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La nuit était tombée. Seuls quelques feux mourants luisaient encore dans le village oyacoulet. Leurs lueurs parvenaient difficilement jusqu’au carbet. Cependant, la pleine Lune inondait la petite clairière de sa lumière pâle. Quelques ronflements épars s’ajoutaient aux bruits de la forêt environnante et, plus loin, au gargouillis de la rivière. La vie continuait. Quelque part dans les bois, le rugissement d’un fauve retentit. Charlotte sursauta malgré les liens qui la retenaient solidement à un large poteau de bois. Ses poignets et ses coudes entravés la faisaient souffrir. Il lui semblait que les attaches rentraient dans sa peau et ses chairs. La brûlure devenait insupportable. S’y ajoutait la position inconfortable qui se répercutait dans ses épaules sans qu'elle ne parvînt à soulager la douleur. Dans sa tête, deux questions tournaient en boucle. Elle se demandait pourquoi ses ravisseurs lui infligeaient une telle torture, pourquoi ils ne l’avaient pas tuée. Un choc dans sa cheville droite la tira de ses plaintes intérieures.

— Marinette, t’es daravaillée[1] ? chuchota son voisin.

— Nan, grand lolo, c’est m’n âme qu’essaie de s’envoler ! répondit-elle, après avoir tourné la tête dans sa direction.

— Essaie d’te tourner sur ta gauche.

— T’en as d’bonne toi, j’chuis ficelée comme un beau jambon !

— Arrête de râler et fais c’que j’te dis : tu vas finir par daravailler les quiaulins[2].

La jeune femme obtempéra. Elle parvint à effectuer le quart de tour que Tribois lui avait commandé, mais ce ne fut pas une mince affaire. Il lui avait fallu de multiples contorsions pour obtenir un minimum de liberté. Cependant, chaque mouvement lui faisait perdre ce petit avantage chèrement gagné, de sorte qu’il fallait s’arrêter pour se repositionner. Combien de fois avait-elle voulu succomber au défaitisme ? Malgré l‘obscurité, son compagnon semblait lire en elle comme dans un livre ouvert. À chaque fois, il avait un petit geste du pied pour la stimuler et l’exhorter à ne pas abandonner. Dégoulinante de sueur et tremblante de souffrance, l’officière fut soulagée lorsqu’enfin elle parvint à achever la manœuvre.

Dans son dos, un déclic résonna lorsque la lame à cran d'arrêt sortit d'une semelle des brodequins de Tribois. Son cœur manqua un battement. Mais ce bruit inquiétant fut suivi du ronronnement caractéristique d’une lame attaquant les liens. Peu à peu, elle sentit ses poignets s’écarter et se détendre ; cela la rassura. Elle put enfin les bouger. Mais ses coudes restaient immobilisés. Un ahanement à peine étouffé précéda la nouvelle étape de la délivrance. Le baroudeur devait en effet contracter ses abdominaux pour effectuer les mouvements de va-et-vient nécessaires à ses deux pieds. Il n’était plus habitué. Enfin, Charlotte sentit qu’elle pouvait se mouvoir comme elle le voulait. Rapidement, elle massa ses articulations meurtries en savourant sa liberté retrouvée.

— C’est pas le moment d’tazonner ! intervint son ami. À moi maintenant.

La jeune femme se retourna et, à tâtons, le chercha. À cause de ses chevilles encore liées, elle devait ramper sur le sol mis à nu. Sa main buta sur un des brodequins. Elle remonta ensuite le long de sa cheville, puis le long de la guêtre en toile.

— Arrête de m’tripoter ! chuchota Tribois. Prends la lame au bout d’ma grolle et détache-moi. Fais attention de pas t’couper. Tu la prends sur les flancs et tu tires d’un coup sec.

— T’inquiète, mon chou. Mais d’abord, tu permets qu’euj finisse eud me libérer entièrement.

— Magne-toi, j’tiens pas à finir dans leur gosier comme d’autres.

— D’qui tu parles ?

