35.1

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Armée d’une brosse, d’eau savonneuse et de son seul bras valide, Krisha luttait contre une tâche d’encre ; elle avait connu de plus glorieuses batailles, mais aussi de plus faciles. Assise sur une table entre deux chaises de bois fraîchement cirées, Yue l’observait depuis ce qui lui semblait une éternité.

— Je peux t’aider ? proposa Yue.

— Non, Mademoiselle, vous ne pouvez pas, expira l’esclave.

— Alors je peux aller jouer dehors ?

— Yue, j’ai dit non. Vous êtes blessée et vous faites des bêtises dès que je vous quitte des yeux. Vous avez le choix entre rester ici avec moi et retourner dans votre chambre que je fermerai à clef.

Les efforts de plus en plus acharnés de Krisha mirent la tâche en difficulté. Un sourire lui étira les lèvres à mesure que le noir s’estompait pour laisser deviner le beige des carreaux.

— Pourquoi c’est toi qui fais ça ? l’interrogea Yue. C’est pas trop difficile avec une seule main ?

— C’est difficile avec deux mains aussi. Je suis en vie, alors je travaille, et mon travail consiste à m’occuper de vous. Or, il vous faut une salle pour vos leçons.

Yue jeta un énième regard circulaire sur la pièce. Comme sa chambre au premier jour, elle sentait à la fois le propre et le renfermé. Aidée de Bahir, qui s’occupait principalement d’Ibranhem, Krisha avait passé une bonne partie de la nuit à remettre de l’ordre dans le débarras que le temps avait fait de cette pièce. Il n’y restait depuis qu’une table à tiroirs, deux chaises, trois grosses étagères et un tableau mobile.

— J’ai jamais été dans une classe avant, rêvassa Yue.

Krisha ne l’entendit pas, accaparée par l’assaut final qu’elle lançait contre son ennemie. Sa victoire était totale lorsqu’Ibranhem entra, chargé d’une pile de livres si haute qu’elle lui gênait la vue. L’esclave s’empressa de le soulager de quelques ouvrages.

— Merci, souffla-t-il en laissant tomber son fardeau sur un coin de la table. Il y en a d’autres dans le couloir.

Yue ouvrit la bouche pour le saluer, mais se sentit incapable d’émettre le moindre son lorsqu’elle remarqua que son nouveau précepteur l’ignorait délibérément.

— A priori, tu sais classer des livres, jeta-il à Krisha. Il y en a d’autres dans le couloir. Je veux que tout soit rangé d’ici une demi-heure. D’ici là, quelqu’un devrait avoir ramené mon bureau et remplacé une des étagères par une armoire.

Ibranhem désigna Yue d’un geste maniéré.

— Une fois que tu auras fini, attache-lui les cheveux. Proprement. Rien qui couvre les yeux, pas de mèches dans le visage, pas d’accessoires bruyants. Trouve-lui une tenue plus simple, aussi. Pas de manches longues, pas d’ornements. Rien qui donne envie de jouer avec. Amène-la moi quand tu pourras aujourd’hui, mais dans les jours à venir, ce sera sept heures pile.

Il sortit de la pièce sans attendre de réponse. Krisha soupira. Les trois prochaines lunes s’annonçaient pénibles.

De son côté, Isaac avait eu beaucoup de mal à s’endormir dans sa nouvelle chambre, aussi se réveilla-t-il plus tard que d’habitude. Du côté gauche de son lit trop grand, son petit-déjeuner trônait sur un plateau. Il n’y toucha pas, l’estomac noué par une solitude dont il n’avait plus l’habitude. Ce côté du palais était infiniment plus calme que celui dont il avait été délogé.

En l’absence de Yue, il fut beaucoup moins assisté qu’à l’ordinaire tout au long de sa routine matinale, si bien que son sentiment d’isolement ne le quitta pas avant qu’il pût enfin accéder à l’étage bas. Il croisa sa sœur au moment où Krisha et elle redescendaient après avoir changé Yue de coiffure de tenue. Ses cheveux étaient alors ramassés en chignon bas, fortifié par une dizaine d’épingles dorées. Elle portait une pièce unique d’un rose très doux, lisse, sans ornements, tenue aux chevilles, à la taille et au cou pour former un buste plat et des jambes flottantes. En l’examinant, Isaac se fit la reflexion que sa sœur ne se ressemblait plus vraiment depuis quelques temps. Il l’avait toujours connue vêtue de bric et de broc aux teintes incertaines, ou au contraire de costumes éblouissants d’extravagance. À présent, elle stagnait dans l’entre deux. Sa personnalité en paraissait affectée ; aplatie.

