Marche forcée

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  Ses pas l’avaient dirigé jusqu’à l’avenue de la Résistance, anciennement avenue Georges Mandel. Ses larges trottoirs étaient jonchés de détritus formant ci et là des dunes de déchets. Entre elles, de sordides passages vers les immeubles reculés n’invitaient à nul porte-à-porte. Cela faisait des années déjà qu’aucune mafia, payée ou non, n’enlevait les immondices.

  Árês, contrôlant les mouvements de corps de Louis, lui laissait néanmoins l’usage de sa tête. Une bien charitable faveur, qui permettait au pantin articulé d’admirer, par-delà les ramures mortes de la vaste berne centrale, le ciel rougeoyant de l’incendie du Louvre. Sa lueur chaude allait au moins raviver, pour les heures à venir, le décor morne du centre-ville. En cette fin de journée, pourtant, l’homme serait sans doute le seul à en profiter : à l’instar de tout habitant un tant soit peu lucide, lui aussi aurait préféré se prémunir des pluies vespérales radioactives en restant cloitré chez lui.

  Ce fut donc uniquement accompagné d’effluves orduriers qu’il progressait, louvoyant entre les crevasses vaporeuses et les carcasses vandalisées dont la route se parait. Passager de son propre corps, il dériva ainsi sur le fleuve délabré jusqu’à son embouchure : la place du Trocadéro. Là, le courant l’attira par la droite du rond-point. Dès qu’il en eût dépassé la terre corrompue définitivement à nu, siège de tant de crémations locales, son nocher vira tribord et l’arrêta net.

  À ses pieds courait l’esplanade du Trocadéro. Au-delà, le charnier du même nom se répandait par-dessus les anciens jardins. Plus loin encore, violant les nuages bas, la Grande Dame dévoilait aussi bien sa majesté intemporelle que son fard décati. Étonnement, Louis fut forcé de l’observer. D’ainsi la côtoyer tous les jours sur le chemin du travail, il en connaissait par cœur le visage. Pourtant à cet instant, même sans contrainte, il n’aurait pu s’empêcher de se pâmer d’admiration à sa vue : le musée enflammé, en arrière-plan, lui conférait un nimbe sanguin simplement hypnotique.

  — Pourquoi m’obligez-vous à la regarder ? osa-t-il néanmoins demander après plusieurs longues secondes. La réponse fut autant sibylline que succincte.

  — Contemple l’une de mes armes…

  La voix du dieu, empreinte d’une forme inaccessible de fierté céleste, avait résonné avec force dans son crâne. Au point de le forcer à quia. Cependant, alors que le moteur de ses jambes se réactivait, la toute-puissance daigna finalement compléter son explication.

  — Jadis, vous, humains, avez profité d’un secret qui aurait dû vous rester inconnu. Promêtheús en a été châtié, et son foie sert désormais de mets à l’aigle…

  Louis entamait alors sa descente de l’un des deux grands escaliers de marbre menants au niveau des anciens jardins. Tous évitaient l’endroit, sauf pour y déposer leurs cadavres. L’odeur l’empoigna à la gorge, et il en eût vomi son déjeuner s’il avait encore eu la maîtrise de son abdomen.

  — Le châtiment du titan, sache-le, n’a cependant pas été notre seul arrêt. Vous aviez dorénavant l’étincelle du Savoir, celle-là même susceptible de vous faire suivre nos traces sur le chemin de la Titanomakhía…

  Partout autour, les mouches avaient pris le contrôle de l’atmosphère. Leur nombre, en ces lieux, devait avoisiner celui des humains du début du siècle. C’est-à-dire bien trop pour un espace si restreint. Afin de détourner son attention tant de leurs cabrioles vrombissantes que des montagnes décomposées entre lesquelles il s’engageait, Louis avait décidé de se focaliser sur les propos divins.

  — Car vois-tu, humain à l’intelligence limitée, il n’est, en Kósmos, de règle plus élémentaire que celle qui pousse les enfants à surpasser leurs parents. Nous avons supplanté les nôtres, et par la traîtrise de Promêtheús nous avons pris peur que vous aussi, un jour, choisissiez de nous adresser vos armes plutôt que vos prières…

  La voix du dieu, sur ses dernières paroles, avait légèrement décru. Un sentiment nouveau y avait transparu sur lequel l’homme pensait pouvoir mettre un nom : regret. Il ne put néanmoins dire à quoi il se rapportait. Interrogation qui devait rester sans réponse car, pour quelques raisons impénétrables qui appartenaient à la divinité, Árês suspendit son laïus pendant plusieurs minutes. Le silence qui en résultat fut littéralement assommant pour l’humain en perdition.

