Une nouvelle vie

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 Aquilius sursauta brusquement, le front ruisselant de transpiration. Il regarda autour de lui et s’aperçut qu’il se trouvait dans une salle aux murs ornés de somptueuses mosaïques représentant des figures humaines et animales. Il reconnut sa chambre à coucher et constata ensuite qu’il se trouvait assis sur son large lit. À sa gauche était couchée et endormie sa femme Lucretia dont le ventre légèrement arrondi annonçait le futur enfant qui agrandirait la famille des Aquilii. Il voulut caresser les longs cheveux noirs bouclés de sa femme mais dut arrêter son geste, intrigué par une mystérieuse forme triangulaire rouge sur la paume de sa main gauche. Cette marque aux contours flous ne s’y trouvait pas la veille et il se demanda d’où elle pouvait bien provenir. Après l’avoir observée, le legatus, désormais à la retraite, se pencha et déposa un léger baiser sur les cheveux de sa femme, qui sourit.

 Plus tard dans la matinée, Aquilius se promenait dans les couloirs de la partie résidentielle de sa villa, récompense accordée par l’auguste et victorieux Octavius, désormais maître du Sénat de Rome. Aquilius se retourna et aperçut deux petites filles courant dans le couloir avec leurs poupées en bois. Il s’avança vers elles, les obligea à s’arrêter et leur demanda :

 — Dites-moi, Julia et Flavia. Savez-vous où je puis trouver votre frère Marcus ?

 — Oui, père, répondit l’une d’elle, nous l’avons vu il y a peu.

 — Nous lui avons proposé de venir jouer avec nous et nos poupées, mais il a répondu qu’il préférait être en compagnie d’Aristophanès dans le jardin.

 Après leur avoir légèrement caressé les cheveux, il prit congé de ses deux filles. Le vieux militaire retraité était fâché contre son fils qui passait trop de temps avec son praeceptor. Ce dernier était un ancien poète et dramaturge qu’Aquilius avait capturé en Sicile. Il avait persuadé le legatus de l’épargner pour qu’il apprenne l’art de l’écriture et de la rhétorique à ses enfants. Même s’il était un très bon pédagogue, le paterfamilias craignait que cet intellectuel ait une trop grande influence sur son fils et successeur Marcus.

 Quand il fut dans l’allée arborée du jardin, il aperçut les deux hommes. Son fils, portant un pendentif doré en forme de cercle autour du cou, se tenait debout devant son praeceptor, d’âge mûr, barbu et chauve, assis sous la statue d’Apollon tenant une lyre.

 — C’est ainsi, conclut Aristophanès avec son habituel accent hellénistique, qu’Apollo, dieu du soleil, de la beauté et des arts, finit par vaincre le titanesque monstre Python d’une seule flèche.

 — Passionnant, applaudit l’adolescent, enthousiaste. Tu m’en raconteras encore une autre aujourd’hui, s’il te plaît ?

 L’esclave s’apprêtait à enchaîner, mais il fut interrompu par une toux. Aristophanès et le jeune homme se retournèrent et virent Aquilius s’avancer vers eux. Il interpela sèchement le praeceptor :

 — Laisse-nous, Aristophanès. Mon fils a maintenant besoin d’une autre leçon que celle des poètes ou des rhétoriciens.

 Sur ces paroles, l’érudit s’éloigna, laissant le paterfamilias avec son héritier. Aquilius trouvait que son fils privilégiait beaucoup trop l’art et l’écriture, ne voulant pas perpétuer la tradition familiale de la carrière d’officier au sein de la légion. Tout cela à cause de ce Grec qui l’avait trop émerveillé avec sa poésie épique et mythologique, au risque que l’esclave domine le maître.

 — Allons, viens, Marcus. C’est l’heure de ta leçon de chasse.

 Après s’être équipé de longs épieux pour la chasse, Aquilius et son fils sortirent de leurs habitations constituant la pars urbana pour se diriger vers la pars rustica, la longue et large cour servant à l’exploitation agricole. Au milieu de celle-ci était tracée une allée menant directement vers le portail d’entrée du domaine d’Aquilius, et de chaque côté se trouvaient des carrés de céréales dans lesquels travaillaient plusieurs esclaves. Durant leur marche, l’ancien legatus et son héritier regardèrent ces servus d’origines diverses et pauvrement vêtus. Cette diversité au sein d’un domaine agricole au cœur de la Gaule belgique reflétait l’étendue des guerres et des conquêtes entreprises par Rome, fournissant une main-d’œuvre facilement exploitable et docile pour les rudes travaux agricoles.

 Aquilius reconnaissait parmi eux des guerriers qu’ils avaient capturés ou soumis, dont des fidèles de la Louve des Ardennes. Il se souvenait à présent qu’il avait bien tué cette dernière et fait défiler son corps sans vie en Gaule belgique à titre dissuasif. Alors qu’Aquilius et Marcus s’approchaient de la porte, un imposant esclave d’origine éthiopienne les interpella.

 — Dominus ! Dominus ! Si j’étais vous, je ne m’aventurerais pas dans la forêt, marmonnait-il.

 — Pour quels motifs m’empêcherais-tu de donner une leçon de chasse à mon fils, vilicus ? demanda Aquilius avec dédain au régisseur des esclaves.

