Colorblind

5 minutes de lecture

Thèmes Hasardeux 3

Thème principal : Vidéo.

Thème secondaire : Puce.

Mot récurrent/important pour le(s) personnage(s) : ATH (Affichage tête haute).

*

J'ouvre les yeux. Autour de moi, aucun bruit ne se fait entendre. Un silence absolu, permanent, pas de ventilation, pas de cliquetis, pas de grésillements électromagnétiques. Machinalement, je tends la main à ma droite et une lumière tamisée se répand dans la pièce. Une lumière blanche, aussi peu vivante que le reste de cette pièce, sans chaleur ni odeur ni bruit.

Je regarde autour de moi et ma chambre est aussi vide de sons que du reste. Les murs sont blancs, le plafond est blanc, même le sol est blanc. Mon lit, mes draps, et les murs les entourant. Le seul meuble de la pièce est ma table de nuit dont le détecteur de mouvement permet d'allumer et d'éteindre les lumières. Et poser sur cette table de nuit, mes lunettes. Je les regarde et les contemple pendant de longues secondes sans difficultés, après tout je n'ai aucun problème de vue. Je me redresse de mon lit et me lève. Le sol est lisse, aussi lisse que blanc. Aucune impureté, nul part. Je fais le tour de la pièce et touche les murs vides, contemple ce monde sans couleur. Finalement, je reviens devant ma table de nuit, et devant mes lunettes.

Je les prends et lorsque je les ai dans les mains, je ressens leur poids, leur présence. Je sais qu'elles sont là, qu'elles existent et ne font pas partie de mon corps. Pourtant... Je ferme les yeux et mets mes lunettes. Soudain, leur poids semble comme envolé, je ne distingue plus leur présence comme si elles avaient toujours été rivé à mes oreilles. Doucement, je commence à entendre les murmures et les fourmillements de la vie dans mes oreilles. Parce que ces lunettes sont particulières, elles permettent plus que simplement voir, elles permettent de vivre. Les nombreuses puces implantées dans notre cerveau, logées juste avant et après nos récepteurs sensoriels, communiquant alors directement avec les E-L faisait qu'elles devenaient comme une partie de notre corps.

Lorsque j'ouvre les yeux, le monde autour de moi a tellement changé. Mes murs se sont couverts de couleurs, de tableaux. Mes draps sont maintenant d'un beau bleu profond, mes coussins d'un bleu plus clair. Le sol est d'un gris béton, comme poli, couvert d'un carrelage à grands carreaux. Je pose le pied dessus, et je sais que le sol est lisse et blanc, mais en même temps, tout mon corps me dit le contraire. Je sens le sol, les carreaux froids, leurs séparations sous mon pied. C'est si étrange et pourtant c'est ainsi.

Ces lunettes, les A-G (Awakening Glasses) ou E-L en français (Lunettes de l'Eveil), sont devenues la norme. Non, plus que la norme, elles sont devenues obligatoires. Quiconque ne les porte pas voit alors le monde sous son vrai jour, celui d'un monde détruit qui a tellement subi de ravages qu'il en est méconnaissable. Un monde où les couleurs sont devenues artificielles, si artificielles qu'elles ne peuvent être créées qu'au travers des E-L. Tout le monde vit au travers de ce prisme artificiel où leurs vies peuvent prendre une couleur nouvelle, où ils peuvent se donner l'apparence qu'ils souhaitent, à eux comme à leur chambre.

Les fourmillements se sont changés en voix, nombreuses et lointaines, et j'entends maintenant ceux que je connais. Je vois aussi ce qu'ils disent. Plusieurs fenêtres apparaissent devant moi, comme flottant dans les airs. A porter d'yeux, et sans même avoir à faire un geste, je navigue entre ces fenêtres. De mes messages échangés aux vidéos que je souhaitais voir en passant par les nombreux réseaux sociaux. Une vidéo de chat, une discussion houleuse, un débat, une vidéo sur le prochain film qui va sortir. Sans m'en rendre compte, je commence à me plonger dans ces interactions, comme dans une forme d'hypnose ou de transe. Je discute, je lis des commentaires et leur réponds, je regarde des vidéos et me distrais. En même temps, je commande des sushis et une bière pour regarder devant un film dont je vais profiter avec une amie. Nous le regardons et je passe un bon moment.

  • Le film était vraiment cool ! dis-je, emballé.
  • Grave ! Les scènes d'action étaient impressionnantes, mais pas trop lourdes.
  • Oui, un mélange subtil ! Tu sais qu'on dit que c'est les scènes d'action qui sont les plus dures à faire ?
  • Ah bon ?
  • Oui, il faut y maintenir un rythme suffisamment important tout en évitant de perdre le spectateur.
  • Oh je vois ! Du coup il y a tout un travail à faire pour que la scène soit haletante sans être gerbante quoi ! dit-elle en riant.
  • Exactement ! répondis-je en me joignant à son rire.
  • Bon, il se fait tard. Je vais aller me coucher, moi. On se dit à demain ?
  • Oui, tu as raison. Je vais faire pareil. A demain, bonne nuit !
  • Bonne nuit !

Sans réfléchir, je coupe la communication et d'un geste machinal je retire les E-L. En face de moi, un mur blanc. Pas un écran de TV, ou un ordinateur. Je regarde le plateau où j'ai mangé mes sushis et la réalité me rattrape. A la place de sushis, je vois des boules informes, très différentes du riz et poisson que j'avais pensé manger. J'en attrape une et la mord. Je sais très bien quel gout ça va avoir, un étrange mélange sans saveur remplis de nombreux nutriments essentiels et dont la sécheresse est telle que j'en tousse. Je saisis ce qui aurait du être de la bière et en boit une gorgée que je regrette rapidement. Le goût est infect, comme un médicament amer qu'on aurait mis dans une eau épaisse. Forcément, le liquide est chargé de nombreux minéraux eux aussi très importants.

Je soupire et pose le plateau devant ma porte, par terre, face à la trappe sous ma porte et qui sera récupérer dans la nuit par l'une des machines automatisées qui nous maintiennent en vie.

Je m'allonge dans mes draps qui n'ont plus la couleur bleu profond que j'aime tant mais ont repris leur blancheur immaculée. Je tends machinalement le bras vers ma droite. La lumière s'éteint lentement, comme si l'on tournait un bouton. Je vois les murs blancs disparaitre doucement sous mes yeux. Pourtant grands ouverts, je tente de rester éveillé, mais au moment où le noir complet se fait, un cliquetis familierse fait entendre et je m'endors instantanément.

Huit heures plus tard, j'ouvrirai à nouveau les yeux, pour commencer une nouvelle journée identique, au sens qui m'échappera toujours, dans un monde en effondrement perpétuel, bercé par des vidéos réconfortantes et des interactions sociales futiles, éphémères et virtuelles. Préférant tout oublier, préférant vivre à travers ce prisme de couleur, protégé derrière ce personnage, à l'abri des difficultés de la vie, car persuadé que je ne peux rien y faire, tout en sachant au fond de moi que c'est faux.

*

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