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Quelque chose l’appela. L’attira. L’aspira.

Les cordes grinçaient dans le vent. Des corbeaux croassaient, des insectes se disputaient l’accès aux plaies ouvertes des pendus. Il sentait la présence des siens vingt pieds plus bas. Masse silencieuse, qui venait contempler les suppliciés.

Qu’ils voient.

Oui, qu’ils voient !

Qu’ils constatent les bienfaits de l’Humanité !

Et que jamais ils n’oublient ce qu’apportaient les humains ! Jamais !

Le dragonien voulait le leur rugir. Mais il ne pouvait plus. Les corbeaux lui avaient picoré les yeux, les lèvres et même le nez. Il ne sentait plus que son propre sang coagulé, et la pourriture dans laquelle s’installaient les insectes parasites qui le rongeaient de l’intérieur. Mais sa volonté demeurait intacte.

Que les siens prennent acte de ce que leur apportaient les humains. Qu’ils comprennent qu’Isséri se trompait d’ennemi. Ils ne devaient pas lutter contre l’esclavage, qui n’appartenait pas à leur culture, mais bel et bien aux humains. Ils devaient éradiquer ces faibles, dont la seule force résidait dans leur surnombre. La moindre goutte de sang humain devait être brûlée. Même mêlée à leur chair. L’Humanité agissait en parasite, et devait être traitée en conséquence.

Cela faisait une semaine qu’il dépérissait au soleil, après avoir connu le supplice de la roue. Désarticulé, il avait été pendu au rempart de la seigneurie humaine où il était né. Il connaissait les sévices que tous vivaient. L’humiliation perpétuelle, la douleur, la peur. Que les siens constatent jusqu’où pouvaient aller ces humains si empathiques et supérieurement intelligents. Les siens souhaitaient-ils permettre à l’esclavage de perdurer ? Le spectacle de son corps, et de celui de ses frères et sœurs, leur peuple, laissé à la merci des charognards et de la vermine, le souhaitaient-ils à leurs enfants ?

En son for intérieur, il savait que jamais ils n’oublieraient. Ceci pouvait être le point de départ d’un soulèvement supplémentaire. Alors, peut-être allaient-ils se fédérer. Si sa mort pouvait permettre ceci, alors il sourirait à travers la mort.

Ombre ne parvint à sortir des souvenirs de ce supplicié qu’à cet instant, tandis que la soif et la douleur le menaient au délire.

Elle espérait pouvoir explorer le passé de Ssdvéna’êk.

Mais d’autres voix l’appelèrent.

Des désirs de marquer l’Histoire.

Le besoin que l’on se souvienne d’eux.

La crainte, la terreur d’être oublié.

Incapable d’y résister, elle se sentit se fragmenter, happée par toutes ces volontés.

Il lui fallait retrouver le haut, le présent, y retourner !

Où se trouvait le haut ?

Quel haut ?

Déjà elle devenait multiple.

Plusieurs fragments de passés la capturaient, la dispersaient.

Elle était un jeune dragonien, un vieil homme, une femme enceinte, un nouveau-né encore inconscient de ce qui l’entourait. Tout cela en même temps, et plus encore. Tout se gravait dans sa mémoire contre son gré.

Aucun visage, aucun nom ne lui étaient familiers.

Elle incarnait, vivait de plus en plus de passés dispersés dans le temps. Toujours plus de volontés s’imposaient à la sienne, sans qu’elle ne parvienne à s’en dépêtrer, à s’y arracher.

Malgré ses efforts, elle ne parvint pas à retrouver son unité, tandis que des dizaines, des centaines de vies lui imposaient leurs souvenirs. Des plus heureux aux plus traumatisants. Une part d’elle-même subissait l’écartèlement de la main de son propre père, tandis qu’une autre tombait amoureuse au cours d’un repas de fête.

Morcelée, Ombre se perdait dans la multitude. Jamais, au grand jamais son pouvoir ne lui avait échappé de la sorte.

