CHAPITRE 33  Une nouvelle affectation  (Repris)

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  Lorsqu’il estima s’être suffisamment éloigné du groupe, Louis me plaqua contre un arbre et me regarda droit dans les yeux. Le violent uppercut qu’il m’envoya dans le ventre me coupa le souffle. De petites étoiles dansèrent dans mes yeux. Mes jambes fléchirent. Je chancelai, basculai sur le côté et m’étalai par terre. Il m’empoigna par le col de ma chemise, me redressa d’un seul bras et m’attira vers lui.

 — C’est la première et la dernière fois que tu me prends pour un con ! C’est compris, Augustin ? me souffla-t-il à l’oreille.

 — Oui…

 — Très bien ! Maintenant, on va pouvoir discuter. Explique-moi pourquoi tu m’as fait croire que tu t’étais débarrassé d’elle et de quelle manière tu l’as convaincue de nous rejoindre.

 — Je savais que tu allais la tuer. Je trouvais ça injuste. Elle était innocente et sans son aide, nous aurions eu beaucoup de mal à faire passer la mort d’Heinrich pour un accident. Il y a un mois, elle m’a surpris en train de fouiller le bureau du colonel Schulz. Elle était sur le point de me dénoncer, mais elle a changé d’avis en voyant les photos des camps de concentration.

 — Tu parles des documents que nous avons transmis à Londres ?

 — Oui. C’est parce qu’elle m’a laissé filer que j’ai pu vous les fournir.

 — Ça n’explique toujours pas pourquoi elle travaille pour nous, répliqua Louis en haussant les sourcils.

 Devant son regard intransigeant, je décidai de lui rapporter en détail l’échange que j’avais eu avec Éva et Claude dans le restaurant de l’hôtel. Je lui expliquai de quelle manière je m’étais engagé à le prévenir de cette collaboration, puis lui confiai que j’avais eu peur de lui avouer la supercherie mise en place dans la cave du théâtre.

 — Tu n’es qu’un imbécile. Tu devais bien te douter que ça finirait mal.

 Il me relâcha enfin et me poussa contre le tronc.

 — Que les choses soient claires, Augustin. Tu n’es pas le patron. Ce n’est pas à toi de décider qui entre au sein du groupe, ajouta-t-il d’un ton sec. Malgré tout, je dois reconnaître que cette Allemande est beaucoup plus utile vivante que morte. Je n’aurais jamais cru que tu pouvais être aussi vicelard. Ça me fait mal de l’avouer, mais… tu as du potentiel.

 J’ignorais s’il s’agissait d’un compliment ou d’un reproche. J’hésitai quelques instants avant de lui poser la question qui me brûlait les lèvres.

 — Alors… que comptes-tu faire à propos d’Éva ?

 — Je vais lui accorder le bénéfice du doute, mais tu seras responsable d’elle. Je vais demander aux autres de vous surveiller. C’est ta dernière chance, Augustin. Tu n’as pas intérêt à me décevoir, sinon, je vous éliminerai tous les deux sans aucun scrupule.

 Il me fit signe de le suivre et nous rejoignîmes le groupe qui attendait ses instructions.

 — C’est bon les gars, vous pouvez la laisser partir !

 Je me sentais soulagé. Un problème de moins sur la liste non exhaustive qui me restait à régler. Je m’approchai d’Éva d’un pas mal assuré et lui tendis la main pour l’aider à se relever. Elle me toisa comme un insecte répugnant puis détourna le regard.

 — Tout… tout va bien ?

 — Est-ce que j’ai l’air d’aller bien ? explosa-t-elle en balayant mon bras d’un revers de la main.

 — Éva, s’il vous plaît…

 — Désormais, ce sera mademoiselle Kaltenbrun !

 — Mais… Je viens de vous sauver la vie.

 — Si vous aviez respecté votre parole et tenu vos engagements, vous n’auriez pas eu besoin de jouer les chevaliers. Espèce d’abruti !

