I N T E R L O G U E

6 minutes de lecture

Le sable s’accumulait au fond des bassins ornementaux asséchés du domaine des Adade. Les massifs fleuris laissés à la merci du soleil tombaient en décrépitude les uns après les autres, bordant les allées de tristesse. Vue de loin, la bâtisse pouvait paraître à l’abandon sous ses myriades de rideaux fermés. Plus personne ne soignait vraiment ni la façade, ni les jardins du Palais du Vin. Pourtant, à l’aube de chaque jour, Krisha s’y promenait. Sous son bras unique, elle portait une carafe d’eau dont elle abreuvait les racines d’un unique pied de jasmin : le dernier à porter des fleurs.

Au même moment, il arrivait souvent que Jagir Ishvahar passât le grand portail que plus personne ne se fatiguait à fermer, sinon le vent. Ces deux êtres fantomatiques convergeaient alors l’un vers l’autre pour échanger quelques mots, lourds, souvent creux. La première s’intéressait à la vie du port. Le second se renseignait sur les occupants de la maison. Les mêmes questions appelant les mêmes réponses, la conversation s’arrêtait avant même d’avoir réellement commencé.

Un jour, leur échange matinal fut interrompu par le ramage sinistre d’un homa.

L’oiseau jeta son ombre immense sur le domaine avant de voler en poussière à quelques centimètres du sol. Exsangue, assoiffée Ibranhem emmargea du nuage sur les rotules, ployé par une quinte de toux.

Quoiqu’elle le désapprouvât du regard, Krisha lui offrit l’eau de son pied de jasmin.

— Pour l’amour du ciel, Ibranhem ! se récria Jagir. Qu’est-ce que tu as contre les moyens de transport traditionnel ? Tu les trouves trop sûrs ?

Le voyageur revenait du port de Jerat. Quelques jours plus tôt, il avait résolu de s’y rendre par ses propres moyens pour en ramener des nouvelles.

— J’ai récupéré près de quinze enveloppes au bureau de poste, éructa-t-il entre une goulée d’air et une gorgée d’eau. Elles s’entassaient encore sur l’étagère des lettres perdues à cause d’un gamin idiot qui ne savait pas lire le réel !

— Ne vous énervez pas, le somma calmement Krisha. Jagir, puis-je vous demander d’aller prévenir le mestre du retour de son fils ?

— Inutile, s’opposa Ibranhem. Je n’ai rien de suffisamment urgent à lui dire pour l’arrache à son lit.

Une nouvelle quinte de toux l’interrompit.

— Si tu veux te rendre utile, reprit-il, j’ai plutôt besoin d’eau fraiche et de vêtement propres.

Tout fut fait pour le contenter. Jagir prolongea sa visite pour y aider, laissant pour cela les clients de son officine à la garde du ciel pour quelques heures.

La maison hurlait les échos tant elle était vide. Emaëra s’y était éteinte cinq plus tôt. L’âme amputée, Maleka, s’était refermée sur sa douleur au point de ne plus remplir, ni ses devoirs parentaux, ni ses devoirs conjugaux, puis s’en était remise au ciel en entrant malgré son mari au monastère généthliaque d’une ville frontalière, ce pour une retraite de durée indéterminée qui s’éternisait à outrance. Privée de sa sœur, de sa mère, Ismé s’était réfugiée chez ses grands-parents maternels au sud de la ville. Quoiqu’il prétendît le contraire, Ibranhem fuyait également le foyer familial meurtri à intervalles soutenues pour n’y revenir qu’à des heures indues.

Lorsqu’Hiram retrouva son fils au à la table du petit-déjeuner, ses traits tirés s’éclairèrent d’une lueur pâle. Humble, Ibranhem lui présenta ses respects et ses excuses pour sa dernière absence. Indulgent, Hiram lui fit promptement relever la tête.

— Il y a longtemps que j’ai renoncé à te retenir entre ces murs ou à conduire tes mouvements. Tu es un homme fait, malgré ton jeune âge. Je suis simplement heureux que tu me sois bien revenu. J’en dormirais mieux ce soir. Isaac aussi était inquiet dernièrement, peut-être plus que moi.

Assis en face du père de famille, le petit garçon esquissa un geste amical en direction du voyageur, ses yeux timides noyés dans sa tasse de thé. Ibranhem approcha et dégagea le front de jeune élève du rideau de cheveux qui tombait en boucles serrés sur son visage pour y déposer le baiser de la bienveillance.

— Pardon à toi aussi. Tâche de ne pas te faire tant de soucis lorsque je m’éloigne. Je ne compte pas disparaitre de sitôt.

— Je sais, mais si tu disparaissais sans faire exprès ? Je voudrais que tu m’emmènes avec toi quand tu voyages…

— Quand tu seras plus grand et que tu maîtriseras mieux tes pouvoirs, je serais ravi de t’emmener plus souvent. En attendant, tu vas devoir composer ici et m’attendre. Console-toi, j’ai quelque chose qui devrait te faire plaisir.

Ibranhem sortit de sa besace le paquet de lettres qu’il ramenait de la capitale. Les ayant triés d’avance, il remit aux petits garçons celle qui lui revenaient.

