Isolement 2/4

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Elle ne tarda pas à estimer que sa présence au château était inutile. Le moindre son, la plus légère odeur, un infime regard en coin la paralysaient. Elle ne supportait plus l'idée même des couples se donnant des rendez-vous nocturnes à la bilbliothèque. Ses excursions dans le passé, durant lesquels elle n'éprouvait aucune émotion, ne représentaient que de trop courts moments de répit. Ombre prépara un baluchon, et vint demander audience au comte. C’est la comtesse qui l’accueillit.

La noble profitait de l’un des rares moments où sa santé ne lui imposait pas de s’aliter. Elle accueillit la dragonienne dans l’un des petits salons du château, assise sur un trône couvert de fourrures de renards argentés. Seule sa voix frissonnante trahissait sa difficulté à vivre en ces lieux si glaciaux.

- De quoi désires-tu t’entretenir, Ombre ?

- Ma dame, je souhaite m’isoler dans la forêt.

La comtesse cilla, surprise. Cette dragonienne n’avait jamais rien demandé. Et l’humaine compatissait à son malheur, lui souhaitait de s'en remettre rapidement… mais si l’écailleuse désirait mettre fin à ses jours, que deviendraient son époux et ses fils ? Ils se reposaient beaucoup sur sa magie impie.

- Es-tu certaine que cela t’aideras ? Ne pourrais-tu pas demeurer ici, à l’abri de tout, et attendre que le temps fasse son œuvre ?

- Non.

Dame Utiale foudroya l’effrontée du regard. Nul ne devait se permettre de répondre sur un ton aussi froid, d'une manière aussi laconique au sang noble. Encore moins un animal de cette espèce.

-Bien que je compatisse à ton malheur, jeune fille, n’oublie jamais que tu dois la vie à mon fils.

L'humaine ne put poursuivre.

- Votre famille entière me doit la vie, rétorqua Ombre. Je connais ma valeur. Et pour préserver mon efficacité coutumière, j’ai besoin de m’isoler. Loin de tous. Je poursuivrais mes observations du passé, et recevrais par missives mes nouvelles missions. Et je vous le répète, je ne puis demeurer entre ces murs.

Le premier argument fut le plus violent. Le plus inacceptable et douloureux.

- Pour quelle raison, animal ? De plus, tu sembles oublier que sans mon fils, le froid t'aurais emportée depuis longtemps.

Cette dernière saillie n'atteignait plus Ombre depuis des années. Les humains s'étaient attendus à ce qu'une relation de maître à animal reconnaissant les unissent. Au lieu de quoi... leurs liens actuels. Aussi ne releva-t-elle pas la dernière phrase de la dame.

- Nul ne m’écoute. Je sais que vous compatissez à mon malheur. Mais vous ne souhaitez pas m’entendre, encore moins m’écouter. Or, c’est d’une oreille à l’écoute, et non compatissante, dont j’ai besoin. Personne ne souhaite jouer ce rôle. Alors, plutôt que de souffrir de l’isolement au sein du château, je préfère partir purifier mon esprit seule. Peut-être les ancêtres m’accorderont-ils ce que les vivants me refusent.

Les deux femmes se jaugèrent du regard. Utiale appréciait de moins en moins cette espionne. Son époux allait entendre parler de cette liberté, et des manquements à l’étiquette. Ombre aurait du s’incliner et se résigner à rester au château, sans plus tergiverser. Et elle savait bien trop de choses, dissimulait trop bien ses sentiments. Tout en elle demeurait neutre et imperturbable. Même dans la situation présente, rien ne témoignait de quelconques émotions. La dragonienne conservait une expression et une voix neutres.

- Tu n’as pas d’ancêtres, lui rappela la comtesse.

- Je le sais.

Cela ne la touchait pas. N’importe qui d’autre se serait effondré. Ombre souffrait-elle seulement de son viol ? Utiale n’avait pas encore été mise au courant du rugissement atroce de l’affranchie face à elle.

- Je refuse ta demande.

- Soit. Je demande à bénéficier du souhait que je n’ai pas émis il y a deux ans.

Estomaquée, l’humaine ne trouva rien à lui répondre. Elle avait oublié cette clause. Quand Ombre avait sauvé toute la famille de Xévastre en éventant le complot ourdi par divers membres de la noblesse, son époux, en plus de lui offrir sa liberté et le droit de port d’arme, lui avait promis d’exaucer n’importe quel vœu. La dragonienne n’avait jamais rien demandé. Jusqu’à présent. Utiale ne pouvait plus s’opposer à son départ.

- Dans ce cas, tu dois me donner l’emplacement exact de ton lieu de vie, jusqu’à ce que tu reviennes.

- Le château pourra communiquer avec moi en déposant les messages dans la souche de la clairière des vents. J’y déposerais mes réponses et mes comptes-rendus. Aussi, j’emmène ma jument.

- Ainsi soit-il, conclut Utiale.

Ombre s’inclina, attrapa son baluchon laissé derrière la porte de la pièce, et prépara Astuce. La jument se montra curieuse, flairant sa maîtresse sous toutes les coutures. L’animal alla jusqu’à poser sa tête sur l’épaule de la dragonienne. Cette dernière apprécia le geste et le savoura. Enfin, quelqu’un ne se contentait pas de paroles et lui accordait de l’attention. Mieux encore, de l’affection. Quelqu’un d’autre que son père.

La dragonienne partit, sans la moindre vivre. Elle s’éloigna du fracas de l’acier, du silence et du désintérêt des habitants du château, des lieux sombres et fermés. Loin de tout ce qui pouvait lui rappeler Vorn et la Demoiselle Isa. Une fois hors de vue des sentinelles, elle sourit. Pour la première fois de sa vie, elle était seule, et libre. L’esprit assez occupé pour se passer sans regret de la présence de son seigneur. Son coeur se serra. L’angoisse et les souvenirs revenaient. Astuce sentit le changement d’humeur de la dragonienne, et tourna la tête vers elle, les oreilles dressées. Ombre la récompensa en lui flattant l’encolure. Elle aurait aimé lui transmettre toute sa tendresse dans ce geste, mais l’horreur de ses souvenirs la rendit maladroite.

Certaine que nul ne pouvait la surprendre, la dragonienne pleura. Elle cessa de chercher à se contenir. Bien vite, elle dut mettre pied à terre, et se pelotonna sans honte dans la neige. Astuce partit en quête de l’herbe rare en ces lieux.

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