  Les images du monde qui défilaient mécaniquement en profitèrent pour rejoindre sa conscience. Il se vit traverser, puis enfin atteindre la fin de la décharge de corps et faire face au pont d’Iéna. Sa moitié droite s’était effondrée, ne laissant praticable qu’une étique frange que plus aucune voiture, pour le peu qu’il en restait, n’osait emprunter. D’y déposer le pied fit reprendre les explications.

  — Nous vous avons donc tracé une limite, au-delà de laquelle votre présence aurait signifié votre perte. Une limite que, grâce aux enseignements de votre faux dieu unique, vous avez eu la sagesse de ne jamais franchir. Vous n’en restez pas moins une calamité pour notre déesse-mère, et votre technologie une permanente menace. Aussi, c’est par ton entremise, insecte de ma libération, que moi, Árês aux milles destructions, vais mettre fin à votre hégémonie terrestre…

  L’intonation divine avait d’un coup pris des proportions dantesques. Tout regret s’en était effacé. Louis n’y avait plus décelé qu’une colère refoulée, rehaussée par un profond dégout envers l’entièreté de son espèce. Et lorsqu’il atteignit le milieu du pont, elle reprit avec plus de véhémence encore. Il fut, du reste, autant forcé d’écouter son réquisitoire que de relever les yeux vers les dix mille tonnes de fer puddlé dressées face à lui.

  — Regarde votre propre démesure, humain ! N’avez-vous pas construit là un monument à votre gloire, une flèche pointée vers le ciel comme pour nous signifier votre envie de nous en déloger ? Vois, elle perce déjà les nues !...

  La tour Eiffel, tête dans l’éternel drapé céleste, élançait sa masse rouillée à moins de cent mètres d’eux désormais.

  — Et, comble de cynisme, c’est en elle que vous avez caché l’une de mes armes !...

  À cette révélation, Louis ne put s’empêcher de lever un sourcil. Cette incrédulité n’échappa pas au dieu, qui en gloussa avec dédain.

  — Décadents humains modernes. Elle est bien loin, votre gloire troyenne ! Vous n’êtes même plus en mesure de voir notre aura lorsque vous y êtes confrontés. Regarde, et admire au travers de votre perception perdue !...

  Louis sentit alors de subtils picotements lui courir le visage. Comme ils disparaissaient, sa vision véritable s’éveilla. Et il vit. À en écarquiller les yeux. Quelque part au sommet de l’édifice, caché par les volutes fuligineuses qu’il irradiait, pulsait un cœur en or. L’intensité de sa lumière, jusqu’alors invisible, offrait au monde alentour des reflets mordorés qui émurent l’homme aux larmes. Paris, au pied de ce phare céleste, regagnait ses couleurs effacées par la guerre !

  — Telle est la beauté de notre puissance, car telle est notre beauté…

  Une légère réduction dans l’âpreté de sa voix attestait de la satisfaction d’Árês à la réaction de son automate. Il n’en ajouta d’ailleurs pas davantage, et abandonna Louis à sa contemplation béate tout en le remettant en mouvement. Petit à petit, l’imposante masse métallique se rapprocha. Sa morphologie ajourée laissait filtrer l’incendie qui faisait toujours rage en arrière-plan, conférant aux pieds de la géante un inquiétant liseré carmin. Ainsi grimée et auréolée, elle prenait désormais les allures d’une titanesque succube.

  Arrivé aux ourlets de sa robe, Louis constata néanmoins, et sans en être surpris, l’état de délabrement de ce qui fit jadis la fierté de sa ville, sinon de son peuple. Il n’eut pas longtemps à s’en morfondre cela dit, car son corps se fit prestement détourner vers l’un des quatre pieds massifs.

  Au moment de faire face à son sabot de béton comprimé, il leva de nouveau la tête, de son propre chef cette fois. La jambe nord de la dame le dominait. Élancée et invariablement élégante malgré les outrages du temps et de l’abandon, elle, parmi tous les bâtiments de la métropole, avait le mieux résisté aux déflagrations. Rien de bien surprenant en soi : là où d’autres n’étaient plus que squelettes, elle l’avait toujours été.

  Il profita du spectacle le temps qui lui restait. Il savait pertinemment ce qui l’attendait : un effort impossible, inimaginable pour sa petite personne. Et pourtant un effort qui, comme prévu, lui fut imposé. Levant son bras vers le premier interstice du mur de fausses pierres, il y enfonça le bout des doigts et banda ses muscles. Un geste qu’il allait devoir réitérer plus d’un millier de fois.

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