Chapitre 9

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Ce lundi avait une saveur particulière. A son réveil, Lisa avait espéré avoir le temps de rédiger rapidement le message annonçant la décision qu’elle avait prise quelques heures plus tôt, au beau milieu de la nuit. Cependant, sortie de la torpeur nocturne, elle n’était plus certaine de s’y tenir. Elle décida donc d’attendre son retour du collège, le soir même pour le faire. Sa mère entamait une semaine d’après-midi et son frère devait se rendre à son entrainement de basket. Cela lui laisserait donc du temps, seule, pour peser ses mots et transcrire sa volonté.

Lorsqu’elle sortit de chez elle, la nuit était profonde. Le solstice d’hiver était pourtant passé mais les nuits seraient longues et froides pour quelques semaines encore et le jour ne se lèverait qu’une heure après son départ pour le collège. Elle s’avança dans cette rue qui lui était devenue familière en quelques mois seulement. Depuis leur aménagement dans cette maison généreusement louée à un prix accessible aux faibles revenus de Marielle par un retraité immigré italien, Lisa se sentait à sa place au sein de cette communauté. Dans ce vieux quartier, les rues étaient étroites et escarpées. Une douce odeur de délices du Sud se répandaient régulièrement, dès les premières heures du jour, laissant présager des repas délectables dans chacune des maisons accolées les unes aux autres habitées par des amis du pays. Ceux-ci, ayant fui la misère au milieu du XXe siècle, avaient trouvé refuge dans l’apparente prospérité de cette région où les activités minières et sidérurgiques accueillaient un flux massif de population étrangère. Ils faisaient ainsi partie de cette deuxième vague d’immigration italienne ayant fantasmé sur les affiches et films de propagande française à travers lesquels ils avaient appris que les mines recrutaient de la main d’œuvre en quantité. A l’issue de plusieurs mois de famine et voyant naitre son premier enfant, Gianni Bisogna avait été le premier du petit village de Cerenzia à s’être présenté au bureau de l’Office national d’Italie. Là-bas, il avait subi une visite médicale destinée à déterminer sa résistance au travail physique mais aussi s’assurer de manière informelle qu’il était d’une taille suffisamment réduite pour s’adapter à l’étroitesse des galeries dans lesquelles il allait évoluer. Lui qui était issu d’une famille d’ouvriers agricoles avait peiné à imaginer ce qu’allait être le travail de l’industrie minière. Cette incertitude qui l’avait effrayé au départ, lui avait permis de s’orienter tout de même vers ce choix tant la situation lui semblait désespérée et sans issue en Calabre. C’était ainsi, qu’en 1958, il avait reçu un contrat de travail pour intégrer une mine de fer dans le bassin dit du « Pays Haut ». Sans réfléchir, Maria l’avait suivi accompagné de leur fils Roberto alors âgée de trois mois. Le voyage avait duré plusieurs jours et été pénible. Malgré la perspective d’un salaire assuré et d’un niveau de vie meilleur, Maria avait sangloté à l’idée de quitter son village natal, le seul qu’elle n’ait jamais connu. Elle était partie vers l’inconnu, poussée par l’espoir et parce qu’à cette époque, une femme n’avait pas à contester la décision de son mari, mais le cœur gros, elle avait quitté toutes ses racines. L’arrivée sur les lieux de leur quête avait décuplé sa déception. Les immigrés italiens étaient, en effet, logés dans des baraquements provisoires en tôles, le climat, malgré qu’ils fussent arrivés au mois de septembre, était frais et le ciel grisâtre lui avait fait regretter profondément la douceur des ses jeunes années baignées par le soleil. Les longs mois qui succédèrent lui avaient donné une envie folle, laissant parfois éclater une rage de frustration, de retourner sur ses pas pour retrouver les siens. Pendant une période qui lui avait paru interminable, après sa dure journée de travail, à son retour de la mine, Gianni, qui n’aurait jamais osé se plaindre de son sort, semblait éreinté tant par les conditions de travail que par les rapports humains qui alimentaient en lui un sentiment profond d’injustice. C’était un homme d’une extrême bonté et, bien qu’il eût pu sembler crédule par son manque de maitrise de la langue française et le sourire permanent qu’il arborait plissant ses paupières et dissimulant presque entièrement ses yeux d’un marron quasi noir, il n’en était pas dupe pour autant. Fort de la détermination qui l’avait poussé à quitter ses racines et parcourir des milliers de kilomètres, emportant avec lui une seule valise regroupant maladroitement les souvenirs et le nécessaire qu’il avait jugé indispensable et conscient du défi d’intégration qui l’attendait dans ce pays où l’hospitalité avait fluctué depuis le début des vagues migratoires italiennes, il avait utilisé son instinct et son ambition pour se rapprocher de ceux qui lui semblaient les plus influents. Oh comme il regrettait parfois de n’avoir pu suivre les cours à l’école de son village pour aider son père au travail des champs, cela lui aurait permis d’apprendre à lire, à écrire, cela l’aurait aidé à sortir de sa condition et évoluer au sein de la mine lui aussi. Mais Gianni n’était pas homme à se plaindre, il se contentait de peu et sa quête était d’offrir la meilleure des vies à son épouse et leurs enfants. C’était ainsi qu’il lui avait expliqué chaque jour, tentant de la réconforter, que s’ils tenaient bons jusqu’à la fin de son contrait, ils pourraient accéder au droit à un crédit immobilier et s’offrir un logement, peut-être même un jardin qui permettrait de renouer avec leurs activités maraichères. Alors emporté par cet enthousiasme, il saisissait Maria et chantait à tue-tête.