— J’sais pas, mais cette odeur, je la reconnaîtrais entre mille.

— Arte eud bavacher, vieux sapajou[3] !

Une fois totalement libre de ses mouvements, la capitaine s’occupa de son compagnon. D’abord ses pieds, puis ses poings et enfin ses bras. La petite lame était bien affûtée ; elle vint facilement à bout des liens bien serrés. Tribois poussa un soupir de soulagement : lui aussi avait enduré le martyr. Mais l’heure n’était pas aux effusions, ni aux célébrations.

— T’entends, le bruit de l’eau, pas vrai ? fit-il remarquer, à voix basse.

— C’est pas le moment d’prendre un bain ! Faut décaniller.

— Non mais c’est un chemin plus sûr qu’la forêt.

— T’es pas diot ! Tu sais pas nager. Et avec la nuit, c’est encore plus dangereux.

— Tu préfères qu’on s’perde à la berlututu, qu’les mecs nous fougalent avec leurs chiens ?

— Et depuis quand les indiens ont des cleb’s ?

— Tout l’monde en a, même les nègres ! La flotte c’est c’qu’y a d’mieux pour leur échapper, conclut l’ancien légionnaire en la tirant par le bras. Pis y aura ben une pirogue à faucher.

— Moi, c’que j’en dis ! maugréa Charlotte, en lui emboîtant le pas.

Mais alors qu’elle sortait de l’abri, elle buta contre une jambe et s’étala de tout son long. Tiré de son sommeil par le choc, l’individu mit quelques temps à comprendre. Cela ne permit pas à Tribois de le situer. L'amérindien put toutefois hurler, avant que la semelle d’un brodequin ne s’abattît contre sa mâchoire. Sa tête cogna avec un bruit sourd contre un des poteaux du bâtiment sommaire. Mais déjà, les cordages des hamacs grinçaient et des ombres se relevaient dans leur couche. Sans perdre un instant, l’ancien légionnaire tira sa compagne pour la relever. Trop tard cependant. Une main vigoureuse se posait sur le corps de la donzelle. Un regard mauvais fixa le baroudeur. Un cri retentit. Il fut suivi d’un choc puis de la nuit.

Pendant que quelques hommes rattachaient les deux prisonniers, les deux chefs de la communauté discutaient de cette tentative d’évasion avortée. Ils s’exprimaient dans une langue qu’aucun des deux européens n’aurait pu identifier. Le débat avait déjà été vif après la fuite des deux blonds et l’échec de leur capture. Depuis plusieurs mois, la tribu était en émoi. L’installation de l’exploitation aurifère avait apporté une maladie inconnue et incurable ; la forêt était ravagée et les animaux disparaissaient. Quelques jours auparavant, le fétiche sculpté par le premier Oyacoulet avait été dérobé. Si les voleurs avaient été retrouvés et châtiés, leur butin, lui, avait disparu. D’aucun avait peur que la baleine Megwallodhn n’en profitât pour plonger le monde dans les ténèbres de la nuit pour l’éternité. Pour la vaincre, la déesse Tudh Huwh avait besoin de la force des ennemis. Le chaman voulait voir dans ce nouvel incident, une intervention de leur Divinité. Mais pour le gapten[1], un grand chauve coiffé d’un crâne de cerf, leur reprise était bien le signe qu’Elle voulait qu’ils Lui soient sacrifiés. Les cœurs des deux prisonniers Lui seraient donc offerts. Sinon, Elle renierait Ses fidèles et laisserait l’homme blanc s’étaler et tout détruire. Mais comment être sûr que l’offrande portât ? Le sage sorcier proposa d’envoyer une nouvelle expédition à la recherche de la statuette. Selon lui, la retrouver était la seule chance de victoire des guerriers contre leur gênant voisin. Le chef finit par se ranger à son avis.


[1] Dans les tribus guyanaises, les chefs ont souvent le nom de capitaine. Les Oyacoulets tiennent ce titre de leur histoire car ils descendent de marins gallois : leur premier chef fut le capitaine du navire.

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