Ce soir-là

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J'aime regarder cette photo. Le jeune Bernard, assis sur le capot de sa Porsche flambant neuve, son épouse, au regard amoureux, tenant leur fils dans ses bras. Bernard, c'était moi. Dans une autre vie. Une trentaine d'années plus tard, Bernard n'est plus. Il n'y a plus que moi. On me surnomme le Gallu. Je ne sais même plus pourquoi.

Autrefois, passionné de cuisine, Bernard Cegani était un jeune chef qui avait le vent en poupe. Le directeur d'un grand hôtel cannois lui avait donné les commandes de son restaurant, et le petit prodige de la cuisine vivait un conte de fée. Hélas, après quelques années d'une belle collaboration, le brave et naïf Bernard se trouva, du jour au lendemain, renvoyé de son poste, son fils atteint d'une grave maladie, et sa femme dans les bras du directeur. Le jeune homme qu'il était ne sut pas gérer cette désastreuse situation. Il a pleuré toutes les larmes de son corps. De rage, il a frappé, frappé, frappé. Les murs, les meubles, son directeur, sa femme. Quel enfoiré ! Il a sombré dans l'alcool, et très vite, dépossédé de ses biens, s'est retrouvé dans la rue. Moi, le Gallu, c'est là que je suis né.

Cette photo est le seul souvenir que j'ai de Bernard. Pourquoi est-ce que je la garde ? Après tout, rien ne sera jamais plus comme à cette époque. À cette époque, le regard des autres était emprunt de respect, d'admiration, pour Bernard. Il était quelqu'un. Moi, je ne suis personne. Je ne suis rien. Lorsqu'ils ne m'ignorent pas, les gens portent, sur le vieux clochard que je suis, un regard qui transpire le mépris ou la pitié - les deux se valent. Les commentaires des passants, me pensant certainement sourd, c'est ce qui me blesse le plus. "Regarde-moi ce déchet". "Quelle puanteur !". "Si tu ne travailles pas à l'école, tu finiras comme ça". Ces mêmes gens qui, quelques années en arrière, auraient dépensé une fortune pour pouvoir goûter les plats du chef Bernard.

Depuis peu, la peur commence à me gagner, de plus en plus. Les nuits n'étaient déjà pas sûres en ville, mais les journées empruntent le même chemin vers l'insécurité. Inutile de compter sur une quelconque aide de la part des gens qui vous ignorent. Que vous viviez dans la rue, ou que vous y passiez simplement, c'est chacun pour soi, alors mieux vaut éviter de se faire agresser. On vous frappe, pour le plaisir. On vous vole aussi. On vous laisse pour mort. Il semblerait d'ailleurs que la non-assistance à personne en danger ne s'applique pas si on laisse mourir un clochard.

Se nourrir devient également plus compliqué. Jusqu'à il y a peu, le vieil épicier nous laissait entrer, nous, ceux de la rue, après la fermeture, et faire nos emplettes dans sa boutique grâce à ce qu'on avait "gagné" dans la journée. Mais depuis, l'épicerie a fermé, et le petit supermarché ne nous laisse pas entrer, même lorsque ses rayons sont vides de clients. Comme si la misère était une maladie contagieuse. Les bien-pensants diront : "il y a l'épicerie sociale, la soupe populaire, et tout ça". Et la honte, vous en faites quoi de la honte ? Chez moi, elle est plus forte que la faim. Je suis déjà un parasite, un être qui dépend d'autres êtres pour survivre. Les quelques pièces que l'on me jette sont déjà une humiliation. L'épicerie sociale, la soupe populaire... Je laisse ça aux jeunes, et aux autres. Fierté mal placée ? Certainement un des vestiges de la personnalité de Bernard.

