97.2

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Il tombait.

Bard n’avait plus conscience que de sa chute inéluctable, du ciel qui s’éloignait et du sol que se rapprochait.

Ses ailes avaient cessé de battre. Le moindre de ses muscles refusait de bouger. Il avait comme sommeil.

À travers un épais brouillard de sensation, il devinait les efforts de Yue pour redresser leur trajectoire, la force avec laquelle elle poussait sur ses étriers et tirait sur les sangles.

Subitement, l’étau de son équipement relâcha autour de ses flans : il glissait à travers. Un frisson familier lui traversa le corps : celui de son arcanne. Malgré lui, te poids mort de son enveloppe reprenait forme humaine. Ses ailes se rétractaient pour reformer des bras. Sa cuirasse minérale se fondait en une peau trop fine pour amortir le moindre choc.

L’étreinte froide de Yue se referma sur son cou.

Leur dix interminables secondes de sursis touchaient à leur fin.

Combien de fois lui avait-on répété qu’elle finirait par se faire mal ?

Yue, ne court pas sur la corde raide ! Yue, ne fais pas de balançoire dans les cerceaux aériens ! Yue, ne monte pas sur le dos du griffon ! Jouer avec des chimères, c’est dangereux pour les petites filles !

Rien ne serait arrivé si elle avait été capable d’écouter au moins une fois.

Ce que tu peux être obstinée !

Son corps n’était plus qu’une immense douleur. Si elle avait su contre quoi les voix qui la houspillaient voulait la mettre en garde, elle ne se serait jamais laissée convaincre par Dorisis, la petite fée qui l’avait supplié d’ouvrir sa cage, puis entrainée jusqu’au sommet de l’échelle d’où se lançaient les trapézistes.

Les barres ne s’étaient pas laissées empoigner par des mains de quatre ans.

Tombée sans peur, sans cri, Yue s’était crue en sécurité jusqu’au craquement sinistre de l’impact.

Le sang lui avait inondé la bouche, salissant le visage qu’elle était supposée garder propre. Rin allait encore lui hurler dessus, lui hurler qu’elle ne savait faire que des bêtises, qu’il allait…

Mais non. Pour la première fois, il l’avait prise dans ses bras sans et lui avait parlé doucement, promis que tout allait bien se passer. Ses mots sonnaient comme un mensonge crédible. Son étreinte sentait la sueur, l’opium et la glycine. Cette odeur avait rappelé l’air dans ses poumons et libéré mile sanglots de l’étau de sa gorge.

En guise de coupable, car il en fallait toujours un, les mestres avaient choisi Dorisis, ordonné à Guirot de refermer son poing de bourreau sur les vingt centimètres fragiles de l’être lumineux.

Les fées brillent plus fort quand elles vont mal, pour appeler à l’aide. J’avouait oublié. J’aurais pas du oublier.

Tout avait toujours été de sa faute. Et pendant ce temps, la douleur enflait. Bientôt, elle prendrait plus de place dans la Réalité que n'en prenait Yue.

Son crâne trop lourd lui interdisait de soustraire son visage au ray de soleil qui lui cuisait la peau. Ses lèvres tremblaient autour des mots qu’elle essayait d’articuler.

— Ne t’agite pas, tu vas faire sauter tes…

Points de suture, devina-t-elle. Le vocabulaire médical lui manquait, en xe-en, mais la sensation qui lui tiraillait la peau et lui enflammait la chair laissait peu de place au doute. Malgré l’avertissement, le soleil la gênait trop pour qu’elle se calmât vraiment.

Une ombre vint occulter le rayon dans un claquement mat. L’apaisement fut presque immédiat.

— Je peine à croire qu’une petite chose de ta consistance aie sur survécu si longtemps à un quotidien aussi brutal.

Yue trouvait la voix grave et lente qui s’adressait à elle désagréablement familière. Elle essaya d’ouvrir les yeux pour lui associer un visage. Impossible.

Un pincement au cœur la renfrogna sous une coulée de larmes chaudes. Yue venait de tomber. Pourquoi personne ne la serrait dans ses bras ? À la place, le sommeil se refermait sur elle comme le poing d’un géant sur son corps brisé.

Penché au-dessus du lit de sa nièce, Il Hyo replaça sa nuque dans l’alignement de sa colonne en se retenant de lui tordre le cou. Une bonne posture réduirait le risque de complication inutiles et il ne tenait pas à la veiller longtemps.

Il savait que, sitôt l’enfant guérie, la noble dame trouverait une autre humiliation à lui infligé, mais il lui semblait que rien ne pouvait être pire que de devoir s’occuper de la progéniture de celui qui fut presque son frère.

— Tu m’aurais empoisonné la vie jusqu’au bout, Yo Rin.

L’odeur particulière qui flottait autour des convalescents rendait Il Hyo malade. Il l’avait trop senti au chevet de ses parents. La noble dame ne l’ignorait pas. Elle prenait sans doute plaisir à lui infliger la lourdeur l’air et l’amertume des émanations médicamenteuses en plus du reste.

Malgré les répercussions auxquelles il savait s’exposer, il céda au besoin impérieux de quitter la chambre avant l’arrivée des servantes supposées le relever. Yue ne mourrait pas pour attendre une heure. Et quand bien même…

Le vent matinal le revigora un peu, marcher lui dégourdit un tantinet les jambes. L’effort l’étourdit au bout d’un tour de jardin. Il Hyo profitait trop rarement de son temps libre pour s’exercer et sa forme physique en pâtissait.

Le hasard de ses pas l’éloigna plus qu’escompté, néanmoins. Avant de s’en rendre compte, il avait une vue plongeante sur l’entrée du domaine. Plusieurs voitures encombraient la cour d’accueil, assorties de leurs suites.

La fille de Yo Rin attirait du bien beau monde à son chevet. Et pour ne pas changer et malgré ses vingt-trois ans, Il Hyo ne semblait pas avoir été invité à participer à la conversation des adultes.

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