Echappatoire 3/6

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Ombre attendit patiemment qu’il lui dise ce qui lui pesait. Mais cette fois il garda le silence. Clément frappa à la porte, et amena l’espionne faire son rapport à Xavier. Ce qu’elle fit, avant de le prévenir que Gérald craquait déjà.

- Bon sang, fais tout ce que tu peux pour qu’il tienne sept jours encore ; soupira l’héritier.

La dragonienne opina du chef. Elle ignorait comment s’y prendre, mais savait que leur survie en dépendait. Et Xavier ne semblait pas enclin à les assister. Quoi qu’il arrive, lui saurait tirer son épingle du jeu.

Congédiée, elle partit dormir, puis tenta de nouveau de mettre la nuit à profit pour nuire aux mercenaires. Malheureusement, ils réalisaient désormais des tours de garde.

Cette même nuit, la duchesse ne parvenait pas à trouver le sommeil. Se tournant et se retournant, son cœur tentait de sauver l’amour qu’elle éprouvait. Mais sa raison s’était éveillée, et refusait de la laisser en paix.

Ce devait être parce qu’elle avait choisi des vêtement sublimes pour cet animal qu’elle désirait achever, que le regard de son aimé allait plus volontiers en cette direction, surpris de voir une laideur embellie, plutôt que de l’admirer elle. Du moins voulait-elle le croire. Mais tout lui hurlait qu’elle se fourvoyait. La charge de son duché avait éliminé sa capacité à se complaire dans les illusions. Isa savait bien qu’elle vivait les dernières bribes d’un rêve, terrassé par la réalité.

S’asseyant en tailleur, elle pleura ses espérances agonisantes. Voilà bien deux décennies, qu’elle ne vivait que pour un homme. Qu’elle avait tout tenté pour s’attirer son regard, son attention et son affection. Et tout ce temps durant, jamais l’idée qu’ils deviennent amants n’effleura Gérald. Toujours son amour alla à l’animal.

Les illusions s’effilochaient. Dire que la duchesse s’était jurée de cesser le plaisir de jouir de la mort des autres lorsqu’elle aurait épousé un homme qui n’en valait pas la peine. Gérald au regard si doux. La noble avait même commencé à s’imposer de se plonger dans la comptabilité, lorsque ses pensées s’égaraient.

Comme chaque fois que son cœur battait avec force, elle sentit la raideur de sa cicatrice. Le souvenir de cette erreur, cette folie la frigorifièrent. Isa tira sur sa chemise de nuit, et inspecta son corps. Elle savait à quel point elle plaisait aux hommes. Pour un seul, elle avait failli pousser tous les autres à cesser de la désirer.

Après un hoquet, la duchesse parvint à se ressaisir. Elle tira un mouchoir de soie et effaça toute trace de son désarrois. Puis elle s’accouda à sa fenêtre de marbre piqueté d’or. Bientôt viendrait la nouvelle lune. Le lendemain, elle recevrait les représentants de l’une de ses régions les plus défavorisées. Ils souhaitaient diverses modifications légales, la duchesse savait déjà lesquelles elle accepterait, et lesquelles donneraient lieu à nombre de négociations. D’une part, ne plus voir le désintérêt à son égard de Gérald la soulageait. De l’autre, il allait passer du temps avec sa bête.

Dire qu’elle aimait cet imbécile incapable de défendre un secret aussi précieux. Les Ancêtres disaient vrai, la disparition de cet encombrant quatrième fils la libérerait pour un homme plus méritant. Elle ne manquait pas de prétendants. Sous sa houlette, les récoltes étaient mieux partagées, les taxes s’allégeaient, tandis que le commerce de matières premières et de luxe se développaient.

Isa passa une partie de la nuit, tiraillée entre son amour mourant et la raison, assise à admirer la nitescence céleste. Se sentant apaisée, elle retourna dormir.

Le lendemain matin, Gérald apprit avec soulagement qu’il bénéficiait d’une journée de liberté. Sa promise désirait relire ses livres de comptes, avant d’accueillir une délégation venue de loin qui l’occuperait certainement toute la journée. Comme le mariage ne les unissait pas, il se devait pour le moment de rester loin de ce type de réunion.

