Question de temps

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En relevant la tête après un éclat de rire, elle aperçut l’horloge du bar. Déjà ? Déjà trois heures qu’ils étaient assis là, trois heures que leur rire emplissait l’espace, que leur voix embaumait tout, y compris le reste du monde. Le scintillement dans leur regard ombrageait jusqu’à la lumière brute des néons. Rien de plus banal, de plus ordinaire qu’une sortie au bar, et pourtant...

Ils sortirent enfin se promener et profiter de la fraîcheur de la soirée d’été. Tous les deux légèrement embués par l'alcool, ils décidèrent de descendre pour s’installer sur les quais de Seine. A cette heure-ci, personne. Seulement quelques vagues qui en bousculaient gentiment d’autres, face à eux le musée d’Orsay.

- Quelle soirée…

- Ca tu l’as dit.

- Très heureux de l’avoir passée avec toi. Merci.

Elle ne put réprimer un sourire sincère. Il passa un bras autour de ses épaules.

- Tu sais, fit-elle en se tournant vers lui, c’est la première fois que je passe un moment comme ça depuis…

Depuis deux ans. Deux ans qui avaient pris fin il y a quelques semaines seulement. Et ce fut à ce moment-là précis qu’elle se rendit compte de ce qu’elle était en train de faire.

Il était si… irréel. Ses cheveux l’invitaient sans cesse à y passer la main, à en démêler les boucles. Ses yeux noisette si foncés, si profonds, si envoûtants… Il était d’une bienveillance rare, d’une gentillesse exceptionnelle. Toujours le mot qu’il fallait au bon moment, comme une sorte de don, relevant du surnaturel. Et puis, tout devenait clair avec lui. Rien n’était jamais compliqué.

Comme elle avait interrompu sa phrase, il prit doucement sa main, attendant la suite.

Non, elle ne pouvait pas faire ça. Pas maintenant. Deux ans qu’elle vivait dans le noir, et elle venait enfin de le comprendre. Elle ne pouvait pas tout envoyer balader d’un seul coup comme ça. Mais pouvait-elle réellement laisser passer une personne si belle ?

Deux ans d’insensé, de froid, de solitude, d’anesthésie… Et si c’était lui qui pouvait la sauver ? Si c’était lui, sa douceur et son coeur qui combleraient les doutes ? Ces dernières semaines avaient été les plus difficiles de toute sa vie. Se reconstruire, retrouver un quotidien, un début d’envies, de vie, d’idées, d’épanouissement. Peut-être accompagnée de son soutien, tout serait plus facile, plus simple, moins fatigant. Elle n’aurait plus à supporter les efforts du quotidien seule, quelqu’un serait là pour la féliciter de tous ses progrès. Oui…

Il se pencha vers elle.

Mais non. Plusieurs semaines maintenant qu’elle luttait contre la dépression qui l’avalait depuis deux ans. Et son psychologue avait été très clair, l’important était de se recentrer sur soi, de réapprendre à se connaître, à s’aimer soi. Avant d’aimer. Mais pour l’instant, les deux amours impossibles. Jamais ne lui avait été interdit d’entamer une relation sentimentale, mais lors de de cette phrase de reconstruction, elle savait qu’elle pourrait tout gâcher. Elle n’était tout simplement pas prête.

Avant que ses lèvres n’achèvent de dévorer la distance qui les séparait de celles de la jeune femme, cette dernière le repoussa. Il la considéra quelques instants, passant la main dans ses cheveux, gêné.

- Je suis désolé… s’empressa-t-il de dire, confus. Je ne voulais surtout pas te mettre mal à l’aise…

Des gouttes de sel roulèrent sur ses joues, tandis que les paroles du jeune homme résonnaient dans sa tête.

- C’est moi qui suis désolée. Je ne peux pas…

A ces mots, elle se leva.

- Comment ça ? Attends, tu n’as pas l’air bien, tu ne veux pas en parler ?

Ce qui lui fendit d’autant plus le coeur, c’est qu’il essayait de comprendre.

- C’est dégueulasse. C’est dégueulasse, tu veux savoir pourquoi ? Ca doit faire quoi, trois semaines qu’on se connaît, qu’on se voit tous les jours ? Et à chaque fois c’est… magique. Ca serait tellement plus simple si t’étais un connard.

Elle ne remarquait pas qu’il avait du mal à suivre tout ce qu’elle lâchait.

- Non, t’es quelqu’un de bien. Quelqu’un d’incroyable. Peut-être même la personne la plus incroyable que j’ai jamais rencontrée. Mais…

Elle inspira, libéra davantage de larmes.

- Je peux pas, j’ai tout à refaire. Ca prend tout le temps, toute l’énergie, toutes mes ressources. Mais c’est ce qu’il faut que je fasse, je le sais. Je le ferai, je me battrai pour aller mieux. Le fait est que pour guérir, il me faut des mois, des années. Et toi… Dans quelques mois, quelques années, tu seras plus là. Tu seras avec une fille ou un mec qui sera bien dans sa tête, qui n’aura pas tout le temps des ombres qui passent, qui bouffent tout. Si je pouvais, je te promets sur tout ce que j’ai et que j’aurai, que je ferais en sorte qu’on se rencontre dans deux ans. Si je pouvais inventer une machine qui change les heures et les dates, je le ferais. Mais…

- Si tu me laisses une chance, je pourrais te prouver que je serai à tes côtés, pour tout ce qui t’arrivera. Le bon comme le moins bon.

Il avait parlé d’une voix extrêmement calme, posée, rassurante. La seule envie qui traversa l’esprit de la jeune femme fut de se jeter dans ses bras, de laisser exploser toutes ses larmes et de le laisser la bercer, la consoler, la sauver.

- Ne me dis pas que tu peux aimer pour deux. On serait alors encore plus impossible.

Elle fit un pas en arrière, secouant la tête. Tout était une question de temps. Et partit en courant.

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