CHAPITRE 35 Soirée d’anniversaire (Repris)

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  Après avoir remis les missives au Général et échangé quelques banalités avec lui, Éva m’avait demandé de la déposer en ville. Elle s’était absentée une bonne partie de l’après-midi. Sur le chemin du retour, elle m’avait offert un rasoir avec quelques lames jetables.

 — Où avez-vous trouvé ça ? Claude m’a affirmé que les Français n’utilisent que le « coupe-choux » !

 — Vous êtes tellement crédule, me taquina-t-elle en gloussant.

 Elle m’avait expliqué que ce modèle existait depuis plusieurs années, mais qu’elle s’était donné beaucoup de mal pour m’en dégoter un à cause de la pénurie de marchandises qui sévissait dans la région.

 Le soir même, j’avais entrepris de me raser seul pour la première fois de ma vie. J’espérais qu’ainsi, Éva me trouverait plus séduisant. Malheureusement, mon premier essai ne fut guère concluant.

 C’est avec la boule au ventre que j’avais ouvert la porte de la Kommandantur le lendemain matin et déclenché l’hilarité générale. En me voyant, Éva avait réprimé un fou rire. Elle s’était empressée de s’asseoir dans la voiture en ayant la délicatesse de ne faire aucun commentaire devant mon visage couvert de coupures et de poils solitaires.

 Les jours suivants furent plus satisfaisants. Ma peau retrouvait peu à peu de sa superbe et j’avais enfin réussi à maîtriser cet engin de torture.

 Éva était redevenue agréable. Pendant les heures où nous sillonnions la route, nous discutions de tout et de rien. Je ne me lassais jamais de sa compagnie. Elle était intelligente et très cultivée. Tous les sujets l’intéressaient : l’art, le théâtre, l’histoire, la musique, la littérature, la philosophie. Elle m’avait confié qu’elle me trouvait bien plus ouvert d’esprit que la plupart des hommes qu’elle avait l’habitude de côtoyer. Ce compliment m’avait beaucoup touché.

 — Avec vous, je ne suis pas obligée de jouer la comédie. J’en ai marre de devoir discuter de popote et de ménage avec les épouses de la haute société. Je ne supporte plus que les hommes s’intéressent à moi uniquement pour savoir si je suis bonne à marier et assurer leur descendance. Je me demande parfois si vous ne venez pas d’une autre planète, avait-elle plaisanté lors d’une pause méridienne sur le bord de la route.

 Elle n’était pas loin de la vérité. En quatre-vingts ans, le monde avait beaucoup changé. J’aurais aimé pouvoir la rassurer, lui dire de ne pas perdre espoir, lui raconter de quelle manière la condition des femmes s’améliorerait dans le futur.

 Le meilleur exemple que j’aurais pu lui donner était celui de Maryse. Elle aussi avait une vingtaine d’années et subissait en ce moment même la guerre et le patriarcat en Angleterre. À la fin du conflit, elle rencontrerait Justin à Londres. Grâce à son soutien, elle s’émanciperait et deviendrait l’une des premières femmes à prendre la tête d’une grande entreprise. Si j’avais la chance de la croiser un jour, je pourrais peut-être lui présenter Éva.

 Journal d’Éva 24 juin 1942

Je suis rassurée de savoir que je ne m’étais pas trompée à propos d’Augustin. C’est un idéaliste. Il ne comprend pas les enjeux ni les dangers de la guerre. Il est profondément gentil et ne voit le mal nulle part. J’aimerais qu’il ouvre les yeux, qu’il cesse d’agir sans réfléchir. J’ai peur qu’il finisse comme Mark…

Nous avons passé un mois ensemble à parcourir les routes. J’apprécie beaucoup nos échanges. Il est ouvert d’esprit. J’ai l’impression de pouvoir discuter de tout avec lui. Je voudrais que notre relation évolue. Je sais que je lui plais, mais il est trop timide pour oser faire le premier pas. J’aimerais qu’il fasse quelque chose de fou, qu’il arrête la voiture sur le bord de la route et m’embrasse, mais il ne le fera jamais. Je crois qu’il n’a même pas conscience des sentiments que j’éprouve pour lui. Son manque de confiance en lui est touchant. Je vais devoir prendre les choses en main et sortir le grand jeu.

