Ch 2 - partie 2

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– D’accord ! se décida Mesch en prenant place sur le coffre dont elle avait au préalable redescendu le couvercle pour ne pas tomber dedans.

– Tu veux de la cola ? proposa Hilde

– Non, je ne suis pas fatiguée.

– Alors, raconte.

– Le Turc, je l’ai vu chez Charles…

– Le Magne ?

– Bien sûr ! Pas Charles le chapelain avec sa canne et sa démarche de canard...! Tu devrais le savoir, tu es devineresse...

– Je ne sais pas tout, sinon je serais déesse ! En plus, je suis spécialisée dans l’avenir, pas dans le passé... précisa Hilde, un tantinet agacée. Poursuis donc ton récit... Tu disais avoir vu cet homme à Oche...

– Non, pas à Oche.

– À Aix, si tu préfères...

– C’est la même chose.

– Tu as dit « chez Charles »...!

– Chez lui, c’est un peu partout... En l’occurrence, là, c’était à Deudenhoven.

– Theodonis Villa, quoi.

– C’est la même chose.

– Si cela continue de cette façon, nous ne sommes pas sorties de l’auberge !...

– Justement, il y était entré.

– Où ?

– Dans l’auberge, l’Auberge Rouge du Moulin.

– Que me contes-tu donc ? Tu viens de dire que tu l’as vu auprès de la Moselle et voici que tu dis l’avoir vu entrer là en-bas, près de l’Ill...!

– Chez Charles, c’était il y a quelques jours. À Mulinhuson, c’était ce matin.

– Il faudrait exposer ce qui s’est passé entre les deux, sinon l’audience n’y comprendra rien !

– Quelle audience ? s’enquit Mesch en regardant alentour.

Cette question embarrassa Hilde qui, bien que voyante, ne voyait trop comment justifier de faits futurs sans passer pour une illuminée, voire une folle...

– Eh bien, qui sait ? Peut-être qu’un jour, un trouvère contera cette aventure devant une assemblée...

– Je ne vois ici la moindre oreille de trouvère, même troublant.

– Quelque troubadour, peut-être...

– Je suis Mesch la Rebelle, pas l’allumée, alors cesse de me prendre pour une gourde et...

– Du calme ! Conte-moi simplement les faits qui se déroulèrent entre ta première rencontre et ce jour.

– Alors, je reprends depuis le début : il y a cinq jours, dans la perspective d’un aménagement, je me rends chez le roi

– Merlin...?

– Charles ! Voyons, voyante ! Ta mémoire est courte !

– Comme tu as parlé d’aménagement... De quoi s’agit-il ?

– Un aménagement de territoire... Mais cela n’est point ton affaire...!

– Soit ! admit Hilde en maugréant. Tu ne l’as pas volé, ton surnom de « rebelle », à entendre tes façons de répondre... Mais, poursuis donc...!

– Alors... Comme je n’ai pas le goût de chasser les libellules ou cueillir les renoncules, je patiente dans le vestibule du palais, préambule aux entrevues et conciliabules royaux. Le premier à venir est Jacques.

– Il manque « ule »

– Pas du tout ; c’est Jacques Célère.

– Ah ? J’avais mal compris ta phrase.

– Il tient ce surnom du fait qu’il est rapide.

– Ça rejoint mon idée...

– Pas pour tout ! précisa Mesch avec un sourire en coin.

– Mmh... Je vois... Et ensuite ?

– C’est le chapelain qui passe sans mot dire. Ni bénir. Et, peu de temps après, le voilà, l’étrange étranger, celui que tu désignes par « Le Turc ». Il passe devant moi en me dévisageant de la tête aux pieds.

– Ça, ce n’est pas « dévisager », mais « déshabiller »...

– Mais...

– ... du regard... C’est une expression...

– Bon... Il s’éloigne alors et c’est à mon tour d’être reçue par Charles.

– Ce n’est pas toi qui le reçois ?

– Je suis au palais et il est le roi !

– Tu n’es pas laide et tu as l’arène !

– Nous n’avons pas pratiqué ces jeux, cette fois ; pas le temps...

Mesch marqua un silence en fixant Hilde. Puis reprit : Hilde, ça fait un moment que tu n’es plus descendue au bourg, n’est-ce pas ? Tu ramènes tout à la bourre !

– Par Chronos, Tetanos et Devos ! Comment as-tu deviné ? Serais-tu devineresse, bougresse ? s’exclama la voyante officielle.

– Non, mais c’est bien connu : c’est ceux qui en parlent le plus qui en font le moins...! Et je te comprends, il est difficile d’avoir un esprit sage dans un corps sage…

– Continue donc ton récit et ne t’occupe pas de mon con.

– Ouï. Eh bien, le Magne entend ma demande puis, après un temps de réflexion, me fait une proposition.

– Ah ! Je m’en doutais !

