprendre que la foule se déplaçait vers Romorantin. Ils ne pouvaient savoir que Suzon, emportée par ce nom, avait choisi cette ville pour lancer ce qu’elle nommait déjà « l’appel de Romorantin ».

Les trois mille hommes eurent tôt fait de rejoindre la foule en délire à Châteauroux, bourgade renommée pour son absence de renommée.

La dispersion se fit dans le désordre avec des dégâts collatéraux très élevés, mais sans importance.

La quinzaine d’agitateurs fut ramenée dans sa ferme creusoise, autour de laquelle fut érigée une double enceinte de barbelés, avec des robots-gardes circulant sans cesse.

Les centaines de collaborateurs avaient fui, contre la promesse de raconter les coercitions et autres harcèlements dont ils avaient été victimes, transformés en esclaves dociles au service de cette abomination.

Plus rien, même pas un photon, n’entrait ou ne sortait de cette réclusion. Enfin, l’ordre régnait, pour de vrai cette fois, dans la République Laïque, Religieuse et Sociale d’Europe et de Russie Réunies.

La consigne étant la consigne, rien n’avait été précisé pour l’alimentation des reclus. Le mieux semblait de ne rien leur fournir pour ne pas outrepasser les directives manquantes. Les gardes n’étaient pas de bois et, en échange de quelques menues médailles, un flux permit aux assiégés de tenir. Le plus difficile était l’absence de réception de la télévision, ce qui rendait Uriel furieux, mélancolique, désœuvré, et donc emmerdant tout le monde. L’ambiance se détériorait, malgré la trouvaille d’antiques jeux de cartes avec lesquels ils jouaient selon des règles inventées et discutées longuement.

Au bout d’un certain temps, une lassitude les envahit, d’autant que la fin de leur incarcération oscillait entre improbable et impossible.

C’était sans compter l’immense élan d’indignation qui emportait le pays et même le monde entier. La gestion de l’indignation était un vieux savoir-faire du pouvoir, sans grandes conséquences. Mais, pour l’Ange, elle atteignit un tel niveau qu’un groupuscule d’une dizaine de têtes brulées décida de retrouver l’Ange et de le libérer. Si localiser le lieu de rétention fut très facile, le faire tomber était une autre paire de manches. Le plus facile aurait été de rameuter la foule, qui aurait couvert de ses corps les barbelés, permettant à l’Envoyé et à ses servants de s’échapper. Quelques centaines de morts de plus, quelle importance ? Mais non, cette petite bande décida l’assaut !

Par une nuit de pleine lune, masquée par les nuages, le geek de service prit la commande des robots-gardes : la moitié dans un sens, l’autre moitié dans l’autre. Il en résulta un tas de machines, emberlificotées les unes dans les autres. Comme ils avaient étudié soigneusement les tours de garde des trois humains laissés en surveillance, ils avaient choisi ce jour, car l’un était de repos, l’autre de récupération et le troisième malade. C’était le plus souvent l’inverse, mais c’était parfait pour forcer la porte. Trois coups de pince coupante et cinquante coups de pied au cul pour réveiller la maisonnée plus tard, la petite bande s’était égayée dans la nature austère du plateau.

L’alerte ne fut donnée que cinq jours plus tard, quand les gardes constatèrent l’absence de remise de médailles. Le mieux était de taire l’antériorité des faits et les circonstances. Ils maquillèrent donc l’assaut en une destruction quasi totale des barbelés, ce qui leur prit deux journées entières, non récupérables, et moult ampoules. Maintenant, c’étaient aux chefs de décider. Le temps que l’information remonte la chaine hiérarchique, les évadés marchaient tranquillement vers la capitale, espérant mettre un tel feu aux poudres que le gouvernement, et tout le reste seraient emportés par la vague déferlante.

Une fois le sommet averti, la question dégoulina dans l’autre sens :

— Mais, putain de bordel, où est-ce qu’ils sont ?

Avant que la question parvienne à ceux chargés de la résoudre, l’information avait fait le tour de la planète : « Tout le monde au Champ de Mars, le dimanche suivant ». Les bruits les plus fous coururent, comme quoi l’Ange allait s’envoler, définitivement, du haut du troisième étage de la Tour Eiffel.

Cette fois, des décisions extrêmes devaient être prises. Le PAV consultait ses pythies quand tout sauta, et lui avec. Uriel et consorts n’eurent même pas le temps de penser à leur créateur.

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