— Yue m’a écrit ? s’emballa Isaac.

— Enormément. La plus ancienne date de décans, la plus récente de six jours.

Hiram se renfrogna.

— Depuis quand Monsieur Makara la laisse-t-il écrire autant ?

— J’ai cru comprendre que Yue s’était arrangée pour redéfinir avec lui ce qu’était un jour de fête. Isaac nous le confirmera s’il arrive à déchiffrer son charabia.

Yue ne savait pas vraiment écrire. Ses lettres se composaient de phrases préconçues maladroitement graphiées, de dessins naïfs, et de mots incertains jetés autours, parfois empruntés à des langues étrangères. Il arrivait à Isaac d’en saisir le sens profond là où Ibranhem et son père ne savaient qu’effleurer la surface.

— Toujours aucune lettre de Bard ? s’enquit ce dernier.

— Plus depuis celle à Emaëra. J’imagine que votre aimable beau-frère est moins conciliant avec lui qu’avec Yue.

— Estimons-nous déjà heureux d’avoir des nouvelles de temps en temps, tempéra Hiram. Un moment, j’ai vraiment cru qu’il les pousserait progressivement à couper toute communication avec nous, surtout après avoir découvert nos correspondances avec Madame Vassaret.

— Madame Makara, rectifia Ibranhem. Votre beau-frère l’épouse l’été prochain.

— Léopold se marie ? Voilà une nouvelle originale. Il faut espérer que son épouse le change.

— Vous pensez réellement qu’une femme que j’ai pu soudoyer au cristal rouge saura changer votre beau-frère en bien ?

— Qu’est-ce que c’est, le cristal rouge ? demanda Isaac.

— Un venin de serpent de l’Almahar qui cristallise à température ambiante, expliqua Ibranhem. Il a aussi la particularité d’être rouge et… hautement mortel. À petite dose, cette substance entre dans la composition d’anesthésiant et d’antidouleur. Jagir t’en montre, si tu es curieux.

— Je… Euh… Non, ça ira, merci, déclina poliment le petit garçon en replongeant dans sa lecture.

— Tu avais omis de me rapporter ce détail en revenant de voyage, souligna Hiram.

— Les détails sont si faciles à oublier…

— Nous en reparlerons.

— Autant qu’il vous plaira.

Balayant le sujet, Ibranhem désigna à son père une lettre du paquet.

— L’invitation de votre épouse au mariage de son frère. J’imagine qu’elle vaut pour vous deux, vous aurez peut-être l’occasion de revoir Bard.

— Certes. Encore faut-il que Mildred accepte de s’y rendre. Je lui en parlerais lorsqu’elle descendra.

— Ne pouvez-vous pas le lui imposer, pour une fois ?

— Ibranhem, s’il te plait. Tu sais parfaitement que je n’ai pas à lui donner d’ordre.

— Pourquoi ? Ce n’est pas comme si les quantités d’alcool qu’elle absorbe quotidiennement lui permettaient de réfléchir correctement. Sans Tara, elle se serait déjà noyée dans son bain.

— Elle traverse une période difficile. Je n’aime pas t’entendre parler d’elle de cette façon.

— Moi, je n’aime pas la façon dont ses états d’âmes gouvernent votre vie.

— Rien ne gouverne ma vie, sinon ma volonté de faire ce qu’il y a de mieux pour vous tous. À ce propos, pourquoi tu n’irais pas te reposer ? Tu me fais l’effet d’être énervé.

— Je vais très bien, figurez-vous. Tellement bien que j’ai pris une décision.

Curieux, Isaac leva les yeux de la lettre de sa sœur tandis qu’Ibranhem s’emparait d’une enveloppe pour dessiner une carte au dos.

— Je viens de voler sans discontinuer de Jerat à Hizaar en évitant les routes principales, détailla-t-il. Avec les détours, j’ai parcouru l’équivalent de la distance qui sépare Biøk de l’ile cartographiée la plus proche de la côte. Passé ce cap, on arrive sur l’Archipel d’Argile et…

— Hors de question, l’arrêta Hiram.

— Je veux seulement…

— Tu n’iras pas à Aranate.

— Vous disiez avoir renoncé à m’enchaîner à cette maison.

— Il y a une déférence entre visiter un pays d’où je peux communiquer avec toi et t’aventurer en Terres Oubliés. Si un tel voyage était à la portée d’un jeune homme de dix-sept ans, les marins ne seraient pas portés disparus par dizaines tous les ans.

— Les Aranites ont un dialecte proche du Réel et des principes de science arcanique extrêmement pointus. Si je parvenais à m’y rendre, je pourrais en ramener tellement de savoirs ! Plus que dans n’importe quelle université. S’il existe un moyen de dissocier Bard de sa forme chimérique, il n’y a que là-bas que…

— Ibranhem. J’ai échoué à protéger Bard, échoué à sauver Emaëra et je… Essaie de comprendre. Je n’ai pas l’intention de perdre d’autre enfant.

Annotations

Vous aimez lire Ana F. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0