– Il me demande : « Mesch, as-tu vu l’homme de grande taille à l’air quelque peu sarrasin sortir d’ici ? » J’acquiesce. À ma grande surprise, il me dit ensuite : « Mesch, je te sais indépendante et téméraire. Tu m’as fait une requête et je suis prêt à y accéder. Pour ma part, j’ai nécessité à savoir certaines choses et tu pourrais m’y aider. Voici : ta mission, si tu l’acceptes, est de t’enquérir si cet homme m’a dit la vérité. Il m’a remis un parchemin prétendu être envoyé par le calife de Bagdad. Lis ! »

Je lis. Il me demande ensuite de lui redonner le parchemin auquel il met le feu.

Je demande : « Et si je n’accepte pas la mission ? » « Impossible ! » répond-il, « Je ne satisferai pas à ta requête et je serai obligé de t’occire car tu en sais trop ».

– Alors, qu’as-tu répondu ?

– « Soit ! »

– « Soit » qu’il t’occît !? s’étonna Hilde en utilisant une conjugaison que certains puristes réfuteraient aujourd’hui.

– Bien sûr que non ! Je suis téméraire, pas suicidaire !

– Évidemment, sinon tu ne serais pas là...

– Pas forcément ! Je ne suis pas du genre à me laisser facilement passer par le fil.

– Assurément... Alors, que dit le parchemin ?

– Rien d’important.

– Dans ce cas, tu peux me le dire...

Mesch regarda Hilde sans répondre. Elle devait certainement penser que la bougresse était maline. Devant ce silence, celle-ci reprit :

– Tu dois te dire « la bougresse est maligne », n’est-ce pas ?

– Exact.

Vous voyez, c’est ce que je vous disais.

– Qui a parlé ? s’exclama Mesch.

– Nous deux, voyons !

– Non ! C’était une voix masculine qui a dit : « Vous voyez, c’est ce que je vous disais », précisa Mesch.

– Tu entends des voix, Jeanne.

– Evidemment ! C’est bien ce que je viens de dire ! Mais je ne m’appelle pas Jeanne… Cela semblait provenir du coffre, là, indiqua Mesch en se dirigeant vers l’objet.

– C’est là que tu as caché ton parchemin, non ?

– Oui. D’ailleurs il est revenu, annonça la jeune femme ravie après l’avoir ouvert. Elle y saisit le rouleau et le rangea dans son pourpoint avant qu’Hilde ne le prenne. – Voici donc le rouleau du Turc...

– C’est cela.

– Et tu le lui as dérobé...

– Assurément ! C’est pour mon enquête.

– On n’est pas forcé de piquer les choses des autres pour faire une enquête...

– Nenni ! Vois donc, dit Mesch en ressortant le parchemin, il n’y a pas de trou !

– Je sais bien, je voulais dire dérober. C’est une façon de parler du XXème siècle.

– Le XXème siècle !?

– Ben oui, quoi ! Je suis devineresse, voyante, et tout et tout, alors forcément, j’ai des rapports avec le futur...! Ça se passe pendant mes transes... expliqua Hilde, un peu énervée.

– Et c’est comment, le XXème siècle ?

– J’en vois très peu, j’entends plutôt des choses, mais cela me semble inimaginablement différent d’aujourd’hui. Pense donc, si un oracle de Jules César lui avait décrit notre époque !

– Fini l’empire, exit les Romains !

– Comme tu dis ! Il n’aurait pas trouvé excitant d’avoir la Gaule !

– Mais que sais-tu encore du XXème siècle ?

– Ils disent beaucoup de choses que je ne comprends quelquefois même pas… Par exemple, ils disent qu’un certain Félix avait le feu au cul mais que ses cendres n’ont pas été transférées au pantalon !

– Étrange, en effet... Quoi d’autre ?

– On fait la course au larmoiement...

– Triste époque, semble-t-il.

– Peut-être… ! Cependant, il y a quelques temps, lors d’une transe, j’ai aussi perçu qu’on s’amuse.

– Qui s’amuse ?

– Je n’ai pas pu précisément le savoir, une fois que j’avais repris conscience.

– Ah ! Tu as perdu la mémoire ?

– Non ! Si j’avais été amnésique, je m’en souviendrais...! Non, c’était une ambiance où des rires succédaient aux propos d’un homme qui se demandait si une oie oyait ce qu’il oyait, lui.

– Ah oui ?

– Oh yeah, comme ils disent.

– Et qu’orra-t-il, à la fin ?

– J’n’ai pas ouï...

– Quoi d’autre ?

– Quelques fois des choses étranges que je ne comprends pas...

– On ne parle pas la même langue qu’aujourd’hui ?

– Pas du tout. C’est très différent.

– Voilà pourquoi tu ne comprends pas !

– Si ! Je comprends. En état de transes, c’est comme dans la tour de Babel...

– L’oued ?

– Non, Babel tout court... Ce que je ne comprends pas, ce sont des mots du futur, des mots qui désignent des choses qu’on ne connaît pas encore... explique Hilde avec un air énigmatique.

– Quoi, par exemple ?

– Moyen-âge, homo sapiens, lunette...

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