Troyes, 26 juin 1942

 Chaque vendredi, l’hôtel se vidait d’une grande partie de ses occupants. Les officiers allemands recevaient régulièrement de nouvelles affectations et voyageaient de ville en ville. Justin, Claude, Jacques, René et moi avions donc pris l’habitude de nous réunir après le dernier service pour jouer aux cartes. L’ensemble de la semaine se limitant au travail et à la débrouille, nous attendions ce moment avec impatience. Chaque évènement nous servait de prétexte pour échapper au quotidien de la guerre.

 Les rares clients restants n’y voyaient pas d’inconvénients tant que nous ne les empêchions pas de dormir et que nous respections le couvre-feu. Ce soir, exceptionnellement, Éva serait notre seule pensionnaire. Les officiers avaient déserté les lieux pour assister à une importante réunion à Dijon. Il s’agissait d’une occasion parfaite pour fêter l’anniversaire des jumeaux.

 J’avais proposé à Éva de se joindre à nous, mais elle avait décliné mon invitation. Elle s’était justifiée en m’expliquant qu’elle devait préparer la visite d’un Capitaine en déplacement dans la région et qu’elle rentrerait tard. J’étais persuadé que cette excuse l’arrangeait bien et la soupçonnais d’avoir peur que sa présence parmi nous soit mal perçue.

 Pour leurs dix-neuf ans, Jacques et René avaient exigé que je leur cuisine un plat américain dont je ne cessais de vanter les mérites. Avec l’accord de Marie, j’avais passé l’après-midi derrière les fourneaux en suivant à la lettre la recette que Justin nous concoctait à chaque réunion de famille : son fameux burger troyen.

 — Qu’est-ce que tu comptes faire de ça ? me lança Jacques en grimaçant devant la viande que je venais de broyer.

 — Des steaks hachés pour les burgers ! lui répondis-je en les jetant dans la poêle.

 Le temps qu’ils cuisent, j’attrapai les buns brûlants qui sortaient tout juste du four et les laissaient refroidir sur le plan de travail. Assis autour de la vieille table en bois, mes camarades observaient avec curiosité chacun de mes gestes et me charriaient à propos du « superbe » tablier à fleurs que j’avais emprunté à Marie.

 Je me prêtais volontiers au jeu de l’autodérision et prenais des poses suggestives pour les amuser. Je me sentais vraiment bien avec eux. Même si ma relation avec Justin n’était pas celle que j’avais espérée, je me réjouissais d’avoir de véritables amis.

 — Et voilà ! annonçai-je fièrement en leur présentant la vingtaine de burgers que je venais d’assembler.

 Chaque convive se servit, sauf Justin qui n’avait pas l’air convaincu.

 — T’es sûr que ça se mange comme ça ? Et cette sauce rouge, qu’est-ce que c’est ? m’interrogea-t-il en reniflant le pain avec réticence. Les oignons ne sont même pas cuits !

 — Arrête de tergiverser et goûte-moi ça ! C’est un délice ! commenta Claude, la bouche pleine.

 Du bout des lèvres, Justin consentit enfin à prendre un minuscule morceau qu’il mâcha avec une infinie lenteur.

 — Je trouve ça écœurant. Vous les ricains, vous mangez vraiment n’importe quoi.

 Ce n’était pas du tout la réaction à laquelle je m’attendais. Je me sentais vexé et déçu. Depuis ma naissance, il nous répétait pourtant sans cesse qu’il s’agissait de son plat préféré. Peut-être avais-je raté une étape dans la cuisson des aliments.

 — Ne l’écoute pas, Augustin, c’est un rabat-joie, lança Claude qui venait de terminer son deuxième burger.