 Elle me donna un coup de poing dans l’épaule et s’éloigna. Je ne savais plus où me mettre. Deux mois plus tôt, j’avais été si emballé à l’idée de la côtoyer plus souvent que je n’avais pas réfléchi avant de parler. Encore une fois, je n’avais pas mesuré les conséquences de mes actes. J’avais imaginé qu’en lui sauvant la vie, sa rancœur s’atténuerait, mais je m’étais lourdement trompé. J’ignorais de quelle façon me faire pardonner, si toutefois c’était possible.

 Deux sifflements retentirent au loin.

 — Ce sont les guetteurs ! lança Louis en fixant la route avec inquiétude. Ils ont dû repérer une patrouille.

 Le grondement sourd d’un moteur s’approcha. Une vague d’agitation se propagea comme une traînée de poudre parmi mes compagnons.

 — Calmez-vous ! ordonna Jean d’une voix forte et posée. Nous avons encore le temps de quitter les lieux.

 — S’ils passent sur le pont, ils vont voir ta bécane, Louis, s’écria Claude.

 — Quoi ? Qu’est-ce qu’elle fait là ?

 — Nous n’avions pas le choix, Louis. C’était le seul moyen pour arriver à temps.

 Ce dernier se tourna vers moi, l’air exaspéré. J’eus un mouvement de recul. Le coup de poing que je venais de recevoir dans le ventre me donnait encore la nausée.

 — Tu commences vraiment à me gonfler, Augustin. On n’a pas le temps d’aller la récupérer. Toi et Claude, vous restez avec Éva et vous vous débrouillez pour ramener ma moto intacte.

 Il invita le reste du groupe à le suivre puis ils disparurent dans la végétation. Un instant plus tard, nous entendîmes le véhicule s’arrêter. Des portières claquèrent, des faisceaux lumineux balayèrent le parapet éventré et des échos de voix résonnèrent dans l’obscurité. Mon cœur s’emballa.

 — Regardez, sergent ! Il y a trois personnes sur la berge, beugla l’un des soldats en nous éclairant.

 — Hey vous là-bas ! cria l’un de ses collègues en cavalant dans notre direction. Levez les mains et ne bougez pas !

 En un clin d’œil, nous fûmes encerclés par une dizaine d’hommes qui nous mirent en joue. L’un d’eux s’avança vers Éva et baissa son arme.

 — Mademoiselle Kaltenbrun ! Pourquoi êtes-vous dans cet état ? Ces hommes vous ont-ils agressé ?

 — Elle a eu un accident de voiture, m’empressai-je de répondre.

 — Ce n’est pas à vous que je me suis adressé !

 Je jetai un bref coup d’œil à Claude. Il semblait suspendu aux lèvres d’Éva. Je devinai qu’il priait intérieurement pour qu’elle ne nous dénonce pas sous le coup de la colère. Elle adressa un pâle sourire au soldat qui venait de l’interpeller.

 — C’est que… J’ai perdu le contrôle de la voiture en essayant d’éviter un sanglier, sergent. Ces deux hommes sont passés au même moment. Monsieur Augun a sauté dans l’eau pour me sauver, expliqua-t-elle en me désignant d’un mouvement de tête.

 — Ah, mais oui ! Je vous connais. Vous êtes monsieur Augun ! fit-il en m’examinant de haut en bas. J’ai beaucoup entendu parler de vous, et surtout, de vos prouesses…

 Il se tourna vers ses camarades qui éclatèrent de rire.

 — Que faisiez-vous dehors à cette heure ? Je vous rappelle que le couvre-feu commence à vingt-deux heures, reprit-il en adoptant une attitude plus sérieuse.

 — Ne soyez pas trop dur avec eux, sergent, intervint Éva. S’ils ne m’avaient pas aidé, ils seraient rentrés à temps.

 — Très bien. Vous pouvez repartir pour cette fois. Nous allons accompagner mademoiselle Kaltenbrun à l’hôpital.

