Voyage en enfer

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Voyage en enfer.


Il faisait chaud. Le train était bondé en ce début de mois d'août. Ce voyage en Espagne apparaissait à la petite fille comme un véritable cauchemar. Elle avait peur. Peur depuis le début. Depuis l'annonce de son père : "Cet été on part en vacances en Espagne!". Sa mère avait vaguement acquiescé. Elle aimait partir en vacances, mais pas trop longtemps. Son frère ne comprenait pas encore bien. Il n'avait que quatre ans.

On avait pris le train jusqu'à Paris. Ensuite il avait fallu se retrouver dans le métro afin de ne pas rater la correspondance pour Hendaye. Puis on était monté dans un train espagnol. Il faisait chaud. L'air était étouffant malgré les fenêtres ouvertes. Le trajet semblait interminable.

Tac! Tac! Tac! Le coeur de l'enfant fit un bon dans sa poitrine. Qu'était-ce donc que ce bruit? Tac! Tac! Tac! Était-elle la seule à l'entendre? Elle n'osa pas regarder ses parents par peur qu'ils ne la traitent de folle une fois de plus. Tac! Tac! Tac! Des voix. Des mots qu'elle ne comprenait pas. La peur l'envahit. Mais la peur de quoi? La peur de qui? L'Espagne était son pays d'origine. Et même si elle n'en connaissait pas la langue pour avoir toujours vécu en France, elle aurait du être heureuse d'y retourner. Tac! Tac! Tac!

- Mais qu'est-ce que tu as à la fin à toujours sursauter comme ça? Finit par s'énerver son père.

L'enfant était livide. Que répondre? Qu'elle avait une fois de plus une crise d'angoisse sans la moindre raison? Elle ouvrit la bouche pour demander si personne d'autre n'entendait le bruit, puis se ravisa. Tac! Tac! Tac!

La porte du compartiment s'ouvrit. La fillette sursauta une fois de plus et réprima un hurlement de terreur en voyant s'encadrer dans la porte la silhouette d'un homme, en uniforme avec une jambe de bois. Une véritable jambe de bois comme celles que l'on pouvait voir dans les films de pirates. Elle avait le sentiment de remonter le temps.

Voyant ses parents tendre les billets, elle réalisa que ce n'était que le contrôleur. C'était donc lui le Tac! Tac! Tac! Mais sa peur ne s'effaça pas pour autant. Cet homme lui faisait l'effet d'un monstre. Elle ne voulait pas aller en Espagne. Elle voulait rentrer à la maison. Quelque chose de terrible l'attendait dans ce pays. Une tragédie allait se produire, elle en était sûre.

Tremblante, elle se rencogna dans le coin fenêtre en face de son frère qui dormait déjà. Lorsque sa mère lui proposa de manger, elle fût incapable d'avaler quoi que ce soit.

Le train roula toute la nuit. Au matin, elle fut réveillée par le bruit : Tac! Tac! Tac! Elle poussa un gémissement dans son demi-sommeil. Elle ne voulait plus voir cet homme. Il portait malheur, elle en était sûre.

Le train s'arrêta brutalement en pleine campagne. Des cris retentirent dans le couloir. La petite fille sentit l'angoisse familière lui monter de l'estomac vers la gorge. Ses parents se regardèrent, se demandant se qui pouvait bien se passer. Prenant ses deux enfants par la main, maman s'empressa dans le couloir... pour le regretter aussitôt. Les cris que poussaient les voyageurs étaient des cris de terreur. Maman voulut faire rentrer sa fille dans le compartiment mais il était trop tard. Elle avait vu. Des tôles déchiquetées. De la fumée. Des cris, des hurlements. Du sang, beaucoup de sang... A moins d'un mètre d'elle, un train couché sur le flan. La police. Les pompiers. Des ambulances. Des blessés qui gémissaient, des gens qui appelaient, des morts que l'on extrayait péniblement de leur prison de fer.

Incapable de réagir, la petite fille resta immobile, figée devant le désastre. Elle était comme anesthésiée. Elle ne sentit pas le train redémarrer. Elle vécut le reste du voyage comme dans un rêve. Ou plutôt comme dans un cauchemar qui n'aurait pas de fin.

Arrivés à l'appartement, la petite fille vécut sans les vivre, les premiers jours des vacances. Elle voyait sans cesse des corps déchiquetés devant elle. Ils venaient la hanter jour et nuit dans des rêves sanglants. Elle sursautait à chaque mouvement, à chaque claquement de porte, à chaque parole un peu forte. Une angoisse indiscible la possédait qu'elle ne parvenait plus à cacher et qui avait le don d'énerver son père. Combien de gifles lui a-t-il données? Combien de fois l'a-t-il projetée contre le mur?

Son quotidien était devenu un véritable enfer. Il allait arriver quelque chose encore. Elle en était sûre et certaine. Jamais ils n'auraient du venir en Espagne. Jamais.

La preuve.

Le lendemain en revenant de chez Sixto, il y avait un début d'incendie dans la discothèque. Sans son petit frère qui avait remarqué les flammes, tout aurait brûlé.

Tac! Tac! Tac! A nouveau ce contrôleur à la jambe de bois vint hanter ses cauchemars sanglants.