 — Ne le prenez pas mal, mais les esclaves et moi-même avons entendu un long cri terrifiant émaner de la forêt cette nuit. Je ne connais peut-être pas la faune locale, mais je peux vous garantir qu’il ne s’agissait pas d’un animal ordinaire, et les esclaves croient que cela ne peut être dû qu’à une créature dangereuse qui n’a rien de naturel !

 Malgré cet avertissement, Aquilius poussa la porte de son domaine et répondit au vilicus avec colère :

 — Si cette créature surnaturelle se promène bien dans ma forêt, sachez que je la trouverai et qu’elle viendra s’empaler sur mon épieu ou celui de mon fils. Rien ni personne ne pourra ainsi venir perturber l’activité de mon domaine. À ce sujet, que les esclaves continuent de travailler comme si de rien n’était, car je tiens à ce que les récoltes soient prêtes à être expédiées ce soir.

 Sur ces mots, il sortit du domaine accompagné de son fils.

 La forêt bordant la villa d’Aquilius était dense et profonde, l’environnement idéal pour chasser toute une variété de gibier, notamment le cervidé, d’où le nom de la région de Capsus Cervius, le parc aux cerfs. Après que Marcus, suivant les instructions de son paternel, avait réussi à découvrir une piste, ils la suivirent tout en s’enfonçant encore davantage dans la forêt, tenant fermement leurs épieux des deux mains. Ils se firent si discrets qu’ils pouvaient entendre le moindre froissement de feuilles, repérer le moindre mouvement brusque dans les arbustes ou sentir la moindre odeur susceptible de révéler la présence d’un animal dangereux ou non. Marcus sursautait régulièrement pour rien, tandis que son père, plus expérimenté, gardait son calme. Seule la présence de son paternel, qu’il savait être très aguerri aux techniques de combat et de chasse, le rassurait dans cette marche au sein du monde sauvage.

 Marcus fut soudain intrigué par une légère odeur très étrange.

 — Ne sentez-vous pas, père ?

 — Oui, Marcus, je la sens aussi. Cela vient de cette direction ; allons voir.

 Ils se dirigèrent vers l’endroit d’où provenait le mystérieux fumet et se retrouvèrent face à un spectacle qui les horrifia. Au milieu d’une mare de sang gisait la carcasse d’un animal aux pattes fines se terminant en sabots fendus, au poil brun et fin, au long cou et à la tête décorée de bois imposants. Le ventre du cerf était grand ouvert et vidé de ses organes. Malgré l’odeur de pourriture, Aquilius et son fils observaient le cadavre tout en restant bien sur leurs gardes.

 — Ils devaient être nombreux pour avoir pu tuer un cerf de cette taille et dévorer toutes ses entrailles, constata Marcus. Ce devait probablement être une meute de loups.

 — N’en sois pas si sûr, répondit son père, observant attentivement le cadavre. Il est impossible pour des loups, même pour une meute, de déchirer le ventre d’un cerf et d’en manger tous les organes.

 L’ancien legatus constata que le cou était transpercé par deux lignes de trous parallèles dont avait coulé du sang, déjà sec depuis un bon moment.

 — La bête qui s’est attaquée à ce cerf devait avoir une mâchoire plus grande et surtout plus puissante qu’un loup ordinaire ! Elle a attrapé le cerf par le cou pour l’étrangler et ensuite la traîner jusqu’ici pour le massacrer.

 — Mais quel genre d’animal est capable d’une telle férocité et doté d’un appétit de Titan ?

 Le père et le fils se regardèrent, ne sachant quoi répondre. Après réflexion, Marcus demanda :

 — Père… Pen… Pensez-vous… qu’il... s’agisse… du… du… du... monstre… dont les… esclaves… ont… ont… entendu… le… le…

 Un bruit sec provenant d’un arbuste le fit sursauter. Il se retourna, tenant fermement son épieu, et se mit en garde. De l’arbuste surgit un massif sanglier au pelage sombre et au regard farouche.

 — Les dieux de la forêt te mettent à l’épreuve, fili, dit Aquilius. Il est temps pour toi de prouver ta valeur en tant que chasseur.

 Au lieu d’insuffler le courage à son héritier, le père le laissa paralysé de peur devant la sombre bête poilue qui lui chargea.

 — C’est le moment, Marcus ! Vas-y ! Embroche-le ! Tue !

 Aquilius prit peur à son tour car le sanglier était sur le point de renverser son fils. Ce dernier bondit de côté alors que la bête l’effleurait. Marcus atterrit à plat ventre et laissa tomber son arme. Le sanglier s’arrêta, se retourna et chargea de plus belle, ne laissant pas le temps à l’adolescent de se relever. Cependant, un épieu alla se planter dans l’œil du cochon sauvage, qui tomba gueule ouverte près de Marcus. Tandis que ce dernier contemplait la créature qui aurait pu le tuer, son père retira son arme et se tourna vers son fils, à genoux, gagné par la honte. Sans un mot, Aquilius s’approcha de lui et tendit sa main. Touché par ce geste, Marcus la prit et se releva pour contempler les deux cadavres de bêtes sauvages.

 Il était midi quand Aquilius et son fils revinrent de la chasse, rapportant avec eux le sanglier dont la viande arrosée de miel servirait pour un prochain repas. Le reste de la journée, le dominus supervisa la gestion du domaine agricole.

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