54.1

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— Il y a une odeur… étrange, non ?

Le Veilleur fit un pas vers Bard pour lui relever le visage. Sa brutalité coutumière arracha un gémissement dolent au jeune fabuleux.

— Tu saignes du nez, lui fit remarquer son supérieur.

Bard se frotta la mâchoire sitôt que son tortionnaire l’eut libéré, puis essuya la coulure qui ruisselait de sa narine gauche.

— Je ne parle pas de l’odeur de mon sang. En fait, ce n’est même pas une odeur. Plutôt une présence.

— Une excuse pour paresser ?

— Non, je te jure que…

Il se ravisa sous le regard sévère de son instructeur de vol. Pour autant, il n’en démordait pas. Quelque chose de singulier venait de pénétrer son champ de perception ; un murmure sous le hurlement du vent. Une épine familière lui déchirait les sens.

— Concentre-toi mieux sur ce que nous faisons, le somma le Veilleur.

Bard ferma les yeux en se rappelant le vide qui s’étendait derrière lui. Il se dressait à la cime du paysage, sur le toit de la tour de guet, la peau offerte à tous les courants et le cœur battant à tout rompre. Les crieurs qui s’époumonaient aux confins de l’édifice désaffecté faisaient écho à la plainte continuelle qu’émettaient ses muscles, ses articulations, et certains de ses os.

— Nous allons voler jusqu’au secteur ouest, ce sera notre dernier exercice de la journée si tu t’en sors correctement. Suis-moi.

Les talons au bord du précipice, le Veilleur se laissa tomber en arrière avec l’abandon d’un homme foudroyé par le sommeil. Sa chute libre l’emporta en un battement de cil à mi-hauteur de la tour délabrée. Une torsion subite lui déforma le corps. Sa mue fut instantanée ; la bête supplanta l’humain. La créature hybride déploya ses ailes noires d’un geste habile et puissant. Porté par le vent, il remonta en flèche, décrivit une boucle, puis fit un demi-tour à renfort d’ailes pour se diriger vers l’ouest.

— Frimeur… persifla Bard.

Loin de maîtriser la transformation aussi bien que son instructeur, Bard envisagea de se transformer avant de se jeter dans le vide. Conscient que son mentor le lui reprocherait, il y renonça, inspira profondément, puis alla au-devant d’une mort probable en se jetant dans le vide.

Sa chute lui parut d’abord interminable comparée à celle du Veilleur. Le sol approchait, cependant, et les ailes de Bard demeurait prisonnières de son dos. La chaleur arcanique caractéristique du vulcanien peinait à atteindre le cœur du fabuleux. Sa forme tenait encore trop de l’humain au moment où il tomba plus bas que la tour. Des étincelles lui voltaient autour du corps.

Bard s’astreignit à un ultime effort. Faisant appel à toutes ses forces physiques, mentales et occultes. Une excroissance difforme lui poussa au niveau de ses omoplates. Deux noires lames la crevèrent de l’intérieur en un geyser magmatique et sanguin. Le fabuleux hurla. Sa plainte déchira les échos.

Ses ailes mal tendues prirent un courant oblique qui manqua de le retourner. Redressé de justesse, sa transformation encore inachevée, il rasa la cime de quelques hauts rochers dressés au fond du précipice, puis remonta en flèche, comme le veilleur avant lui. Il s’épargna la cabriole pour bander sa trajectoire à l’ouest. Le Veilleur n’était déjà plus qu’un pour sombre au loin.

Le pouls de du dragon décéléra. Sa transformation était enfin complète. Il battit férocement des ailes pour rattraper son retard.

Une fois adulte et, avec de l’entrainement, Bard était supposé devenir aussi rapide en vol qu’un rapace en piqué. Le vulcanien y croyait peu. Ses muscles atrophiés par l’enfermement ne se décidaient pas à forcir. Pareille tare pouvait-elle vraiment être lavée par l’effort ?