 Il enjoignit à ses subordonnés de guider Éva vers le camion. Quelques minutes plus tard, leur véhicule démarra et disparut en pétaradant. Une fois seuls, Claude lâcha un profond soupir de soulagement.

 — T’as vraiment déconné, Augustin, me rabroua-t-il en regagnant la route. T’as de la chance qu’Éva soit plus intelligente que toi.

 Je fourrai mes mains dans mes poches gorgées d’eau et suivis Claude jusqu’à la moto. J’étais congelé, contrarié, dépité par ma propre bêtise. Le vent glacial me transperçait la peau. Et dire que j’avais attendu un mois entier pour revenir… Il s’agissait d’un retour en fanfare, mais pas de la manière dont je l’aurais souhaité.

 — Tu crois qu’elle va m’en vouloir longtemps ? maugréai-je en donnant un coup de pied dans une vieille boîte de conserve qui n’avait rien demandé.

 — Tu me fatigues. Redescends un peu sur terre ! Tu as mis en danger la vie de tout le monde. Bien sûr qu’elle va être fâchée un bon moment.

 — C’est le monde à l’envers. Il y a un mois tu la détestais, et aujourd’hui tu prends sa défense… Je te rappelle que tu n’as pas beaucoup insisté au sujet de Louis lorsqu’Éva nous a proposé son aide.

 — J’y crois pas ! Ça va être de ma faute maintenant ! J’ai essayé de te prévenir, mais tu es plus têtu qu’une bourrique, s’indigna Claude en enfourchant la moto.

Journal d’Éva 31 mai 1942

J’ai trop laissé mes sentiments prendre le dessus. Je n’aurais jamais dû venir jusqu’à Troyes. Il s’est bien foutu de moi. Je croyais qu’il était différent des autres, qu’il ressentait quelque chose pour moi, mais je me suis bercée d’illusions. J’ai envie de l’étrangler, de tout casser. Je pensais pouvoir lui faire confiance, mais ce n’est pas le cas. Il m’avait certifié qu’il parlerait de moi à ce sale type de Louis et il ne l’a pas fait. Je me sens trahie. Malgré tout, je ne peux pas m’empêcher de lui trouver des circonstances atténuantes. Il m’a sauvé la vie. Je n’arrive pas à savoir s’il est un manipulateur hors pair ou le plus grand crétin du monde.

J’étais à deux doigts de les dénoncer, mais je n’aurais pas pu avoir la conscience tranquille si je l’avais fait. Je vais continuer à leur transmettre des messages pour sauver le plus de vies possible, mais je n’adresserai plus la parole à cet imbécile. Ce qui m’horripile le plus, c’est que je n’arrive pas à l’oublier !!!!!!!

Troyes, 3 juin 1942

 Debout sur un tabouret, j’astiquais consciencieusement les vitres et les contours des fenêtres du bureau du Colonel Schulz, sous la surveillance de ce dernier. J’en profitais pour jeter, de temps à autre, de brefs coups d’œil par-dessus son épaule, dans l’espoir de collecter une quelconque information sur les missives qu’il épluchait. Concentré sur ses lectures, il n’avait pas bougé de son fauteuil depuis plusieurs heures. J’attendais avec impatience qu’il se lève pour aller aux toilettes.

 Trois coups furent donnés contre la porte. Il sursauta et lâcha ses lettres.

 — Entrez, articula-t-il d’une voix éraillée.

 Éva pénétra dans la pièce. Lorsque nos regards se croisèrent, les lèvres de cette dernière se retroussèrent et sa mâchoire se contracta. Dire qu’elle n’avait pas l’air enchantée de me voir était un euphémisme. Apparemment, je lui inspirais toujours autant d’aversion.