Spontanément, il pensa à Ombre, et au plaisir qu’une promenade équestre, seul à seule, lui procurerait. Pourtant, elle n’eut pas la réaction qu’il escomptait.

- Cela semblerait suspect.

- Ombre, je suis fatigué de la surveillance perpétuelle que nous subissons. Je pense que toi aussi. Une promenade au grand air nous ferait le plus grand bien !

La dragonienne le scruta de ses yeux de cuivre. Maître Xavier les abandonnait à leur sort. Isa souhaitait sa mort. Les humains l’épuisaient et ceux qu’elle avait apprécié la dirigeaient vers un avenir qui lui déplaisait toujours plus. Au point où ils en étaient…. Dans un soupir résigné, elle accepta. Elle rendait les armes. Que son seigneur profite de sa joie.

Avec fatalisme, Ombre prépara ses armes, s’assura qu’ils pouvaient emporter un repas digne de ce nom, sans être certaine d’en profiter. Puis elle pansa longuement Astuce, ainsi que le cheval qu’empruntait son seigneur. Elle détailla avec attention chaque lanière sur la selle et la bride des chevaux. Prit assez d’eau pour quatre personnes. Et c’est abattue qu’elle monta Astuce, et attendit que son seigneur grimpe à son tour, tout d’abord sur un marchepied, puis qu’il mette le pied à l’étrier, avant d’enfourcher laborieusement son destrier.

À la fenêtre d’une tour, au troisième étage, Ombre crut apercevoir une chevelure blonde. Une blonde contre laquelle elle ne luttait plus.

La dragonienne avait deviné juste. Ils s’éloignèrent au pas, l’humain inconscient de ce qu’il déclenchait.

La duchesse suivait du regard son amour s'éloigner d'elle. Gérald venait de choisir la mort. Au cours de sa vie, Isa avait tout essayé pour le conserver. Pourquoi ? Par les Ancêtres, pourquoi prenait-il un animal inférieur pour partager ses nuits et ses confidences ? Et ce, alors qu'il pouvait la posséder, elle ?

Son coeur et la monstresse s'approchaient au pas de l'orée des bois, tandis qu'Isa ressassait tous les efforts consentis pour s'attirer les faveurs, ou à défaut l'intérêt du ravisseur de son coeur.

Pour lui, elle s'était initiée à l'art masculin et brutal de l'escrime. Cela ne suffit pas. Pour lui, elle prit le risque de déchirer son intimité en s'adonnant à l'équitation. Ses endolorissements s'avérèrent vains. Pour lui, afin de ressembler à la bête qui l'aguichait , la Demoiselle banda sa poitrine, tenta de la résorber, et même de s'en séparer.

Machinalement, Isa se broya la cicatrice. Sa passion marquait sa chair. Son désespoir la fit tressaillir, en voyant la silhouette aimée et l'ombre haïe se découper au sommet d'une petite colline. La rousse surveillait les alentours. Isa s'imaginait sans peine le regard de cuivre tout observer avec une inattention feinte. Gérald chérissait une illusion, et en délaissait une autre. Isa serait devenue ce qu'il voulait.

Isa avait tout essayé pour attirer son attention et son affection. En plus de souffrir pour s'approcher de l'image de son animal de compagnie, elle avait également tenté de sortir du commun. Puisque ressembler à la rousse ne donnait aucun résultat, la Demoiselle s'était efforcée d'élever ses capacités de séduction au rang d'art. Combien de courtisanes avait-elle visitées afin de connaître leurs méthodes, sur combien d'hommes inintéressants avait-elle mesuré l'attrait de ses formes ?

Elle avait offert une ultime chance à Gérald. Depuis la mort de ses parents, elle avait pu ouvrir les yeux sur leurs liens, et tenté malgré tout de plaire une dernière fois à cet individu. Non seulement de le charmer, mais aussi de savoir enfin à quoi s'en tenir. Ces jours durant, elle le frôla de ses appâts, se mit en valeur, et assurément captiva nombre d'hommes. Mais pas celui qu'elle désirait. Oh, bien sûr, il avait profité de la vue. Mais il n'appréciait pas sa compagnie, et n'y goûterait jamais plus. Son cœur ne lui appartiendrait jamais. Et bientôt, il n'appartiendrait à personne.