Le Veilleur entamait sa descente en direction d’une vaste plaine que le dragon reconnut au vert idyllique de l’herbe dont elle se duvetait. Apercevoir l’édifice de bois blanc qui trônait enthousiasma follement Bard. Ses pupilles fendues s’étrécirent d’excitation. Le Veilleur les menait à la ménagerie de Yue : le lieu de travail de Cha.

Sans y penser, le dragon atterrit, brutalement, mais sans heurt. Dans son élan, il galopa à la porte ouverte sans même s’arrêter pour le Veilleur qui l’avait attendu. L’incursion du dragonneau affola toute la ménagerie. Meteor, l’oiseau à tête de lion, tordit un énième barreau de sa cage dorée en voulant donner l’assaut. Les jackalopes saccagèrent leur enclos à grands bons, les poissons ailés se cognèrent à toutes les parois de leur aquarium, Pyrite, le petit ours clair aux yeux doré, les imita avec tapage. Il n’y eut que Nacre, le serpent blanc, pour rester impassible. Celui-ci se dorait paresseusement sous un rayon de soleil en digérant le rat qui lui gonflait l’estomac.

— Merde, mais vous la fermez jamais ! brailla la sang-mêlé. J’vais en prendre un pour taper sur l’autre !

Elle sortit du box d’une petite licorne maigrichonne en brandissant un biberon d’eau comme un gourdin. Ses joues s’enflammèrent lorsqu’elle se trouva confrontée au dragon.

Elle avait déjà pu voir de très loin la forme draconique de Bard, au gré de ses vols au-dessus de la ménagerie, mais jamais elle ne s’était douté que de tels éclats adamantins réhaussaient de couleurs ses écailles noires.

— Mince, c’est vrai qu’on dirait une couronne…

Elle tendit une main curieuse vers les cornes incrustées du dragon. Le Veilleur, retransformé, quoique drapé de ses plumes, la rappela à l’ordre avant tout contact, puis pria son apprenti de reprendre forme humaine pour lui faire plus commodément l’énumération de ses erreurs. Cha observa la scène avec intérêt et dégout. Les changements de forme du vulcanien avaient quelque chose d’antinaturel.

— Tu bats beaucoup trop des ailes, récrimina le Veilleur pour la énième fois dès qu’il eut fini. Tu es un dragon, arrête de voler comme un papillon.

— Je fais de mon mieux ! se défendit Bard, recroquevillé et haletant.

— Si c’est vrai, tu es la honte de ton espèce.

— Qu’est-ce que tu en sais ? Tu as été vulcanien, dans une autre vie ?

Pour toute réponse, son mentor lui asséna un coup de pied à l’abdomen. Le fabuleux en vomit le maigre contenu de son estomac.

— T’abuse, je viens de faire les sols ! explosa Cha. Pas la peine de venir me voir si c’est pour me rajouter du travail ! Tu sais le temps que ça prend de s’occuper d’un endroit grand comme ça avec des bêtes qui dorment jamais toutes en même temps ?

— Ne t’énerve pas, je peux nettoyer, grommela Bard.

— Fais ton travail avant de t’occuper de celui de Cha, le semonça le Veilleur. Yue ne va pas rentrer de chez les Vassaret toute seule. Habille-toi, et va la chercher.

— À pieds ?

— Tu as une jambe cassée ?

Bard se résigna.

Sans habiter la ménagerie à plein temps, le fabuleux y avait sa propre loge : un clos vitré muni de plateformes rocheuse agencées en arbre à chat monumental. Un passage dérobé derrière ce décor donnait sur un petit espace où se serraient un couchage de taille humaine et quelques étagères. Par mesure de précaution, Bard y rangeait ses tenues d’apparat, ses biens personnels ainsi que quelques vêtements de travail. Après s’être décrassé, il revêtit ses atours les plus avantageux, soit ceux qui dissimulaient le mieux ses blessures, puis reparut dans l’allée centrale. Le Veilleur s’en était allé. Les bêtes avaient retrouvé leur calme. Cha finissait de relaver le sol et Bard remarqua que des larmes de frustration lui tombaient des yeux. Elle les essuyait frénétiquement de l’épaule.