 — Tu as intérêt à nous en refaire la semaine prochaine, ajoutèrent Jacques et René d’une même voix.

 — Je ne sais pas si ce sera possible. J’ai déjà eu du mal à trouver tous les ingrédients au marché noir.

 — Bon... En fait, c'est pas si mauvais ton truc. C'est même plutôt bon, avoua Justin à demi-mots.

 Une heure plus tard, Claude proposa une partie de poker aux invités. Ils quittèrent la cuisine et s’installèrent sur l’une des tables du restaurant. Pendant ce temps, Justin et moi terminions d’essuyer et de ranger la vaisselle.

 — Comment ça se passe avec la blonde ? me demanda ce dernier en fourrant les couverts dans le buffet.

 — Très bien. Pour tout te dire, je préfère sa compagnie à celle du Colonel.

 — Je ne sais pas comment tu fais pour supporter ça. Moi, je n’accepterai jamais de recevoir d’ordres de la part d'une femme.

 — Tu travailles bien pour Marie.

 — Ça n’a rien à voir, c’est ma tante. L’autre, c’est juste une nazie.

 — Elle s’appelle Éva, le repris-je sèchement. Comment peux-tu dire ça ? Je te signale qu’elle risque sa vie pour nous aider.

 — Je ne lui fais pas confiance du tout. Elle a trahi son pays. Qu’est-ce qui nous prouve qu’elle ne fera pas la même chose avec nous ?

 — Elle n’a trahi personne ! Elle a décidé de se battre pour ses idées et je trouve ça honorable, répliquai-je en haussant la voix.

 — Pourquoi tu prends sa défense ? Il y a quelque chose entre vous ?

 — Pas du tout… C’est juste une amie.

 — Tant mieux. Il y a des rumeurs à son sujet. On dit d’elle que c’est une fille facile. Elle passe la plupart de son temps seule avec toi sur la route alors que vous n’êtes pas mariés, elle réside dans un hôtel rempli d’hommes… C’est normal que les gens se posent des questions. Tu devrais te méfier d’elle, les belles femmes sont souvent des aguicheuses, déclara-t-il avec mépris.

 Je lui lançai un regard de profond dégoût. Mes doigts se crispèrent sur le torchon que je tenais dans ma main. Je brûlai d’envie de lui exprimer le fond de ma pensée, mais je ne voulais pas me disputer avec lui.

 — Je t’interdis de parler d’Éva de cette manière, lui répondis-je d’un ton tranchant.

 — C’est bien ce que je pensais. Tu t’es entiché d’elle. Fais attention, Augustin. Cette femme, c’est une croqueuse d’hommes.

 Cette fois, c’en était trop. Je le poussai contre le mur d’un geste brusque de la main. Mon esprit fut submergé par une vague d’images, de sons troubles et imprécis.

J’ouvris la porte de l’épicerie et me précipitai vers le comptoir.

— Philippe ! m’entendis-je hurler. Il y a un officier allemand qui nous a agressés, Paulette et moi !

— Et alors ? Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ?

— C’est toi qu’il cherchait ! Il a menacé Paulette ! À cause de toi, nous nous sommes disputés. Elle me prend pour un lâche.

— Et alors ? C’est bien ce que tu es, non ? Tu te caches toujours derrière les jupons de ta femme.

— Je n’ai pas besoin d’une femme pour me défendre ! Je sais ce que tu fais à la Kommandantur, Philippe ! Tu trafiques avec les nazis. Si tu continues, je vais devoir te dénoncer.

— Tu peux toujours essayer, si tu en as le courage. Ce qui m’étonnerait beaucoup. De toute façon, personne ne te croira.

 Les visions s’estompèrent aussi vite qu’elles étaient apparues. Justin me toisait d’un air mauvais. Furieux contre lui, je lui tournai le dos, quittai la cuisine et m’installai sur une chaise avec les autres convives qui jouaient aux cartes. Claude m’invita à rejoindre leur partie, mais je n’avais pas la tête à ça et refusai poliment.