Vola, colomba bianca, vola
Diglielo tu
Che tornerò

Dille che non sarà più sola
E che mai più
La lascerò

Lorsqu’elle traversait cette ruelle, Lisa pouvait entendre bien souvent Gianni mais aussi Alfiero, Giuseppe, Francesca et Rosa fredonner ses refrains d’un autre temps. Elle en avait même retenu certains. A l’instant où elle passa devant la maison de Giuseppe, le propriétaire du logement qu’elle habitait, les volets s’ouvrir sur cet homme trapu aux expressions similaires à tous les habitants du quartier.

« Hé ! Buongiorno Lisa ! Tou rétourne à scuola ? Ça c’est buono, il faut studiare, travailler bien pour avoir lé bonne métier plou tard !

- Bonjour, monsieur Fogliato. Oui je retourne au collège et je ne manquerai pas de bien travailler. Bonne journée à vous !, renchérit Lisa avec le même sourire communicatif que son interlocuteur. »

Leur accent très prononcé et l’utilisation approximative du français que faisaient cette bande de résistants au sein de ce quartier qui la propulsait dans un monde lui semblant déconnecté de celui dans lequel elle était plongée quelques centaines de mètres plus loin, ravissaient Lisa et l’amusaient même parfois. Comme pour ne pas oublier leur pays de cœur et le faire vivre encore, Gianni et ses amis avaient, en effet, investi le même quartier de cette petite ville meurthe-et-mosellane lorsqu’ils avaient eu la possibilité de souscrire un crédit immobilier jusqu’à ce que chaque logement soit occupé par un ancien habitant de Cerenzia. Ainsi, ils avaient pu transposer au maximum leur mode de vie natif. On les voyait couramment se parler de fenêtre à fenêtre dans leur patois, s’échanger des pizzas et autres repas préparés généreusement et jardiner ensemble pour espérer tirer de cette terre qu’ils méconnaissaient des légumes qui leur rappelleraient les gouts d’antan. Une fois l’année, quand les tomates de variété roma étaient mûres à point, les femmes se regroupaient dans la rue sortant réchaud et marmites et, dans un travail minutieux ébouillantaient des dizaines de kilogrammes, pelaient chaque précieux fruit un à un avant de confectionner la sauce tomate qu’elles mettaient ensuite en bocaux. Ceux-ci servaient toute l’année et il n’était pas rare que Lisa en reçoive un en signe d’amitié. Elle avait ainsi pu découvrir cette recette traditionnelle bien différente de celle de son grand-père qui maitrisait, quant à lui, la version septentrionale. Le mariage de la tomate à pleine maturité, de l’huile d’olive et du basilic offrait un mélange doux et savoureux comme elle n’en avait jamais connu. « Elle est meillore avé les tomates dé l’Italie perché elles ont vou plous lé soleil, elles ont plous lé bon gout !, lui avait confié Gianni lorsqu’il avait été surpris par Lisa la première fois qu’il avait déposé timidement un bocal sur le rebord de sa fenêtre. »