Quelques jours plus tard, son petit frère échappa à la vigilance de leur mère et disparut pendant un bon moment. On le cru perdu jusqu'à ce qu'un automobiliste le retrouva en train de courir en pleurant sur la route.

Tac! Tac! Tac!

Encore plus tard, son petit frère échappa de peu à la noyade.

Tac! Tac! Tac!

L'enfant se sentait devenir folle. Comment échapper à ces visions d'horreur qui la harcelaient? Ces morceaux de chairs éparpillés. Les gens qui hurlaient, qui gémissaient...

Tac! Tac! Tac!

On se promenait en montagne. Conchita qui les logeait tenait à leur montrer ses terres. Une vaste étendue et tout au bout du chemin, une colline rocailleuse.

"Tout en haut il y a une grotte" expliqua Conchita à l'enfant, espérant attirer son attention, obtenir un sourire. Ce fut réussi. La petite fille grimpa jusqu'en haut et découvrit la merveille. Une grotte taillée dans le rocher. Personne à part Conchita et sa soeur Carmen durant leur enfance n'y avait mis les pieds. Conchita montait plus lentement. Elle rejoignit l'enfant pendant que ses parents attendaient en bas et que son petit frère s'amusait sur les rochers.

"Je te donne ma grotte. Carmen et moi on n'a pas d'enfants. Pas d'héritiers. Plus personne ne viendra jamais ici. Si jamais tu n'as nulle part où aller, tu as au moins cette grotte. Elle est à toi. Ne l'oublie pas."

La brave femme fut récompensée par un sourire. Le premier depuis près de trois semaines.

"C'est vrai? Elle est pour moi? Tu me la donne vraiment? Je peux y venir quand je veux?"

"Quand tu veux, promis juré! Je ne reviens jamais sur une parole. Elle est à toi."



Trente ans plus tard...



Tac! Tac! Tac!

Assise dans l'AVE, plongée dans ses pensées, elle sursauta quand il lui demanda son titre de transport. Elle le regarda sans le voir et lui tendit son ticket. Il n'avait pas de jambe de bois. Où était-il aujourd'hui, celui qui hantait toutes ses nuits depuis l'accident d'il y a des années? Mort certainement. Mort oui, mais pas pour elle. Il vivait en elle depuis près de trente ans et il ne la quitterait qu'à sa mort. Cet ange annonciateur de malheur dont elle rêvait à chaque fois qu'un problème, une maladie, un drame, une catastrophe allait se produire.

Et ce sang! Tout ce sang et ces membres éparpillés. Et les gens qui hurlaient, appelaient au secours. Ils la poursuivaient depuis tout ce temps et tels des zombies ils essayaient de l'attirer vers eux. Vers leur monde. Vers la mort...

Elle savait qu'elle n'échapperait pas à son destin. C'est pourquoi hier matin elle avait tout quitté sur un coup de tête. Ses enfants étaient grands. Ils avaient quitté la maison. Ils lui avaient clairement démontré qu'ils n'avaient plus besoin d'elle et de ses névroses traumatiques. Alors elle était partie, après une énième dispute. Et c'était presque machinalement, comme si tout devait se passer ainsi, sans réfléchir, qu'elle commanda son billet pour l'Espagne.

Tac! Tac! Tac!

Changement de train. Dans quelques heures on serait arrivés.

Tac! Tac! Tac!

La gare enfin. Elle descendit du train. Rien ne semblait avoir changé. Il y avait toujours trois vielles femmes toutes de noir vêtues qui discutaient, assises sur le banc de l'unique quai. Elle était la seule voyageuse à descendre ici.

Tac! Tac! Tac!

Au lieu de se rendre au village, elle traversa les rails et se retrouva sur le chemin de terre qui menait à la colline de Conchita. Conchita et Carmen étaient mortes depuis longtemps. Elle gravit la colline un peu plus difficilement que lorsqu'elle avait huit ans. Elle n'était pourtant pas vieille. Elle était usée. Usée par les visions terrifiantes de ces corps déchiquetés qui la visitaient presque toutes les nuits, précédées par le "Tac! Tac! Tac!" terrifiant du contrôleur à la jambe de bois.

La grotte était toujours là. Pas de cannettes vides, ni de papiers sales. Aucun détritus. On aurait dit que personne n'était plus venu ici depuis toutes ces années.

Tac! Tac! Tac!

Elle sortit une boîte de tranquillisants dont elle avala le contenu avec une bouteille d'eau, ensuite se coucha, la tête sur son sac, bien à l'abri dans sa grotte. Elle ferma les yeux. Le Tac! Tac! Tac! S'estompait, les chairs sanguinolantes s'effaçaient et ne tentaient plus de l'emmener. Pour la première fois de sa vie, elle s'endormit sans angoisse et sans rêves...



Bien des années plus tard, les enfants de touristes anglais trouvèrent par hasard le squelette d'une femme en découvrant la grotte lors d'une promenade en montagne. Elle elle ne portait aucun papier d'identité, aucun bijou, aucun objet susceptible de l'identifier. La police espagnole ne fit pas le lien avec une mère de famille disparue en France des années auparavant. L'information n'arriva pas jusqu'à la police française. Elle pouvait continuer à dormir tranquille.

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