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Ombre suivit toutes ces réflexions, guidées par une manière de vivre, une façon de penser étrangères. Son accompagnateur, de son côté, ruminait ces évènements qu’il voyait pour la première fois clairement. Pour lui, ces instants étaient aussi confus que terribles. Et il éprouva le besoin de savoir plusieurs choses.

- Qu’est-il arrivé à mes frères ? Ils ont survécu à mon départ ?

Sa guide devint floue, tandis qu’elle cherchait la réponse. Lui-même se sentit… plus brumeux. Léger et vaporeux.

De son côté, Ombre sentit la première faim nocturne de son présent la tancer. Mais découvrir son peuple à travers le passé du Doyen l’absorbait trop. Bien que cela fasse quelques années, elle avait déjà passé plusieurs nuits entières à explorer le passé, sans interruption. Aussi ne s’inquiéta-t-elle pas outre mesure, et poursuivit ses recherches. Les morts qu’elle pressentit s’avérèrent proches les unes des autres. Les deux aînés du traducteur, deux sœurs et un frère au milieu de la fratrie. Elle les nomma, et annonça leur décès le même jour, trois ans plus tard. Ssdvenna déglutit.

- Je dois voir…

Ils s’élevèrent de nouveau, et le monde se floua. Le temps de quelques respirations nerveuses, et ils se trouvèrent au-dessus de la place centrale du village natal du tisserand. Une dragonienne rugissait sa victoire, baignant dans le sang, dernière debout au sein d’un charnier encore chaud. Ombre l’approcha aussitôt, et vécut toute la joie sauvage que le fratricide et l’accès au pouvoir procuraient à la nouvelle cheffe.

Un guérisseur à l’air hostile la guérit de ses blessure d’un simple contact, et la vainqueure contempla ses nouveaux soumis, encore excitée par le bain de sang qui avait inévitablement suivi la mort de leur père. Depuis des années qu’elle préparait cette prise de pouvoir, elle savait déjà quels ordres elle donnerait.

Du bout des crocs, encore frémissante d’adrénaline et prise de la faim des vainqueurs, elle ordonna que plusieurs dragoniens soient alignés. Les principaux dangers à sa survie. Les contestataires les plus voyants, ceux qui se permettaient ouvertement de douter de leurs supérieurs furent jetés à genoux devant elle, parmi les cadavres tièdes de sa fratrie.

Ssdvenna’êk hoqueta. Les membres de sa famille tentèrent de défendre les leurs, en vain. Et son aîné avait perdu un bras, au cours d’un duel perdu contre la nouvelle cheffe. Gangrène. Et la pendaison fut ordonnée.

- Je… ne veux pas voir ça… maugréa l’Aniogar.

Il avait traversé chaque membre de sa fratrie pour en connaître les faits et gestes, et se sentait fier d’eux. Fier qu’ils n’aient jamais pardonné son exclusion. Et dévasté par leur destin. Tous méritaient bien mieux…

- Que voudrais-tu connaître ?

- … Ce qu’a pensé Isséri la première fois que nous nous sommes rencontrés.

Avec un léger sourire, Ombre obtempéra. Elle appréciait ce sentiment d’être guidée dans l’Histoire de ce continent dont elle ignorait trop. Cela lui rappelait les ordres de Maître Bastian. Et pour la toute première fois, elle explorait le passé accompagnée. Cette nouveauté, accompagnée du plaisir d’obéir à une autorité choisie lui plaisaient.

Ils retrouvèrent le jeune Ssdvenna’êk amaigri en vue du campement des Aniogar. Les yeux caves, les écailles ternes, les ongles fissurés, il n’osait pas approcher. Plusieurs fois son peuple lui avait fait payer son statut de sans-terres. Et de nombreuses croyances au sujet de ce clan de résidus de frères et sœurs le pétrifiaient. D’une part, il savait que sa seule chance de continuer à vivre se trouvait sur cette plage de cendres. Et de l’autre, voudraient-ils d’un violeur violé, doublé d’un assassin ? Accepteraient-ils de partager ses cauchemars, de subir son absence de sommeil serein et son incompétence générale ? S’ils le rejetaient, il ne saurait que faire. Ssdvenna’êk ne voulait pas mourir, pas après le dernier geste de sa fratrie pour lui permettre de survivre.

Il prit une dernière inspiration avant d’avancer sans plus réfléchir. Mais à peine se redressa-t-il, qu’une arme glaciale apparut contre sa gorge, et qu’une main lui saisit les cheveux. Un pied s’appuya contre son dos, et on lui imposa de se vautrer dans la boue, les mains en l’air. Isséri venait d’apparaître derrière lui, craignant un fou désireux d’attaquer les cinq membres de son clan.

Le tenant désormais à sa merci, elle perçut toutes ses peurs, sa honte, son sentiment d’humiliation, sa culpabilité… et aucun désespoir. Nul désir de mourir ni de tuer, ce qui la rassura. Ombre perçut le monde à travers les sens d’Isséri, et cela la déstabilisa. En plus des sens habituels de tout vivant, et d’un sens aigu de la magie, Isséri sentait avec finesse les émotions négatives des vivants. Une forme d’empathie exacerbée, dont elle pouvait tirer de la puissance. La petite rousse sentait la tentation de la mage de puiser dans les émotions du danger potentiel pour l’annihiler. Pour elle, de toute évidence, tuer pouvait se faire d’une simple pensée. Néanmoins, l’absence de volonté de tuer chez ce nouveau venu dissipa sa crainte.

- Que viens-tu faire ici, petit ?

- … Vivre…

- Mais encore ?

Le jeune Ssdvenna’êk hoqueta.

- Devenir un Aniogar, sœur.

- Tu sais que tu vivras en sans-terre ?

Il gémit une réponse positive. La honte liée à ce clan lui retombait dessus. Qu’avait-il fait pour mériter ça ? Etait-ce pire que la mort ? Son frère lui avait demandé de devenir Aniogar, alors il devait le faire. Réfléchir plus serait une insubordination, et une injure à la hiérarchie familiale.

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