Le japonivre de papa

7 minutes de lecture

 Un bruit sourd retentit derrière moi suivi d'un cri de douleur, qui me fit tressaillir. Encore hagard je me retournais pour découvrir Eliott, sautant à cloche-pied au milieu de ma chambre.

― Qu'est-ce que tu fais ?

― Je viens de me prendre le coin de la porte dans le doigt de pied, putain ça fait mal ! grimaça-t-il, Désolé, je voulais pas te réveiller.

― Il est quelle heure ?

― Trois heures et demie, rah putain. Papa est pas rentré ?

 Je haussais les épaules tandis qu'il s'écroulait sur mon lit pour se masser le pied. Il avait l'air exténué : ses cernes creusaient son visage. Les cheveux en bataille et les joues rouges, on aurait dit qu'il s'était empressé de rentrer. Peut-être avait-il eu peur que papa lui tombe dessus ? Pourtant, la maison était calme.

― Alors Julien ?

 Le menton posé sur l'appuie-tête de ma chaise, je m'attardai sur mon frère dont le visage s'assombrit.

― Il est dépassé, son grand-père a récupéré Raph pour le laisser respirer un peu mais bon, ça l'aide pas à digérer.

― Tu m'étonnes.

― Moi je saurai pas quoi faire dans sa situation...T'imagine si on perdait maman ?

― Bah après elle n'est pas souvent là donc bon...

― Ren !

 Eliott affichait une expression choquée et s'était redressé pour me fixer. Je me contentai de hausser les épaules. C'était un fait : maman s'absentait régulièrement, toujours plus préoccupée par son boulot que sa famille. Tout ce qui l'intéressait c'était de pouvoir se vanter de nos réussites auprès de ses collègues. Alors qu'elle soit ou non présente, à mes yeux, ne faisait aucune différence. Eliott soupira bruyamment, comme si ma réaction l'avait encore plus agacé. Il s'apprêtait sûrement à me faire la morale quand on entendit un vrombissement strident à l'étage du dessous, suivi par un "Chuuuuut, faut pas réveiller les petits" déclamé dans un japonais approximatif avec la discrétion d'un orage dans la nuit. Pas de doute, papa venait de rentrer. Et de déclencher la machine à café sans le vouloir. Je ne pus m'empêcher de pouffer en l'imaginant galérer.

― On l'aide ? lui proposais-je alors qu'il se retenait de rire.

 On descendit pour trouver comme prévu notre paternel en train d'engueuler la machine à café toujours en japonivre. On l'aimait bien notre paternel quand il rentrait dans cet état, ça nous amusait grandement. Ne pas rire. Ne pas rire. Je me mordais l'intérieur des joues en désespoir de cause. On avait l'habitude à force, on savait comment le gérer.

― Eh ben bravo ! T'as réveillé les petits avec tes conneries. Désolés les enfants. Vous voulez un café ? MADAME marteau piqueur en fait un aux petits oignons, vous m'en direz des nouvelles !

 Eliott était sur le point de craquer, ça se voyait, il en avait les joues gonflées. Je lui filais un coup de coude dans les côtes pour le calmer.

― Non merci papa, c'est gentil. Il est tard, tu devrais te coucher aussi, lui répondis-je avec calme.

 Mon père s'accrochait au plan de travail comme un naufragé à sa bouée, manquant de perdre l'équilibre à plusieurs reprises en essayant d'appuyer sur les boutons de la machine. Je pris les devants pour lui saisir en douceur l'épaule avant de faire signe à Eliott de m'aider.

― Eh, vous saviez que les pingouins ont des genoux ? C'est Magalie qui m'a dit ça tout à l'heure ! C'est fou ça !

Ne pas exploser de rire. Ne pas exploser de rire. Eliott en avait des spasmes, je le voyais du coin de l'œil. Il valait mieux que je ne croise pas son regard, sinon c'était fichu.

― Ah vraiment ? fis-je semblant de m'intéresser en le tirant un peu pour qu'il se décolle de son point d'encrage.

― Ouais ! Vous imaginez, des genoux ! Les pingouins ont des genoux ! La nature est formidable quand on y pense...! Je suis sûr que tu le savais Ren, t'es le plus malin de toute notre famille, je suis sûr que tu savais que les pingouins ont des genoux !

 Je ne relevais pas sa remarque et enjoignais Elie de le faire avancer. A deux, on parvint à le convoyer jusque dans la salon : c'était la consigne habituelle. S'il ne tanguait pas trop, nous le remontions dans la chambre parentale et s'il était trop alcoolisé, nous le laissions dans le canapé en s'assurant qu'il s'endormait bien sur le côté. Il continua à débiter ses découvertes pendant qu'on lui retirait sa cravate, sa ceinture et ses chaussures avant de l'installer avec une couverture. Eliott revint ensuite avec un grand verre d'eau, lui recommandant d'en boire la moitié avant de s'endormir. Il était comme ça, souvent ivre mais jamais l'alcool mauvais. C'était juste un sacré énergumène dans cet état, un homme tout autre que le père sérieux, toujours blasé que je côtoyais quand il était sobre.