Transpercée par la colère, Isa serra les poings contre le marbre. Un désert de glace se formait dans sa poitrine. Sans nul doute, le monde continuerait d'être monde, le temps ne s'arrêtait pas pour autant. Mais il perdait déjà toute couleur, toute saveur. Isa se demanda si le sang seul suffirait à y pallier. Et si le sang n'y suffisait pas... elle ne saurait que faire.

Les silhouettes cavalières disparurent derrière le relief du paysage. Isa baissa les yeux sur l'un de ses nombreux mercenaires, aux aguets entre deux créneaux. Lui avait observé le couple à la jumelle, une technologie récente, et usait d'un miroir pour communiquer avec les cinq qui accompliraient ce qui devait être fait. Toutes les bandes à son service guettaient leur départ, afin de les doubler. De ceux qui partiraient puis reviendraient, elle les ferait tous interroger, et comparerait les résultats des diverses méthodes d’interrogatoires à sa disposition.

Il pleuvait sur sa main. D'une inclination de la tête, la duchesse se rendit compte que de son menton gouttaient des larmes indignes de son rang. Elle ouvrit les poings. Du sang y perlait, et s'incrustait sous ses ongles blanchis par la puissance des émotions qui la submergeaient.

Au fond, la femme savait bien qu'elle se torturait pour un homme qui n'en valait pas la peine. Mais elle l'aimait, même après l’avoir condamné à mort. Son bonheur lui importait toujours, aussi devait-il partir avec l'horreur contre-nature qu'il appréciait tant. Et son animal trépasserait seule, bien plus lentement que lui. Isa regretta de ne pouvoir assister à ce spectacle. Ces fantasmes-ci ne se réaliseraient jamais, ultime cruauté du destin. Mais elle ne pouvait courir le risque d’incarcérer son futur époux.

Frissonnante, Isa porta une égratignure à sa bouche. Le goût du sang ne l'apaisa pas. Celui-ci possédait la flaveur d'une défaite définitive, supplantant ce qu'en temps normal elle eût considéré comme deux victoires. Gérald n'appartiendrait à aucune autre. La bête dans son ombre s'évanouirait à jamais. Aucune de ces certitudes n'apaisait sa peine.

Elle ne parvenait pas à rester digne. Son échine ployait désormais sous le poids de la peine. Sans y prendre garde, Isa se mordit les poignets, fascinée par le mélange de sang, de salive et de marques de dents sur sa peau de satin. Éprouver de la douleur physique la soulageait. Cela ne pouvait se poursuivre en public. Même les cinq mercenaires partis accomplir sa volonté avaient disparu. Des avides les suivaient.

La duchesse se donna le temps nécessaire pour se reprendre. Elle entendait quelques personnes contourner furtivement le lieu où débordait sa peine. Certaine de pouvoir maîtriser sa voix, elle se tourna vers l'un des mercenaires vêtu en serviteur, et lui ordonna d'un ton sec :

- Apportez-moi un mouchoir.

Il obtempéra, partagé entre le besoin de la réconforter et la terreur qu'elle lui inspirait. Il devait craindre ce qu'elle pourrait demander aux mages s'il lui déplaisait. Cela mit du baume au cœur de la duchesse. Nul besoin de magie pour dominer. Du charme, le libre cours aux recherches de toutes natures, et l’autorité lui revenait. Le mercenaire, professionnel, retourna vaquer à ses occupations une fois le carré de soie offert.

Isa se tapota le visage, et s'assura être en mesure de préserver sa dignité jusqu'au retour à ses appartements, où elle pourrait enfin s'abandonner à sa peine. Son maintien témoigna de nouveau de sa noblesse, sa démarche retrouva sa souplesse coutumière. Ses poignets seuls pouvaient trahir le mal qui la rongeait.