Mais, aujourd'hui, je suis heureux, car ce mois-ci, on m'a fait le plus beau des cadeaux. J'ai fait la rencontre de Marcel. Marcel a vingt-trois ans. Il habite dans l'immeuble au-dessus de mon "trou". Je ne l'avais jamais rencontré avant, car Marcel est pêcheur le jour, et commis de cuisine le soir. Lorsqu'il part le matin, je dors, lorsqu'il rentre le soir, je dors. Mais, il y a quelques semaines, sa clé s'est cassée dans la porte d'entrée de l'immeuble, et ses jurons m'ont réveillé. Marcel n'a pas de téléphone portable. Alors, il s'est assis, à côté de moi, et nous avons discuté. Comme des égaux. Comme des amis. Ce soir-là, Marcel a réveillé une part du Bernard qui sommeillait en moi. Nous avons parlé cuisine, nous avons parlé de la mer, car Bernard avait un bateau, jadis. Avant l'aurore, il est parti remonter ses filets. Mais la nuit revenue, mes larmes coulèrent sans discontinuer lorsqu'il vint me trouver, un gros tupperware de bouillabaisse à la main. Rien que pour moi. "J'ai essayé ta recette, et tu avais raison, c'est bien meilleur !", m'a-t-il dit.

Depuis, tous les soir, il est revenu me voir. Tous les soirs, nous avons discuté. Mon ami et moi. Tous les soirs, il m'a apporté de bons petits plats. Tous les soirs, il m'a dit "je l'ai fait mijoter comme tu as dit", ou "j'ai acheté les épices dont tu m'as parlé". Jusqu'à ce soir.

Marcel arrive. Je le vois de loin, au bout de la rue, avec son habituel sac où il trimbale toutes ses affaires. Mais en plus, il a un autre sac ce soir. Son expression est différente de d'habitude. Il semble gêné. J'ai peur qu'il ait un problème. Egoïstement, j'ai encore plus peur qu'il me dise qu'il déménage. Son sourire est un peu crispé, et il a du mal à me regarder dans les yeux - ce qui, d'habitude, n'est pas son cas.

Il s'assoit, sans me regarder, les yeux dans le vide, et me dit "J'aimerais te demander quelque chose, mais je comprendrai que tu n'acceptes pas". Je me demande bien de quoi il peut s'agir. "Dis-moi toujours, petit". Qu'est-ce qu'il peut vouloir me demander pour que ça le mette dans cet état ? "Demain, c'est mon anniversaire. Et tu m'as déjà parlé plusieurs fois de cette pièce montée en forme de bateau que tu avais fait pour un ancien client... Si tu es d'accord, je voudrais bien que tu viennes au restaurant me faire la même". J'éclate de rire. Cela fait tellement longtemps que ça n'était pas arrivé ! "T'es pas sérieux, petit ? Quel pauvre fou accepterait qu'un clochard comme moi entre dans la cuisine de son établissement !". Un sourire en coin se dessine sur le visage de mon ami. Il se lève, et jette son deuxième sac devant moi. "Dans ce sac, il y a des vêtements propres. Mon appartement est loin d'être grand, mais il a le mérite d'avoir une douche, si tu veux l'utiliser. Et le pauvre fou qui possède le restaurant où je travaille, c'est mon père. Je lui ai parlé de toi. Il sait qui tu es". Je regardais Marcel. Il semblait vraiment sincère. Ah, la jeunesse et la naïveté... "Petit, si cet homme sait que je suis un clochard et qu'il accepte que je mette les pieds dans sa cuisine, c'est qu'il est vraiment fou". Marcel affiche toujours le même sourire. "Tu n'as pas bien compris, mon ami, quand je t'ai dit que mon père sait qui tu es. Il ne sait pas seulement qui tu es maintenant. Car il y a quelques années, il a un jour rencontré un jeune chef qui s'appelait Cegani, et à qui son père armateur avait commandé une pièce montée en forme de bateau". Je n'ai plus envie de rire. Marcel me regarde, dans les yeux. Il est sérieux. Ce n'est pas une mauvaise blague. Je sens mes yeux devenir humides, les larmes couler sur mes joues. Même si cela ne sera sûrement qu'éphémère, ce soir, je ne me sens plus Le Gallu, le parasite ignoré et méprisé. Ce soir, j'ai l'impression d'être de nouveau Bernard, le jeune chef prometteur.

Merci, Marcel, mon ami.

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