― Tu es bien installé, c'est bon ?

― Oui c'est parfait !

― On retourne se coucher. Bonne nuit papa.

― Bonne nuit les garçons. Ah ! Vous avez fait votre prière ? Faut la faire, c'est important pour votre mère de la faire.

― On la fait ensemble si tu veux ? proposais-je en joignant mes mains.

On récita un Notre Père dont il eut du mal à se souvenir - pas étonnant dans son état - avant de nous remercier.

― Eh bah ! Il était de bonne humeur !

Eliott avait réélu domicile dans ma chambre, à croire qu'il ne voulait pas se coucher. A moins que la moiteur de l'air ne l'empêche de dormir. Je lui connaissais une plus grande sensibilité aux variations de températures : si je pouvais m'endormir dans n'importe quelle situation, lui en revanche se retrouvait à faire des nuits blanches et des insomnies s'il faisait trop chaud ou trop froid. D'ailleurs, sa sensibilité n'était pas seulement thermique : il n'aimait pas de manière générale quand c'était trop ou pas assez. Ca le rendait capricieux et difficile. Il n'aimait pas la glace industrielle trop sucrée, il n'aimait pas le parfum de maman qui lui donnait mal au crâne, il n'aimait pas le sapin sent-bon dans la voiture de papa, il détestait par-dessus tout les films d'horreur. Il n'aimait pas la foule ni le silence. Il aimait faire du bruit, être celui qui amusait la galerie, celui qui gribouillait dans ses cahiers, un garçon solaire et insouciant. Pour ainsi dire, il était le jour et j'étais la nuit.

 Accoudé à la fenêtre, il fumait sa cigarette distraitement. L'odeur de tabac me prenait à la gorge, je ne m'y étais jamais habitué depuis qu'il avait commencé. Une connerie de mon point de vue, à part se détruire les poumons et jouer le type cool, je ne voyais pas en quoi ces tubes empoisonnés étaient si attrayants. Eliott s'était mis à fumer progressivement l'année passée, en cachette, avant de se faire surprendre par maman. Au lieu de lui faire la leçon, elle n'a rien trouver de mieux que de lui en prendre une pour fumer avec lui. Quel genre de mère fait ça ? Pire encore, papa n'a rien trouvé à redire : il est parti du principe que si maman était d'accord, alors il n'avait rien à ajouter.

― Tu ne pourrais pas fumer ailleurs ? Tu vas embaumer la chambre et je n'ai pas envie de dormir dans un cendrier, me plaignis-je.

― J'ai bientôt terminé. T'es sûr que t'en veux pas une ?

― Très peu pour moi, je déteste ça ! Je ne sais vraiment pas comment tu fais pour aimer ce truc : ça sent mauvais, ça te donne une haleine horrible, et ça te rend dépendant. Il n'y a rien d'intéressant là-dedans.

 Il haussa les épaules en écrasant son mégot contre une tuile pour le jeter à la poubelle.

― T'as pu avancer comme tu voulais ?

Son regard s'était vissé à mon livre de révisions. Comme je n'avais pas envie de me battre avec lui, je lui cédais ce changement de sujet. Je hochais la tête en guise de réponse. Il s'assit à côté de moi, posant sa tête sur mon épaule. J'eu le sentiment qu'il était triste sans vraiment comprendre pourquoi.

― J'ai dit à Ju que je repasserai demain. Tu viendras ?

― Je dois avancer sur mes révisions. Je verrai.

― Ren. Un de tes meilleurs amis vient de perdre sa mère et c'est comme ça que tu réagis ?

 Son agacement me dépassa. Je ne comprenais pas pourquoi d'un seul coup il m'attaquait. Il m'avait posé une question, je lui répondais !

― C'est malheureux ce qui arrive à Julien mais tu veux que je fasse quoi ? Je ne suis pas doué pour consoler les gens, je ne sais jamais comment m'y prendre, c'est trop compliqué. Je vais rester planté pendant qu'il sera là à pleurer et ce sera encore pire, me défendis-je.

 Eliott dont la lumière tamisée de la chambre dissimulait les traits soupira et se releva, prêt à partir.

― Fais un effort. Je te demande pas de lui faire la conversation mais au moins montrer que t'es présent pour lui.

― Je lui ai envoyé un message mais il ne m'a pas répondu.

― Il vient de vivre une des pires semaines de sa vie ! Si tu perdais quelqu'un qui t'étais cher, tu crois vraiment que tu répondrais ?

― Je n'en sais rien, je ne suis pas à sa place.

― Vas-y laisse tomber. Je vais me coucher.

 Sa porte de chambre claqua.

 Le jour se levait déjà. Je fermais à demi les volets et laissais ma fenêtre ouverte afin de profiter de l'air frais qui commençait à s'engouffrer. Je n'aimais pas quand il boudait.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Aurore Moreau ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0