Le temps est venu

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— On devait pas être en petit comité ?

Terriblement mal à l'aise, Vida tente de se ressaisir devant la silhouette embrumée de Ken à l'autre bout du hammam.

— J'ai peut-être parlé de notre matinée de bien-être à Théo, soit, tu vas pas faire la gueule pour ça aussi ?

Depuis quelques semaines, la compréhension de Sallie a atteint ses limites et dieu sait si elles sont d'ordinaire plutôt difficiles à franchir. Son clan essentiel à sa survie sature. Vida sait qu’il faudra à un moment que les deux jeunes gens s'expliquent, seulement, les groupes tiennent jusque-là bonne distance. Moussa et Théo saluent les filles, isolant Ken sur un banc, dans un recoin, perdu dans une vapeur telle qu'il faut plisser les yeux pour l'apercevoir. 

— Vida, ma chérie. On va commencer par toi. 

Devant l’incompréhension transpirant des pores de la jeune femme, Sallie s’approche et murmure. 

— Le temps du rituel et du gommage est venu, annonce-t-elle soudain guillerette. 

Au moment où elle se redresse pour suivre l'invitation, Maria caresse son épaule et lui intime de profiter de cet instant pour s’alléger de tout. 

— On t'aime tant, termine-t-elle. 

Pourquoi tant de solennité ?



La pièce est sobre, tamisée et là aussi embuée. Fatima lui propose de s’installer sur le ventre pour débuter. Les mains expertes glissent alors sur son corps dans un mouvement délicieux. Sous ces doigts, ses synapses se réveillent... La torpeur fond à mesure que sa peau s'échauffe. Puisse-t-elle continuer à jamais... Les cuisses tremblent sous la puissance du soin mais qu'importe, la vivacité la secoue et agite son bouclier. Paupières fermées, Vida s'envole et le temps se suspens tant qu’elle perçoit de moins en moins les rires de Sallie et Théo au loin. Après le gommage vivifiant et purifiant ainsi que le rinçage à l’eau fraîche, le duo s'installent dans une pièce attenante sombre, à la musique pure et délicate et aux effluves embaumantes. Un lit, un paravent et ces pulpes expertes qui reprennent leur danse sur la chair de Vida estompent petit à petit les innombrables tensions de son corps. Il ne tient qu’à elle de maîtriser tout cela pour quelles ne reviennent pas trop vite à la charge. Pourrait-elle envisager le gommage précédent comme la métaphore de sa douleur. Gratter, retirer, oublier et remodeler. 

— Salut.

La jeune femme cherche à se relever mais Fatima place une main sur chaque omoplate, la maintenant allongée, la tête dans le trou de la table de massage. 

— Ne bouge pas. Je suis avec toi, tu n'es pas seule. Écoute seulement ce qu'il a à te dire ma chérie et ensuite, on discutera un peu toutes les deux. Tout le monde est là pour toi. 

Le murmure chaud inondé de vapeurs de menthe rassure la jeune femme terrifiée à l'idée de cette confrontation imprévue.

— Tu n'as pas besoin de parler. J'aimerais seulement que tu m'écoutes. Je suis désolé de cette manipulation mais je suis persuadé que quel que soit le moyen, tu aurais trouvé l'échappatoire parfait... Après de âpres négociations, les filles ont accepté de m'aider.

Ainsi, toutes étaient de mèche. Toutes ont préféré l'aider lui, plutôt qu'elle. La colère fait gronder son cœur, vite rattraper par la raison. Si son attitude renfrognée n'avait pas été si irritante, elles ne l'auraient pas trahie. La seule responsable, c'est elle et personne d'autre.

— Vida, la culpabilité qui m'habite depuis ces deux dernières années est un calvaire qui me ronge et qui ruine tous les efforts entrepris pour aller de l'avant. Pardon Vida. Pardon de t'avoir prise pour une conne. Pardon de t'avoir manqué de respect. Pardon d'avoir abusé de toi. J'ai été le pire des crevards. Depuis notre arrivée, je t'observe et ne trouve rien, plus rien du toi d'avant et cette nouvelle femme me terrifie. Figée, glacée, vidée. Je me retrouve devant la pire erreur de ma vie. J'ai reçu l'aide précieuse d'un thérapeute qui m'a permis d'ouvrir les yeux sur la dépendance dont je souffrais. J'étais si accroc à mon ex et qu'importe les conséquences, tant qu'il m'était possible d'avoir une dose d'elle, j'étais prêt à tout.

Le corps impuissant, la raison s'échappe alors de sa geôle et se libère sans crier gare.

— Ken, à jamais je porterai cette cicatrice en moi. Enfin, cette cicatrice, ce gouffre suintant, plutôt. J'ai tenté par tous les moyens de t'oublier, de t'occulter de mon esprit car tu n'y méritais pas une once de place, seulement, tu m'as pervertie. Il n'existe pas une seule nuit où je ne rêve pas de toi, ni une seule journée où tu ne hantes pas mes pensées.