Au détour de la boulangerie qui fermait le vieux quartier, commençait la longue avenue qui la menait au collège. Sur cette ligne droite de deux kilomètres, circulait un fort trafic. Le bruit des voitures, pressées par des automobilistes au regard absent soucieux d’être ponctuels, agressa les oreilles de Lisa et lui fit vite oublier le confort et la convivialité qu’elle quittait. Près du lampadaire qui faisait le coin de la rue, elle s’arrêta pour scruter l’horizon. Elle distingua une silhouette qui lui redonna instantanément le sourire.

« J’ai bien cru être en retard ce matin ! Je vais déjà certainement me faire tuer par Haukmann car j’ai pas réussi son devoir de maths alors si, en plus, on est à la bourre ! , plaisanta Jérémy en achevant de fermer son manteau.

-Prends le temps de t’habiller quand même, ça caille ce matin, on courra sur les derniers mètres au pire des cas !, répondit Lisa, heureuse de retrouver son ami.

-Si c’est pour que tu me battes encore une fois, je ne suis pas d’accord.

-Oh non, tu sais, j’ai très mal dormi cette nuit, je ne risque pas de courir bien vite.

-Encore des problèmes avec ton père ?, osa timidement Jérémy.

-Non, heureusement. Juste un peu d’appréhension de retrouver le collège.

-Lisa, quand est-ce que tu vas réussir à être un peu détendue ???, soupira Jérémy avec un sourire affectueux.

-Si tu as besoin de quelqu’un de cool, il va falloir te trouver une autre amie !, lui répondit Lisa avec un brin de provocation.

-Tu es cool malgré tout ! Heureusement ! Car déjà que tu es une intello… »

Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase car Lisa lui envoya un petit coup d’épaule en lui lançant un regard complice. Au milieu du chemin qui menait à leur établissement, ils retrouvèrent Théo, qui, comme chaque matin, venait compléter le trio. Avec ces deux-là, Lisa se sentaient en sécurité. Ils étaient drôles et pleins de bons sentiments à son égard. Elle se livrait facilement à eux, toujours avec une certaine pudeur qui dissimulait un peu de honte face à sa situation familiale mais ils savaient le principal la concernant. Ils savaient les raisons de l’absence quasi permanente de ses deux parents et ils étaient même les seuls à savoir qu’elle avait un faible pour Florent, un élève redoublant qui avait été dans sa classe l’année passée. Sur ces longues minutes de marche quotidienne, chacun se confiait à sa façon. Comme bien souvent le lundi, Théo raconta ses derniers combats. Il était champion régional de boxe française et menait principalement ses affrontements le weekend. La trêve de Noël avait interrompu le championnat mais il avait tout de même maintenu son niveau avec des rencontres dites amicales.

A l’arrivée devant l’établissement, il ne restait qu’une minute avant d’entendre la cloche sonner. Lisa s’empressa de retrouver ses amies qui l’attendaient, comme habituellement, sous le préau. Théo fut accueilli par des acclamations de sa bande de copains qui avaient certainement eu vent de ses victoires successives au club de boxe. Jérémy, quant à lui, fanfaronnait de groupe en groupe pour souhaiter la bonne année à tous. De cette façon, chaque matin, les trois complices se dispersaient sans un mot et se retrouvaient le soir venu pour le chemin retour dans une indicible évidence.

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