Se sentant observée, Yue se retourna et découvrit Isaac. Elle lui sourit. Son frère soupira d’aise. Elle avait son autre visage : le plus lumineux. Il dévala les escaliers pour se jeter dans ses bras. Elle l’y accueillit chaleureusement.

— Elle est comment, ta nouvelle chambre ? T’as bien dormi ? Est-ce que t’as fini ton assiette ce matin ?

— Euh… Ma chambre est jolie, hasarda-t-il.

Elle le plaça à une longueur de bras d’elle et lui darda un regard sévère.

— On commence les leçons, aujourd’hui ! Comment tu vas faire si t’as faim ou sommeil ?

— Yue, Isaac, appela Krisha. Dépêchons, s’il vous plait.

— Attends, demanda Yue.

Elle prit à sa gouvernante l’élastique resté en bracelet autour de son bras et entreprit de relever la forêt de cheveux frisés de son frère à l’écart de son visage.

— Ibranhem est pas de très bonne humeur. Faut pas que t’aies peur s’il a l’air en colère, c’est pas contre toi, mais fait quand même bien tout ce qu’il dit, d’accord ?

Isaac opina, les sourcils froncés d’inquiétude. Yue lui prit la main et ils cheminèrent ensemble jusqu’à leur salle de classe.

La pièce avait un peu changé d’air depuis que la fillette l’avait quittée pour son changement. La grande carte qu’Ibranhem lui avait montrée quelques jours plus tôt trônait en tenture sur toute la surface du mur de gauche, à l’opposé des deux grandes fenêtres. L’étagère du centre croulait sous des parchemins, stylets, bouteilles d’encres, outils de dessin en tout genre et objets divers que les deux enfants n’identifiaient pas. Une armoire vitrée pleine d’artefacts plus curieux encore avait supplanté l’étagère de droite et un bureau trônait maintenant à l’angle opposé de la pièce. Ibranhem y était installé, absorbé par la lecture d’un théorème sans queue ni tête détaillé dans un ouvrage de mathématiques abstraites avancées.

— Monsieur ? l’interpela Krisha.

— Reviens à onze heures et demi pour les faire déjeuner, répondit-il. D’ici là, je ne veux pas être dérangé.

Elle acquiesça, salua, et laissa les deux enfants aux mains de leur précepteur. Celui-ci referma son livre et invita ses élèves à prendre place.

— J’ai un peu plus de trois mois pour vous apprendre le plus de choses possibles, tout en préparant un concours très difficile. Je vous fais la classe jusqu’à quatre heures, un jour sur deux, ce qui vous laisse théoriquement un jour et deux nuits pour finir le travail que je vous laisserai chaque fois. En pratique, c’est plus compliqué. Yue, mon père s’est arrangé pour t’ouvrir les portes d’un haras à la frontière de la ville et des cours du maître de danse de mes sœurs. Il forme aussi des acrobates. Tu devrais y être bien, les élèves y sont bienveillants pour Emaëra. Tes yeux ne les choqueront pas. J’ajoute que Krisha a pour consigne de te faire faire un peu d’exercice tous les jours en plus de toutes tes activités, l’objectif étant que tu sois trop fatiguée pour essayer de te casser le cou en rentrant. Je n’en attends pas moins de ta part pour autant. Tu seras punie si tu négliges tes devoirs et je n’ai pas la complaisance de mes parents. C’est clair ?

Elle opina d’un mouvement saccadé.

— Isaac, étant beaucoup moins endurant et surtout beaucoup plus sage que ta sœur, il ne te sera imposé que le choix d’une activité, qui n’a pas à être physique. Ma mère se propose de t’enseigner un peu de musique, si tu le souhaite, mais tu peux aussi envisager d’apprendre le dessin, ou quoi qu’il te passe par la tête. On trouvera toujours quelqu’un pour te former. Réfléchis-y et viens me voir à la fin de la journée pour me dire ce que tu décides. D’accord ?

À son tour, il acquiesça.

Yue leva la main. Ibranhem fut agréablement surpris que ce réflexe lui soit acquis. Sa vie n’avait pas été totalement vide de discipline.

— Je t’écoutes, fit-il savoir.

— À quelle heure on peut jouer ensemble, avec Isaac, si on fait jamais la même chose en même temps ?

— Bonne question, joli sourire. Il fallait te la poser il y a deux jours. D’autres questions ?

Elle releva la main.

— Quoi ?

— Est-ce que Bard va bien ?

Le précepteur se renfrogna.

— Mieux qu’hier. Mais ça aussi, il aurait fallu te le demander plus tôt. Il y a de quoi écrire dans les tiroirs en face de vous. Préparez-vous, on commence.

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