L'effet de surplomb

7 minutes de lecture

Les radars du vaisseau avaient repéré la Planète b. L'ordinateur entra dans une phase de calculs qui auraient pris des années à un être humain à réaliser, et même pas une seconde plus tard le voyant clignota en vert.

"Trajectoire re-calculée avec succès. Amorçage du processus d'approche."

La voix synthétique avait été prévue pour être la plus rassurante possible. Durant tout le trajet, l'IA du vaisseau les avait guidé avec douceur à travers l'espace, mais maintenant qu'ils approchaient de leur destination, même les nuances parfaitement calculées ne parvenaient pas à calmer leur angoisse. Ils arrivaient. Après quinze ans de trajet, cela semblait iréel. C'était la fin et le début de toutes choses.

Rien n'avait changé dans l'allure de l'USS Arcadia. La modification de sa trajectoire, encore indétectable pour les habitants, finirait par se faire sentir lorsque les liquides flottants ça et là s'écraseraient lassivement sur les cloisons. Quinze ans d'apensanteur, ça faisait s'accumuler une quantité étonnante de café, jus de fruit et autres goutelettes non-identifiables dans l'espace disponible des différents habitacles. Mais il y avait aussi des crayons, des tasses, des appareils de mesures, abandonnés d'un revers de la main et n'ayant pas bougé depuis.

On les avait pourtant prévenus, à Cap Canaveral : il fallait des mesures strictes s'ils ne voulaient pas que leur environnement se dégrade en quinze ans de voyage. Les astronautes avaient suivi lesdites mesures pour leur forme physique, cela était certain. Ils ignoraient l'ampleur du contrecoup gravitationnel en arrivant, mais il serait bien moins pire que s'ils étaient restés statiques durant tout le voyage. Les conséquences psychologiques, quant à elles, étaient les véritables inconnues.

Lors de la première mission habitée sur Mars, l'équipe choisie l'avait été pour sa capacité à rester soudée - ou du moins à entretenir des relations non-hostiles - durant plusieurs mois isolés du reste du monde. Mission Chiron 1 était d'une toute autre ampleur. Il ne s'agissait pas que de vivre quinze ans confinés dans un petit espace avec dix autres personnes ; il s'agissait de faire sa paix avec l'idée qu'on n'aurait plus aucun contact avec d'autres êtres humains durant le reste de sa vie. Autant dire qu'aucun des membres de l'équipage n'était parfaitement équilibrés. C'était bien pour cela qu'ils avaient été choisis. Et à l'aube de cette nouvelle ère, cela se ressentait : ils ne s'étaient pas entretués. Leurs préparateurs les avaient mis au courant : c'était là le résultat le plus probable de la mission. Mais non, sur dix membres d'équipages, aucune perte n'était à déplorer. Deux d'entre eux était rentrés dans une routine d'évitement quotidien, qui leur permettait de ne pas parler du tout à qui que se soit et ce depuis plusieurs années. Un autre, au contraire, s'était habitué à se parler à lui-même, et les autres avaient appris à ne pas s'en faire et simplement ignorer ses monologues. Il lui fallait parfois s'y reprendre à plusieurs fois lorsqu'il voulait l'attention de ses équipiers.

Ce qui était certain, c'était que l'interlocuteur privilégié de chacun d'entre eux était Orphan 7, le robot envoyé sur Proxima 30 ans plus tôt. Il était arrivé il y avait huit ans, du moins dans leur référentiel, mais ils n'avaient reçu de ses nouvelles qu'un an et demi plus tôt, à cause du temps que prenait l'information pour parcourir les 4,22 années lumière qui séparaient les deux systèmes solaires. A présent qu'ils approchaient de leur destination, le temps de réponse entre Orphan et eux se réduisait de plus en plus, alors que celui avec la Terre ne faisait qu'augmenter. Les nouvelles qu'ils recevaient de leur USA natales étaient de moins en moins pertinentes. Alors ils ne pouvaient que se préparer à leur arrivée, enchainant rapport sur rapport avec la petite sonde exilée. Ainsi, rencontrer Orphan 7 était l'une des choses dont ils avaient le plus hâte.

Cap Canavéral continuait d'appeler leur objectif Proxima Centauri b, ou pire Alpha Centauri C b, comme si la Terre n'avait pas son propre nom. Puisque c'était leur nouvelle Terre, l'équipage lui avait donné de nombreux surnoms, mais le seul qui revenait régulièrement était Planète b. Le b en minuscule, évidemment. C'était là des anciens pilotes de lignes aux nombreux diplômes, des militaires surentrainés autant dans le corps que dans l'esprit ; il y avait une nomenclature à respecter.

Ils en avaient vu de nombreuses images. A toutes les échelles possibles. Du petit point dans l'espace aux panoramiques depuis sa surface. La lumière rouge, la même qui les enveloppait à présent, émanant de la petite Proxima. Des étendues d'eaux, des mers agitées sans répis. Des continents érodés par le vent, complètement arides.

Mais tout ceci n'était que des images. Le point grossissant devant leur yeux était bien réel.