Le silence terrifiant jure avec les douces caresses de Fatima dont la présence réconforte Vida. Le courage se fraye un chemin entre les failles de son cœur et l'intime à poursuivre. Le temps est venu de reprendre vie et de laisser le boulet qu'elle tire à sa cheville derrière elle. Le temps est venu de gommer et de remodeler son esprit.

— Tu dois comprendre qu'une part de moi veut te voir mort et voudrait même te tuer de mes mains pour le mal que tu m'as fait. Qui suis-je pour mériter autant d'aigreur, de trahison, d'irrespect ? Et puis... il y a l'autre part, la plus malsaine, celle qui me fait honte, celle qui me fait vomir. Je te vois, et je te veux.

La main effleurant son épaule lors de l'altercation avec ses parents remonte à la surface de ses souvenirs. La peau échauffée, l'esprit électrisé, elle garde en elle les rêves puissants qui avaient inondé son esprit la nuit suivante...

Ken explique avoir été drogué à son ex mais comment expliquer alors ce qu’elle-même ressent pour celui qui l’a, à la fois, si bien comprise et si bien détruite ? Tout est trop difficile. Ici, avec lui derrière ce paravent, la banquise qui tenait son corps tout entier fond, inondant alors son visage. Il était temps. Un océan de tristesse coule sur le sol. La culpabilité, toute la froideur trop longtemps emmagasinées, glissent et s'évaporent. Il est le seul qui peut entendre ce qu'elle s'apprête à dire. Il est le seul à qui elle a toujours eu envie de se confier et comme toujours, envers et contre tout, il est le seul, l'unique qui peut la comprendre.

— Ken... Si tu savais comme je m'en veux. Le jour où j'ai accepté ta proposition débile, j'ai signé mon arrêt de mort. J'ai été naïve. Je savais que tu n'allais pas bien, mais je me suis laissée aller à la niaiserie. J'ai cru à quelque chose qui n'existait pas. C'était pourtant sous mes yeux. Quand on a fini nos préliminaires dans la boîte, tu m'as dit que tu avais besoin de moi, pas que tu avais envie de moi. Et moi, je me suis emballée, comme une gamine. C'est pour tout ça que je m'en veux. Toi, tu étais juste malade et ça crevait les yeux.

Cet allègement en devient presque jouissif. Vida reprend les rênes de sa vie. Le temps où elle dépendait de ses amies pour survivre est révolu. La dureté de sa vie est en réalité la plus grande de ses forces. Si tout ce qu'elle a vécu ne l'a pas tuée, alors il est temps de reprendre les armes et de se battre pour sa fierté, pour son avenir, pour son bonheur.

— Moi aussi je t'observe, Ken et veux-tu savoir ce que je ressens ? Du regret. Du regret et de l'envie. Tu as réussi. Toi que je pensais plus mal que moi, plus atteint par la douleur et la tristesse d'un deuil, presque au bord de la folie, tu as réussi. Tu souris, tu t'ouvres aux autres... Tu es si beau, si tentant. Ce bonheur te va si bien. Je n'ai qu'une envie... Me blottir dans tes bras et te demander de l'aide mais il est hors de question que je te laisse avoir encore une quelconque influence sur ma vie. Ma détresse me retient encore dans les abîmes mais je compte bien m'en sortir. Te voir si apaisé alors que tu as causé tant de tort m'exècre. Je mérite d'aller mieux, je mérite d'être plus heureuse que toi. Alors oui, Ken, je t'en veux et je t'en voudrais toujours mais ta présence irritante est en réalité également motivante. J'ai devant moi, ce que j'aspire à devenir.

À travers ces mots, son cœur crie sa détresse et hurle, exsude toute l'infamie qu'elle éprouve pour sa guérison et contre sa torpeur. Il est temps qu'elle guérisse, elle aussi, de la cicatrice qu'il lui a infligée.

— J'ai souhaité ne jamais m'en sortir et y rester, je l'ai souhaité si fort. J'ai tenté, même. Sans succès. Même dans le suicide je ne suis qu'un incapable. Alors, j'ai tiré ma force de mes erreurs. Vida... Si tu savais comme tes amies t'aiment, putain, s'en est déroutant, presque jalousant. Les choses abominables qui m'ont été dites par Moussa ou encore Lucie, m'ont secoué mais la pire a été Sallie. Lors de mon arrivée ici, elle m'a mise en garde. Hors de question que je te fasse quoi que ce soit si ce n'est de te rendre heureuse. Sur le coup, je n'ai pas compris. Je pensais qu'elle allait m'obliger à garder mes distances et puis, je t'ai aperçue revenir du parc avec Youssef. Ton visage... Le vide de ton regard... C’était glaçant. Bref. Merci de m’avoir écouté. Je te laisse. Pardon encore Vida. 

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