  Les flashs dont j’avais été témoin ressemblaient beaucoup à des souvenirs. Appartenaient-ils à Justin lui-même ou à une famille qu’il avait côtoyée ? Aurait-il pu nous cacher l’existence d’une femme et d’un frère ? Si j’avais bien compris, ce Philippe trafiquait avec les allemands. Les deux frères ne s’entendaient pas et « ma conjointe enceinte » ne l’appréciait pas beaucoup. J’allais devoir mener ma petite enquête et essayer d’en découvrir plus le passé de mon arrière-grand-père. Je savais qu’il était inutile de lui poser des questions. Il refuserait d’y répondre, comme toujours. La seule solution envisageable serait d’interroger Marie.

 Comme si rien ne s’était passé, Justin prit place à côté de moi cinq minutes plus tard. Il posa deux bouteilles de vin sur la table. Je l’observai du coin de l’œil. Notre altercation à propos d’Éva me chagrinait. Je ne me serai jamais douté qu’il avait pu être aussi misogyne dans sa jeunesse. J’imaginais que c’était en prenant de la maturité, peut-être au contact de Maryse, qu’il réviserait son jugement et deviendrait l’homme bienveillant que j’avais toujours connu. Je n’écartais pas non plus la possibilité qu’il m’ait envoyé ici pour le guider, l’aider à devenir une meilleure version de lui-même. Je n’avais jamais été un modèle de pédagogie. L’idée de jouer à la maman ne m’enchantait guère.

 La porte du restaurant s’ouvrit. Colette nous salua d’un petit geste de la main et s’excusa pour son retard en nous expliquant qu’elle avait été retenue à l’école. Elle prenait très à cœur son métier d’enseignante et n’hésitait pas à faire des heures supplémentaires. Elle embrassa Claude qui se leva immédiatement. Ils s’assirent à l’écart du groupe sur une banquette au fond de la pièce en roucoulant comme si nous n’existions pas. Abandonné par Claude, René suggéra de changer de jeu.

 Après plusieurs parties de belote mouvementées, nous avions vidé les deux bouteilles de rouge sans nous en apercevoir. Nos conversations devenaient de plus en plus animées.

 Claude et Colette s’avancèrent soudain vers nous en se tenant par la main.

 — Nous avons une annonce à vous faire, proclamèrent-ils en cœur.

 Tous les regards se braquèrent vers eux. Claude rougit et baragouina quelque chose d’incompréhensible.

 — Ah les hommes, soupira Colette en secouant la tête. Nous allons nous marier !

 René sifflota et leva son verre dans leur direction.

 — Ce n’est pas trop tôt !

 — Félicitations, ajoutèrent Justin et Jacques en trinquant à leur tour.

 Ce dernier se redressa, attrapa sa chaise qu'il déposa devant le vieux piano droit que Marie avait hérité de son père. Il alluma sa pipe et fit craquer ses phalanges à la manière d’un maestro. Du bout des doigts, il parcourut avec délicatesse les touches de l’instrument. La mélodie de « Y’a d’la joie » de Charles Trenet retentit dans la pièce. René l’accompagna en chantant et nous fournit une prestation vocale tout à fait acceptable.

 — Une danse, une danse ! réclama Justin aux deux tourtereaux en tapant dans ses mains.

 Je l’imitai et applaudis à mon tour. Claude comprit qu’il n’avait plus le choix. Il nous lança un sourire mi-amusé, mi-gêné et fit une révérence à Colette pour l’inviter à danser.

 Alors que la robe de celle-ci tournoyait comme une toupie, les jumeaux enchaînèrent deux autres chansons. Jacques s’apprêtait à entamer un nouveau refrain lorsque la porte du restaurant s’ouvrit en rebondissant sur le mur. Les deux frères cessèrent immédiatement de jouer. Claude, Colette et Justin se figèrent sur place.

 Quatre soldats, vêtus d’uniformes de la Wehrmacht, entrèrent en titubant, leurs visages rougis et leurs yeux vitreux fixés sur nous.

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