— Je te demande pardon pour… ça, bredouilla Bard.

— J’ai vu pire.

— Qu’est-ce qui ne va pas alors ?

Elle souffla pour chasser un sanglot en rejetant ses éponges souillées dans leur sceau.

— La mestresse veut que… Elle dit que j’ai le choix, mais j’ai pas le droit de lui dire non, tu comprends ? Le baron va comprendre et… même s’il comprenait pas, la gamine serait peut-être fâchée contre moi si elle l’est pas déjà ! J’ai assez de problèmes comme ça, non ?

— Tu… passes trop de temps avec Yue, diagnostiqua Bard. Tu t’expliques aussi mal qu’elle, maintenant. Je ne sais même pas de quoi tu parles.

— Je parle de l’Exhibition. Yue m’a choisie pour faire partie de sa suite et elle m’a mis devant le fait accompli en prétendant que j’avais le choix !

— Yue a neuf ans, je ne crois pas qu’elle soit calculatrice à ce point.

— Moi, j’ai pas l’impression qu’elle m’aime beaucoup. Je la contrarie tout le temps sans faire exprès. Ça me perturbe qu’elle m’ait choisie. C’est pas comme si j’étais bien fichue ou un peu futée. Je suis pas taillée pour m’occuper d’elle, ou de n’importe qui, d’ailleurs. J’ai déjà la pression quand elle se pointe et faudrait que je la colle pendant des heures, voire de jours ?

— Yue te fait peur ?

— Le baron me fait peur et elle est sa protégée.

— Sa marionnette, rectifia Bard. Et tu te montes la tête. Tu es gentille avec Yue et elle te fait confiance, inutile de chercher plus loin. Elle aura besoin d’une présence rassurante, là-bas, et elle veut que ce soit la tienne.

— Mais tu seras là, toi !

— Moi, je n’aurai pas la tête à la soutenir. Si je n’avais pas… Si j’étais encore mestre et humain, j’aurais participé à cette Exhibition en tant que nouveau Collectionneur, en même temps que deux de mes cousins au moins et une poignée de camarade de pension. Je vais devoir regarder tous ces gens entrer dans le monde sans moi. J’ai…

Il rougit, sa parole en suspens. Cha se renfrogna.

— C’est toi qu’a demandé, c’est ça ? devina-t-elle.

— Non, je... Je lui ai suggéré mais c’était quand même sa décision.

— Encore heureux que tu lui aies pas donné d’ordre, abruti ! T’aurais pas pu me demander si je voulais avant de m’embarquer dans ton bordel ?

— Je n’étais même pas sûr de te recroiser avant la cérémonie ! Chaque fois que je m’arrange pour venir ici, tu es en train de sortir une des bêtes ou je ne sais quoi d’autre !

— Raison de plus pour me foutre la paix. Je suis occupée, moi !

— Parce que j’ai l’air de m’amuser, tu trouves ?

— Je trouve que t’as l’air de beaucoup parler pour quelqu’un qui doit aller chercher Yue ! Tu vas te faire massacrer si t’es en retard !

— Je sais ce que j’ai à...

Brusquement, Bard leva le nez en l’air, alerte.

— Elle est revenue.

— Quoi est revenu ?

— L’odeur. Ça sent…

Un petit oiseau véloce s’infiltra dans la ménagerie, vif comme le vent. Son intrusion provoqua le même genre de désordre que celui du dragon. L’intru vola en tous sens, changeant de trajectoire avec la férocité anguleuse d’un éclair déchirant un ciel d’orage. Il acheva sa course en une effusion de sable roux provoqué par son impact au sol : son corps tombé en poussière. Cha poussa un hoquet de surprise et d’horreur.

— Ibranhem, jeta Bard.

— Qui ?

— Mon demi-frère. Sa magie ressemble à ça. Il n’est pas loin.

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