 J’avais réussi à obtenir de ses nouvelles en espionnant la conversation des autres secrétaires. Malgré sa luxation à l’épaule et ses côtes fêlées, elle avait quitté l’hôpital le lendemain de l’accident contre l’avis de son médecin. Elle s’était présentée à la Kommandantur ce matin, à la première heure.

 La veille, au petit-déjeuner, elle m’avait jeté à la figure l’enveloppe contenant le dossier de Louis et n’avait pas prononcé un seul mot. Depuis, je n’avais eu aucun contact avec elle. Quand elle me croisait dans les couloirs, elle passait à côté de moi sans me regarder, comme si je n’existais pas.

 Cette situation pesait sur mon moral. J’avais fait les cent pas dans ma chambre pendant des heures en répétant des paroles d'excuses que je n’avais jamais osé lui présenter. Chaque fois que je m’approchais d’elle, ma détermination s’envolait face au regard assassin qu’elle me jetait.

 — Mademoiselle Kaltenbrun ! s'exclama Rudolf en se levant de sa chaise. Je ne m’attendais pas à vous voir reprendre le travail si tôt ! Comment allez-vous ?

 — Je me porte à merveille, merci.

 — Tant mieux ! On m’a rapporté qu’Augustin vous avait sauvé la vie. Vous avez eu de la chance qu’il soit dans le coin. C’est une graine de héros que nous avons là.

 — Je ne suis pas ici pour vanter les mérites de ce simplet. Je voulais juste savoir si je pouvais réintégrer mon poste. Nous avons déjà pris beaucoup trop de retard.

 — Vous avez raison, mais vous n’êtes pas en état de conduire, lui fit-il remarquer en désignant de l’index son bras maintenu par une écharpe.

 — Dans ce cas, attribuez-moi un chauffeur.

 — C’est que… je manque d’effectif. Aucun de mes hommes n’acceptera de jouer les taxis.

 — Très bien ! Débrouillez-vous donc pour expliquer au Général pourquoi il ne recevra plus de rapports.

 Elle fit volteface et quitta la pièce d’une démarche assurée.

 — Attendez ! l’interpella le colonel qui courait derrière elle. J’ai une idée ! Augustin ferait un parfait chauffeur.

 Elle se retourna comme si elle avait été montée sur ressorts.

 — Il en est hors de question !

 Mais Rudolf ne l’écoutait pas.

 — Vous savez conduire, n’est-ce pas, Augustin ?

 Dans son dos, Éva secouait la tête avec frénésie et me foudroyait du regard pour m’inciter à répondre non.

 — Oui, monsieur… c’est ma tante qui m’a appris.

 Elle leva les yeux au ciel et serra les poings. Son visage sévère, hostile aurait dissuadé n’importe qui d’accepter la proposition du Colonel, mais il s’agissait d'une occasion en or pour pouvoir enfin m’expliquer avec elle.

 — Voyons Colonel, essaya-t-elle de le raisonner. Tout le monde sait qu’il est bête comme ses pieds ! Il ne lui faudra que quelques jours pour nous planter dans le décor.

 — Vous n’avez pas besoin d’Augustin pour ça, ricana-t-il. De toute façon, je n’ai personne d’autre sous la main.

 — Puisque je n’ai pas le choix, je vais être contrainte d’accepter...

 — Alors l’affaire est réglée, conclut le Colonel Schulz en lui tendant plusieurs enveloppes. J’ai du courrier urgent à transmettre à la Kommandantur de Dijon. J’aimerais que vous le remettiez en main propre au Général Hoffman.

 — À vos ordres, Monsieur, répondit-elle avec une pointe d’ironie dans la voix.

 Elle attrapa les documents et me bouscula avant de franchir le seuil de la porte.

 — Qu’attendez-vous pour me suivre ? Je ne compte pas dormir ici !

 Rudolf me congédia d’un geste de la main. Je quittai donc la pièce à mon tour en regrettant presque d’avoir accepté cette mission suicide. Aucun doute possible, Éva me ferait payer très cher ce nouvel affront.

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