- Je n'arrive pas à croire qu'on y soit, dit Sergent Clarke.

La tension dans la salle de pilotage était palpable. Sept des dix membres de l'équipage s'y trouvaient, les autres étant dispatché pour être près à agir en cas de dysfonctionnement des engins.

- C'est là qu'on va vivre. Le reste de nos vies.

Comme à son habitude, l'ingénieur Douglas fut ignoré des autres. C'était un bruit de fond.

- Notre nouvelle maison, continua-t-il, ses mots un flux ininterrompu de pensées.

- C'est petit, vous ne trouvez pas ? Comment peut-on vivre là-dessus ? interrogea Pr Stevens.

Pr Stevens était l'une des seules personnes de l'équipage n'ayant jamais été dans l'espace avant cette mission.

- C'est plus grand que la Terre. 1,45 fois plus massive et 1,10 fois plus grande.

Douglas avait beau parler dans le vide, il n'en était pas moins rationnel.

- Il suffirait d'un accident et... plus de Planète b. Une météorite, est tout est fini.

Orphan 7 n'avait pas trouvé la moindre trace de cratère sur la surfance. L'atmosphère avait beau être moins dense que celle de la Terre, les probabilités d'un tel évènement étaient infinitésimales. Ce fut d'ailleurs le sujet du monologue suivant de l'ingénieur bavard.

- Allez, Stevens, reprenez-vous. On a été entrainé pour cela.

Pourtant, alors qu'il disait ces mots, Sergent Clarke était visiblement mal à l'aise. Il ne quittait pas des yeux le points ocre qui ne cessait de grossir.

- Choc cognitif, élabora Douglas. C'est le même que Michael Collins en 1969.

- On ne devrait pas s'arrêter. L'USS Arcania est bien plus sûr que cette bille.

Tous se tendirent en entendant cette suggestion. Ils se souvenaient du départ. Quand la Terre retrécissait jusqu'à disparaitre entièrement. Deux membres de l'équipage, dont Stevens, avaient dû être enfermés dans leur chambre pour cause d'une crise de panique terrible. Heureusement, cette fois-ci, il ne semblait pas y avoir de risque de prise de contrôle des commandes de sa part. La panique était contenue. Mais, ils devaient l'avouer, ils se sentaient en sécurité, ici. Le voyage avait été sans grand évènement ; l'espace n'était après tout qu'un grand vide. Et tout leur rappelait encore la Terre. C'était important pour eux : il n'y en avait pas un qui n'aurait pas su retrouver le point qu'était le soleil dans cette nouvelle nuit étoilée.

"Processus de ralentissement enclenché. Veuillez rejoindre vos sièges."

Cette fois-ci, le changement de vitesse se fit véritablement ressentir. Ils n'allaient pas tarder à rentrer dans l'atmosphère. Tous s'attachèrent à leur poste. Cela allait être la partie la plus désagréable du voyage.

Même les matériaux les plus isolants du monde n'arrêtèrent pas entièrement la chaleur lorsqu'ils pénétrèrent l'atmosphère. Cela n'était pas le moment de penser à l'odeur de brûlé qui leur chatouillait les narines. Ni au vacarme que produirent les objets mal-rangés s'écrasant en mille morceaux. De toute manière, ils ne purent bien vite plus rien entendre. Ecrasés dans leurs sièges, certains priaient, d'autres fermaient les yeux en espérant que tout irait bien.

Le choc final se réverbera en plusieurs vagues. Et même lorsque les vibrations ne furent plus qu'un souvenir, les voyants restèrent au rouge. Une bonne minute. Puis...

"Atterissage réussi. Plusieurs appareils endommagés. Aucune fissure dans la coque. Vous pouvez quitter vos sièges."

Se détacher de leurs harnais de sécurité fut probablement le geste le plus dur qu'il n'eurent jamais réalisé de toutes leurs vies. Leurs mouvements étaient lourds. Plus patauds qu'un nouveau-né. Et lorsque le Sergent Clarke fit un premier pas en gravité 1,4G, il ne parvint qu'à en faire trois avant de tomber au sol et de continuer à quatre pattes. Malgré leurs entrainements réguliers, certains muscles n'avaient pas eu besoin de fonctionner depuis quinze ans. Il dût se servir d'une table pour se relever. Aussitôt, il fut prit d'un mal de ventre et de tête intense. Les choses avaient de nouveau un haut et un bas.

Après plusieurs heures de récupération, les dix membres d'équipages se retrouvèrent devant le SAS. Trois d'entre eux allaient effectuer une première sortie, d'environ deux minutes. Il était temps de découvrir leur nouvelle maison.

Personne n'appuya sur la commande d'ouverture. Personne n'en donna l'ordre. Cela faisait quinze ans qu'ils se préparaient à cet instant précis. Quinze ans de solitude et de souffrances. Quinze ans de fatigue. Quinze ans d'oubli. Personne ne le dit, pourtant tous étaient certains d'une chose.

Personne ne marcherait jamais sur la Planète b.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Izsa ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0