Avec dignité, la femme rejoignit ses appartements. À la porte de l'antichambre, elle signifia au garde :

- Je resterais dans ma chambre quelques temps. Que l'on ne me dérange sous aucun prétexte, qu'importe la gravité de la situation. Je désire rester seule. Je mangerais demain.

Le garde s'inclina, et ouvrit la porte à sa maîtresse. Cette dernière traversa le corridor de marbre blanc dénué de décorations. D'un côté défilaient les terres agricoles parcourues de colonnades. De l'autre, diverses pièces privées où vivaient ses protecteurs inhumains. Tout au bout se trouvait sa chambre.

Dans la vaste salle pailleté d’or trônait un lit à palanquins plus vaste encore que celui du roi. L'armature en sapin jaune lui déchira le cœur. Cela lui rappelait Xévastre. Gérald... Il n'appartiendrait au présent que le temps de quelques jours. Ensuite il périrait. Il rejoindrait les Ancêtres, et n'aurait personne sur qui veiller, faute de descendants.

Tremblante, elle put enfin s'effondrer sur cet immense lit, désespérément vide, froid de toute vie aimée. Enfin, elle put se laisser submerger par la peine. La douleur marqua sa chair autant que son esprit, par l'entremise de ses ongles et de ses dents. Se sachant isolée, la duchesse se permit de hurler, d’écumer, de se déchirer la peau.

Un courant d’air froid l’interrompit. Haletante, Isa leva les yeux, et sut qu’il était temps pour elle de se reprendre. Ses devoirs l’appelaient. Ses gens de l’ouest avaient parcourus une longue route, elle-même avait passé beaucoup de temps à se pencher sur leurs demandes. Il lui fallait honorer sa parole.

Au sein des bois, Ombre broyait du noir. La nature même se taisait. Et pourtant, devant, son seigneur s’émouvait du chant des oiseaux, plus lointains qu’habituellement. Chaque fois qu’il se retournait, elle le gratifiait d’un regard sinistre. Lui se sentait libéré de la surveillance constante des mercenaires.

L’oreille aux aguets, la dragonienne perçut tout d’abord cinq cavaliers de plus en plus proches. Puis six. Puis dix. Puis seize resserraient leurs cercles. Trop nombreux pour elle. Bien trop nombreux. Tous à cheval. Et son seigneur qui tenait à peine sur sa selle.

- Nous sommes suivis ; annonça-t-elle lugubrement.

- Les mercenaires ? grimaça Gérald.

- Qui d’autre mon seigneur ? Nous devrions galoper.

Au regard apeuré qu’il lui lança, elle soupira. Un crochet pour retourner au château pourrait les sauver. Ils pouvaient encore jouer cette carte sans verser le sang.

Elle laissa à son seigneur le soin de détaler le premier, tandis que d’une brève pression de jambes elle lança Astuce aux côtés du destrier. Bien que plus toute jeune, sa jument galopait avec plaisir, les oreilles pointées vers l’avant.

Deux mercenaires les prirent en chasse. Dire qu’avec plus de temps, Ombre aurait pu mieux dresser encore Brouillard et lui confier Gérald. Elle devait composer avec ce qu’ils possédaient. Au moins le destrier filait-il comme le vent.

Un humain leur emboîta le pas. Il poussa son cheval afin de rattraper les fuyards, et signala leur position d’un sifflement retentissant. Ombre attendit qu’il se mette à portée. Elle flatta l’encolure de sa jument, et lui demanda de suivre Gérald. Lorsque l’humain fut assez proche, la dragonienne se ramassa sur elle-même. Avec précautions, elle s’accroupit sur sa selle. Puis bondit sur son assaillant.

Le mercenaire ne s’attendait pas à ça. Il fut percuté de plein fouet, et chut de sa selle, aux prises avec Ombre qui lui martelait déjà le visage avant même qu’ils ne touchent le sol.

La garde d’élite se servit de sa cible pour amortir sa chute, et lui fracassa le crâne au sol. La force de l’impact les fit rouler à terre. Entraînée, Ombre en profita pour se mettre debout et dégainer, tandis que l’homme roulait toujours, sidéré.

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