Rassemble-toi

Un appel résonna, ouï par chacune de ses parcelles. Un timbre entendu récemment, sans que ses fragments n’y prêtent attention. Une phonation féminine qu’elle ne reconnaissait pas. Cette voix éveilla nombre de souvenirs, qui fragmentèrent plus encore la dragonienne.

Elle tenta de lutter, de se concentrer ne serait-ce que pour cesser de se disperser. Peine perdue. Les volontés qui l’invoquaient la surpassaient toutes. Jamais Ombre n’aurait cru que le désir de marquer l’Histoire de son nom puisse donner un tel pouvoir, ni une telle autorité.

Suis ma voix

Dans un effort titanesque, Ombre se focalisa dessus. À travers les centaines de vies qui lui imposaient leur mémoire, elle discerna des fils noirs et argentés reliant les divers cieux qu’elle voyait. Elle tendit son infinité de mains vers ces fils.

Certaines parts d’elle-même parvinrent à s’extraire des vies passées. D’autres chutaient au cœur de nouvelles vies, d’autres craintes de disparaître des mémoires, plus fortes encore que celle de périr. Néanmoins, elle put reconnaître une personne commune à ces existences.

Isséri.

Dépêche-toi

L’égarée se concentra sur la figure de proue aux yeux vert, et brutalement, la majeure partie d’elle-même devint Isséri.

Cent vingt-huit ans, humainement douze. Terrifiée, elle se terrait contre un mur, tandis que le fils du maître des lieux la soulevait par le sol. Elle savait qu’il allait la tuer lentement, là, dans ce couloir. Car qu’avait-il à craindre ? Les femelles n’existaient que pour servir sa perversité. On lui avait interdit de se servir de ses pouvoirs, et sans eux elle ne pourrait jamais s’en sortir. La terreur la rendait sourde et aveugle à ce qui l’entourait.

Puis soudain, elle chut. Stupéfaite, la petite ouvrit les yeux et essuya ses larmes. Yurthal venait d’arracher le cœur du monstre. Une plaisante odeur de sang se répandait, lui montait à la tête. Encore sous le choc, elle ne réagit pas quand il posa un genou au sol, dédaignant le cadavre chaud du cauchemar de toutes les adolescentes du château. Il allait parler.

Ombre fut arrachée à ce souvenir par une invocation.

Je dois intervenir ou tu ne survivras pas. Je te préviens, ce sera douloureux.

Les fils noirs la saisirent. La dragonienne avait toujours trouvé la chute dans le passé froide comme la mort. Quelle erreur. Le froid qui l’enserra était infiniment pire. Cela atteignait le centre même de son âme et le lui gelait. Cela s’insinuait partout en ce qui la constituait, en ce qui lui permettait d’avoir conscience du passé de tout un chacun, et la maintenait de force. Tout, autour d’elle devenait noir.

Puis un nouveau passé la happa. Ombre perçut des gouttes tombant de stalactites et résonnant sans fin. Une caverne. Deux yeux verts luisants la scrutaient avec espoir et déception. Isséri encore, plus âgée cette fois, presque adulte, presque deux siècles.

- Non, tu ne m’es pas égale, retourne d’où tu viens ! sifflait-elle, frustrée.

Cette fois, Ombre cessa d’être ballottée. Tout autour d’elle était noir, et frais comme le passé proche, de moins d’une heure. Prenant conscience de son intégrité, la dragonienne trouva le haut. Le présent. Et aussitôt, son corps.

Jamais de sa vie elle ne se sentit aussi moribonde. La ressuscitée respira avec peine, et ouvrit des yeux aveugles. Il lui fallut du temps, avant que ses sens ne lui envoient des messages compréhensibles.

L’air doux et salin du soir la caressait. Plusieurs torches et couvertures la réchauffaient laborieusement. Les centaines de vies s’entremêlaient dans son esprit confus, mais elle savait qu’une fois réchauffée, sa mémoire aurait gravé et ordonné ces souvenirs, lui laissant alors tout le loisir de se concentrer sur le présent. Haletante, elle se détendit.

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